29 avril 2011

Vers une guerre de religion (3) ?


L'ISLAM DE GARAUDY 
Dans son dernier livre, le philosophe s'en prend à tous les intégrismes
A quatre-vingt-deux ans, Roger Garaudy n'a rien perdu de sa combativité. Il n'a renoncé ni à Marx - à ne pas confondre avec le marxisme - ni à l'islam - à ne pas confondre avec l'islamisme. Il continue à associer la foi et la révolte, à faire l'éloge de Jésus-Christ, le Dieu fait homme qui enseigne la manière de triompher de la mort, il persiste dans sa volonté d'assigner à l'art la mission de faire apparaître l'invisible et de déconditionner ainsi l'être humain. Son dernier livre a des accents prophétiques. Garaudy constate la décadence dans laquelle nous sommes : ce clivage scandaleux entre le Nord et le Sud qui se traduit par le pouvoir laissé à 20 % de la population mondiale de contrôler 80 % des ressources naturelles de la planète. Quarante mille êtres humains meurent chaque jour de malnutrition ou de faim, répète inlassablement le philosophe, l'équivalent d'un Hiroshima tous les deux jours.
Le responsable a pour nom «monothéisme de marché». Soit une économie où le marché est le seul régulateur des relations sociales, où tout s'achète et se vend, y compris l'homme et son travail. On dira que Garaudy reprend un vieux refrain, qu'il tape toujours sur le même clou. Malheureusement, quels arguments peut-on avancer contre lui quand on sait que le système, de plus en plus drapé dans son mépris, est en train de fabriquer des chômeurs à la chaîne et ne cesse d'engraisser les uns en paupérisant les autres ? A-t-elle un sens, cette course à la productivité qui ne profite qu'à certains ? Et les pouvoirs religieux susceptibles de faire entendre un son différent n'entretiennent-ils pas avec les puissances financières des rapports de complicité ? Plus que jamais, Garaudy confronte une théologie de la domination, catholique et islamiste, qui condamne de loin le culte de l'argent, tout en faisant fructifier ses avoirs dans les banques, et une théologie de la libération pour qui la question du sens de la vie est la question fondamentale.

IL NE FAUT PAS SE TROMPER DE CIBLE 
«Vers une guerre de religion ?» n'oppose pas de manière simplificatrice un Occident rationnel et démocratique à un Orient travaillé par des forces irrationnelles et voué par nécessité au déchaînement fondamentaliste.
Il ne faut pas se tromper de cible, prévient-il. Quand leurs intérêts financiers ou pétroliers ne sont pas en jeu, beaucoup d'État occidentaux acceptent, au nom de la sacro-sainte raison d'État, de traiter avec des régimes musulmans non démocratiques. Au besoin, ils les aideront même à mater des rébellions, comme on l'a vu en 1979. Cette année-là, l'Arabie Saoudite, centre mondial de dépravation de l'islam, a fait appel aux gendarmes français du capitaine Barril pour déloger les opposants retranchés dans la Grande Mosquée de La Mecque, une ville interdite pourtant à tous les non-musulmans (ce qui, par parenthèse, contredit le Prophète) ! En Algérie, les bons musulmans, ce sont ceux qui acceptent les diktats du Fonds monétaire international, autrement dit la dictature militaire. Les mauvais, ce sont ceux qui les refusent. On parle beaucoup de l'intégrisme et de la terreur qu'il fait régner, mais on ne veut pas voir d'où il vient. Le fondamentalisme est une réponse, incorrecte, dommageable, à un autre fondamentalisme qui est celui du colonialisme occidental.
Et Garaudy de mettre en balance deux prétentions, intégristes, à posséder la vérité et à l'imposer à la terre entière. La version occidentale est économiste et abrutissante. Elle a pour véhicule favori la «télévision-poubelle», manipulatrice des opinions publiques. La version musulmane se définit par son caractère régressif - l'exaltation d'un âge d'or auquel il serait prescrit de faire retour - et son «littéralisme» - l'attachement maniaque à la lettre du Coran et l'infidélité à l'esprit qui s'y déploie souverainement, à charge pour chacun de ses lecteurs de bien le comprendre.
Je vois l'islamisme comme une maladie de l'islam. De même que Marx doit être dissocié du marxisme soviétique qui en fut la caricature, de même que Jésus est aussi éloigné de Franco que de l'Inquisition, et le Coran ne doit pas être jugé d'après les interprétations qu'on en a faites. Pour en mesurer la portée, il faut d'abord le replacer dans son contexte historique. Dire aux Arabes du VIIe siècle que la fille aura droit à la moitié de l'héritage de son frère, c'était un progrès par rapport aux coutumes de la société préislamique qui attribuait à l'homme toutes les charges de la famille et refusait aux femmes toute possibilité d'hériter. Mais, passé cette époque, nous ne pouvons plus prendre au pied de la lettre certains versets du Coran, sans quoi nous justifierons toutes les discriminations. Nous ne devons pas confondre la «chari'a», la voie morale et universelle ouverte au nom de Dieu, avec la législation qu'elle peut inspirer à chaque époque pour résoudre les problèmes de cette époque. Nous devons interpréter les paroles divines.

IL AVAIT FAIM ET TU NE L'AS PAS NOURRI
Si Dieu seul possède, poursuit Garaudy, qui peut décemment légitimer ces fortunes colossales réalisées en terre d'islam au mépris de toute justice distributive ? Si Dieu seul sait, qui peut se croire dépositaire d'un savoir absolu ? Si Dieu seul commande, quelle théocratie, composée ou non d'ayatollahs, quel clergé impérialiste aura l'audace de se substituer à Lui ?
Je rappelle dans mon livre ce «hadith», ce propos attribué au Prophète, lorsqu'il fut consulté par un homme qui était entré dans un champ de blé pour y arracher quelques épis. L'homme s'était fait agresser par le propriétaire. Le Prophète convoqua ce dernier qui se répandit en protestations. Comment ?, lui répliqua Mahomet, il était ignorant et tu ne l'as pas éduqué ? Il avait faim et tu ne l'as pas nourri ? Réprimer le vol en coupant les mains au voleur, comme on le fait dans certains pays musulmans, ce n'est pas un signe d'obéissance à la loi divine. Respecter la chari'a suppose que l'on s'attaque aux racines du mal : les conditions sociales qui incitent à voler. Et, de toute façon, quelle hypocrisie, à l'heure où le vol se pratique à grande échelle, où il suffit d'appuyer sur une touche d'ordinateur pour transférer des milliards d'un organisme bancaire à l'autre !

MICHEL GRODENT , "Le Soir",
Mercredi 8 mars 1995

Roger Garaudy, «Vers une guerre de religion ? Le débat du siècle», préface de Leornardo Boff, Desclée de Brouwer