Cette allocution a été prononcée par Roger Garaudy, alors membre du Comité d'honneur des "Amis d'Henri Barbusse", à Aumont, devant la maison de ce dernier, en juin 1993.
Les morts ne sont pas morts quand ils ont donné un sens à leur vie. Leur appel à une vie plus grande vit en nous. Henri Barbusse est l'un de ces relayeurs qui transmettent la torche de vie.
En 1993, je voudrais évoquer deux anniversaires de l'épopée de ce chevalier de l'espérance: 1923 et 1933.
1923, c'est l'année de son adhésion au Parti Communiste.
1933, c'est l'année où Dimitrov écrit à Barbusse pour saluer sa lutte contre le fascisme lors de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, de l'incendie du Reichstag et du procès de Dimitrov à Leipzig.
Quelle est aujourd'hui l'actualité de ces choix vitaux d'Henri Barbusse? Barbusse n'a pas attendu midi pour croire au soleil. En 1923, même après la guerre et le Feu, le capitalisme n'avait pas encore fait apparaître toutes ses conséquences meurtrières. Mais son choix était sans équivoque: il avait discerné déjà ce qui apparaît aujourd'hui dans une lumière éclatante et sinistre: d'abord "la dictature intégrale du capitalisme ...masquée de démagogie démocratique", comme il l'écrivait en 1935 pour la convocation d'un congrès universel des écrivains, plus d'un demi siècle avant que l'on appelle "libéralisme" et"démocratie" l'hégémonie mondiale des Etats‑Unis et son monothéisme du marché.
Il avait démasqué les formes nouvelles du colonialisme poursuivant son brigandage par d'autres moyens que l'occupation militaire: "il ligote les pays par des traités, par des tarifs, par des contrôles, par des monopoles", disait‑il, en 1927, au Congrès anti‑impérialiste de Bruxelles, bien avant que le FMI, la Banque Mondiale et le GATT n'exercent leurs ravages sur le Tiers‑Monde. Il ajoutait dans le même discours, deux tiers de siècle avant que le Traité de Maestricht ne stipule que "l'Europe sera le pilier européen de l'Alliance Atlantique": "il faut être aveugle pour ne pas voir que les capitalistes de New‑York sont en train de coloniser une partie de la vieille Europe. Oui, "coloniser", on a employé ce mot et l'on a eu raison, pour qualifier cette prise de possession économique, dont le monde du travail supporte la plus lourde part".
Il avait décelé la nécessaire dérive du capitalisme vers le fascisme et le soutien des "démocraties" occidentales, et notamment des Etats‑Unis, aux dictatures sanglantes de l'Amérique Latine et de ses Pinochet, de l'Afrique et de ses Mobutu, de l'Asie avec ses Marcos et ses coréens du Sud.
Il notait, en 1935,: "Tous les pays capitalistes sont fascisés ou en voie de fascisation", et il en prévoyait les variantes: "le fascisme, avatar suprême du système de l'exploitation de l'homme par l'homme... procède par la violence... et il procède aussi par le mirage et la tromperie ... par la démagogie démocratique."
Répondant à une lettre que Barbusse lui avait adressée dans sa prison, Dimitrov, en 1933, saluait sa lucidité et son courage dans "sa lutte contre la guerre impérialiste et le fascisme."
Barbusse lui répondait à son tour: "Notre programme révolutionnaire est celui de la sagesse et de la science".
De ce choix pour Marx, fait par Barbusse il y a soixante dix ans, tout aujourd'hui vérifie en effet qu'il était celui de la science et de la sagesse. Au moment où tant de fossoyeurs de l'avenir veulent nous faire croire que Marx est mort, il convient de rappeler qu'aujourd'hui, comme au temps où Barbusse allait vers lui, Marx a apporté la méthode de déchiffrement du sens de l'histoire moderne et contemporaine et qu'elle est plus actuelle que jamais. La thèse centrale de Marx, c'est que le capitalisme (sous quelque étiquette qu'on le camoufle) est créateur de richesse et de progrès technique (et Marx ne ménage pas son admiration à cet aspect du système), mais, en même temps, il est créateur d'inégalités, de misère, d'exclusion et donc de violence. Même dans les pays les plus riches: M. Clinton, en 1993, reconnait qu'aux Etats‑Unis, 1 % de la population accapare 70 % de la richesse produite. La polarisation est pire encore à l'échelle mondiale, où 80 % des ressources de la planète sont contrôlées et consommées par 20 % de ses habitants. Avec cette conséquence: 25 millions de morts par la malnutrition ou la faim dans le monde. L'équivalent de morts d'un Hiroshima par jour. Un Hiroshima par jour!
