05 septembre 2010

Une foi militante et créatrice

La véritable alternative à une religion opium du peuple, ce n'est pas un athéisme positiviste, car le positivisme ce n'est pas seulement le monde sans Dieu mais le monde sans l'homme. La véritable alternative c'est une foi militante et créatrice pour laquelle le réel ce n'est pas seulement ce qui est, mais tous les possibles d'un avenir qui apparaît toujours impossible à qui n'a pas la puissance de l'espoir.
Ernst Bloch a eu le mérite de redécouvrir le fondement nécessaire de tout marxisme vivant qu'il appelle:"le principe de l'espoir".
La révolution n'est pas seulement une science, une philosophie ou une idéologie: elle est d'abord une manière d'agir, comme la foi. Refuser d'avouer ses postulats serait se couper de sa source. Il n'est pas vrai que l'on devient révolutionnaire simplement parce qu'on est malheureux, ou simplement parce qu'on nous a prouvé par voie démonstrative, "scientifique", la nécessité du socialisme.
Il est fort utile au révolutionnaire d'avoir fait l'expérience vitale du malheur, comme d'être capable d'esprit scientifique, mais ni sa misère ni sa science ne l'ont rendu révolutionnaire.
Au principe de toute action révolutionnaire il y a un acte de foi: la certitude que le monde peut être transformé, que l'homme a le pouvoir de créer du nouveau et que nous sommes personnellement responsables de ce changement.
Pour Ernst Bloch, la certitude que la réalité n'est pas seulement ce qui est mais ce qui naît d'un océan de possibles est un héritage des religions. Ce qu'il appelle une "métareligion".
Jürgen Moltmann, dans sa Théologie de l'espérance, répond à cette interpellation marxiste: l'expérience serait sans fondement si elle n'était ancrée dana la foi, qui est foi en la résurrection.
Avoir la foi, c'est espérer. C'est-à-dire percevoir les possibilités au-delà du réel immédiat. "L'espoir de l'homme, c'est la chair de Dieu", disait Barbusse.
La révélation n'est pas révélation de l'Etre, au sens où la philosophie grecque, de Parménide à Platon, pouvait l'entendre. La révélation est révélation de ce qui n'est pas. Ou, plus exactement, de ce qui n'est pas encore. Elle n'est pas contemplation, mais appel, promesse.
La parole de la Bible et de l'Evangile n'est pas la vérité au sens aristotélicien du terme: correspondance entre la chose et l'esprit. Il y a contradiction entre la parole de Dieu et la réalité. La foi en cette parole n'engendre donc pas la résignation, mais l'impatience, le conflit avec le monde. Elle est arrachement au donné. Le moment prophétique de la vie, c'est la décision par laquelle nous prenons nos distances à l'égard des idolâtries, des aliénations présentes. Une vie d'homme est faite de telles décisions.
Car si l'homme n'a pas de nature, mais une histoire, cette histoire n'est jamais finie. Nous ne pouvons jamais être satisfaits. La foi ne peut donc pas être justification de l'histoire, mais ouverture de l'histoire. Elle est cette question qui maintient l'histoire en suspens.
La vie du Christ est l'exemple d'une vie de cette qualité. Faite de décisions portant non sur tel ou tel aspect de l'ordre social ou de la vie personnelle, mais sur le problème unique des fins. Jésus n'est pas un révolutionnaire cherchant à transformer les structures, comme les zélotes de Bar Kochba. Il n'est pas non plus un prêcheur de repentance comme Jean-Baptiste qui agirait seulement sur les consciences. Il est l'homme pleinement homme qui, en chaque action, nous enseigne à viser les fins lointaines. Et l'on ne peut rien connaître de Dieu qu'à travers cet homme qui interpelle et appelle.
Pour Moltmann la mort et la résurrection du Christ révèlent mieux encore le sens profond de sa vie et de toute vie.
La résurrection, ce n'est pas un phénomène de physique cellulaire, un retour à la vie mortelle par réanimation naturelle.
La résurrection, ce n'est pas un fait historique, que l'on pourrait reconstruire à partir de témoignages "objectifs".
La résurrection n'a pas sa place dans la série des faits et des lois du positivisme naturaliste ou historique.
S'il en était ainsi, elle n'aurait aucune signification.
La résurrection n'est pas un "fait", au sens positiviste du terme, c'est un acte créateur, cette affirmation de l'impossible par laquelle l'histoire ouvre le futur de tous les possibles. Elle signifie que notre avenir ne peut être rangé dans la série des faits, sur le prolongement des données du passé. Cette entrée du totalement inattendu, sur le prolongement de rien, c'est la prise de conscience que l'homme n'est pas né pour mourir, mais pour commencer.
Etre chétien ce n'est pas croire que la résurrection est "réelle" (au sens de l'histoire et de la science positivistes), c'est croire qu'elle est possible. Ce n'est pas insérer la résurrection dans la perspective de l'histoire, c'est percevoir l'histoire dans la perspective de la résurrection. La résurrection c'est alors tous les jours.
Croire à la résurrection n'est pas adhérer à un dogme; c'est un acte: l'acte de participer à la création sans limite, car la résurrection est révélation de cette liberté nouvelle et radicale que le monde grec et romain ignorait. La liberté n'est plus seulement conscience de la nécessité, comme elle le fut d'Héraclite aus stoïciens, mais participation à l'acte créateur. Cette foi est le commencement de la liberté.
Avoir la foi, si je cherche à déchiffrer l'image chrétienne, c'est percevoir dans leur identité la résurrection et la crucifixion. Affirmer le paradoxe de la présence de Dieu dans Jésus crucifié, au fond du malheur et de l'impuissance, abandonné de Dieu, c'est libérer l'homme des illusions du pouvoir et de l'avoir. Dieu n'est plus l'empereur des Romains ni cet homme dans sa beauté et sa force qu'il était pour les Grecs. Ce n'est pas une promesse de puissance. C'est cette certitude qu'il est possible de créer un avenir qualitativement nouveau seulement si l'on s'identifie à ceux qui, dans le monde, sont les plus dépouillés et les plus écrasés, si on lie son sort au leur jusqu'à ne concevoir d'autre victoire réelle que la leur.
Cet amour et l'espérance de la résurrection ne font qu'un. Car il n'y a d'amour que lorsqu'un être est pour nous irremplaçable et que nous sommes prêts à donner pour lui notre propre vie. Lorsque nous sommes réellement prêts à ce don pour le dernier des hommes, alors Dieu est en nous: il est le pouvoir de transformer le monde.

Roger Garaudy, L'