Cette dialectique de la concentration du capital et de la paupérisation des masses, analysée par Marx, trouve là son illustration la plus véhémente et la plus tragique.
Marx a montré aussi que le progrès technique dans l'industrie chasse l'homme de la production et aggrave son aliénation jusqu'à en faire un appendice de chair dans une machinerie d'acier, et à créer et accroître sans cesse "l'armée de réserve du capital". Cette loi féroce se vérifie aujourd'hui avec un éclat sinistre; la "croissance" ayant pour moteur une informatisation et une robotisation croissantes de la production et des services, non seulement, depuis 1975, elle ne crée plus d'emplois mais elle engendre à la fois une productivité plus grande et un chômage généralisé. Un seul exemple: en 1985, en Belgique, il fallait 40.000 ouvriers pour produire 11 millions de tonnes d'acier. En 1990, il suffit de 21.000 pour en produire 12,5 MT, c'est‑à‑dire 10 % de production supplémentaire avec la moitié moins d'ouvriers.
La croissance ne crée plus d'emploi, et la seule solution n'est pas seulement une réduction du temps de travail afin que les gains de productivité n'aillent pas seulement aux propriétaires des moyens de production mais aussi ceux qui les mettent en oeuvre, mais surtout une mutation radicale des rapports avec le Tiers‑Monde, pour que la production n'ait plus seulement pour débouchés les "besoins solvables", mais crée les conditions pour que les besoins vitaux du Tiers‑Monde deviennent "solvables". Alors qu'en 1993, les 3/4 des échanges commerciaux se font entre les trois zones riches de la planète: les Etats- Unis, le Japon et l'Europe. A cette unique solution font obstacle aujourd'hui les institutions par lesquelles les dirigeants des pays les plus riches maintiennent, avec des méthodes nouvelles, les anciens rapports colonialistes.
Oui, le choix de Barbusse était celui de la science et de la sagesse. Mais il était aussi celui d'une foi indomptable en l'homme.
A la racine de son action militante comme de son art d'écrivain, il y avait le même choix moral que celui de Marx qui, en 1843, vingt ans avant le Capital, proclamait "l'impératif catégorique de bouleverser tous les rapports sociaux où l'homme est un être dégradé, asservi, abandonné, méprisable." A partir de cette exigence, Marx, dans "L'Idéologie allemande", définissait le socialisme, non par ses moyens, mais par ses fins: une société créant les conditions économiques, politiques, sociales, culturelles, telles, disait‑il: "que celui qui porte en lui le génie de Raphaël ou de Mozart, puisse le développer pleinement".
Tel fut le choix d'Henri Barbusse. Descendant d'une famille de protestants ayant vécu à quelques kilomètres de ce "Musée du Désert" de Mialet, où, sur la liste des camisards des Cévennes, que Louis XIV envoya aux galères pour leur foi, figurent plusieurs ancêtres de Barbusse, il a gardé d'eux le message d'une résistance inflexible à toute oppression de l'homme.
Cette exigence messianique de "diviniser la vie", comme il l'écrit dans l'Enfer, le conduit à consacrer trois ouvrages à la personne de Jésus, ce "briseur d'idoles" qui sait "faire de l'espoir avec du désespoir".
Briseur d'idoles, et d'abord de celle d'un Dieu extérieur et supérieur qui dirigeait d'en haut l'histoire des hommes en les privant de leur responsabilité. Un tel Dieu, écrit Barbusse, "c'est la contre‑révolution en personne," par "l'usage que l'on fait de cette autorité suprahumaine pour combattre toutes les initiatives émanant des "damnés de la terre", et pour leur arracher le réalisme des mains".
Cet athéisme, qui est rejet de toutes les idoles, est un moment nécessaire de la foi, de cette "mystique" que Barbusse définissait comme "un amour passionné ... pour une cause, l'exaltation qui pousse vers le but", ce but qui est, pour lui, "la participation au bonheur de tous ".
Briseur de ces idoles aussi que sont les prétendues fatalités de l'ordre établi, et qui se résument aujourd'hui dans l'idolâtrie du marché. Barbusse écrit dans sa Postface à son premier livre sur "Jésus" qu'il l'a fait "pour pouvoir m'adresser aux inquiets et aux tourmentés des temps où nous sommes. Aujourd'hui, ajoute‑t‑il, des fatalités économiques, sociales, politiques, intellectuelles et morales, incitent l'homme à être, selon l'exemple sacré qu'il ne lui a jamais été donné que d'entrevoir, un briseur d'idoles."
En ce double anniversaire de 1923 et de 1933, nous nous heurtons aux forces d'écrasement de l'homme contre lesquelles Barbusse luttait de toutes les forces de sa vie et de son art. Elles ont atteint aujourd'hui un paroxysme d'agressivité et d'arrogance avec l'unification des capitalismes et des colonialismes sous le commandement unique des Etats‑Unis et de leurs multinationales: un idéologue du Pentagone voudrait nous faire croire que cette défaite de l'homme est la "fin de l'histoire".
Henri Barbusse nous a donné l'exemple d'une manière de vivre par le temps d'orage, au nom de l'homme et de sa dignité.
Nous pouvons lui dire ce qu'Aragon disait à Neruda:
"Nous sommes les gens de la nuit qui portons le soleil en nous
Il nous brûle au plus profond de l'être
Nous avons marché dans le noir à ne plus sentir nos genoux
Sans atteindre le monde à naître".
___________________________________________
L'Association sur son site internet a fait précéder le texte de Garaudy du communiqué suivant, rédigé 3 ans plus tard !
NOTE LIMINAIRE
Cette allocution a été prononcée par Roger Garaudy, à Aumont, devant
la maison d'Henri Barbusse, lors de nos rencontres mensuelles, en juin 1993.
"Le Réveil de Combattant", quelques semaines plus tard, en
offrait à ses lecteurs de larges extraits. Les abonnés des "Cahiers"
en auraient pris connaissance in extenso dans
la livraison de 1994, si nous n'avions été contraints de différer jusqu'à
présent la parution de notre revue. C'est dire qu'il y a deux ans, le texte de
Roger Garaudy, qui garde à nos yeux toute sa valeur, eût été publié sans qu'il
fût besoin d'aucune note préliminaire.
Il n'en va plus de même aujourd'hui où l'opinion publique s'est sentie
scandalisée par un récent ouvrage de Garaudy qui tient en suspicion la réalité
des massacres dont furent victimes, durant la seconde guerre mondiale, des
millions d'hommes, de femmes, d'enfants, auxquels il n'était reproché que leur
origine ethnique.
Nous n'intervenons ici ni sur l'utilisation politique des morts, ni sur
l'origine ou le nombre exact des victimes, mais nous disons que ce qui suscite
une horreur sans limite, c'est l'existence même des camps de concentration et
des fours crématoires. Au-delà des choix politiques qui furent les siens, ce
qui commande notre attitude, c'est notre fidélité à Henri Barbusse, à son
humanisme, aux exigences morales qui le guidaient, au combat contre l'oppression
et le fascisme auquel il donna sa vie. Nous estimons qu'il est de notre devoir
de rappeler qu'il n'existe aucun seuil numérique qui permettrait d'établir une
distinction entre les grands assassins et les assassins un peu moins grands, et
que les crimes contre l'humanité, perpétrés au nom d'une idéologie démentielle,
demeurent imprescriptibles.
L'époque que nous vivons est trop sollicitée par les vieux démons de la
haine raciale pour que nous n'attendions pas des serviteurs de la pensée,
surtout sur ce sujet, la plus grande rigueur et à la fois la plus grande vigilance.
Notre Conseil d'Administration, au cours de sa séance du 23 mai 1996, a pris
la décision de demander à la prochaine Assemblée Générale le retrait du nom de
Roger Garaudy de Comité d'Honneur de l'Association.
C'est la première fois, depuis qu'existent les Amis d'Henri Barbusse,
que nous prenons une telle décision. Nous le faisons avec détermination mais
non sans tristesse, en considérant à quelle dérive intégriste a pu conduire la
logique de combat que RogerGaraudy a choisi de mener.
Le
Conseil d'Administration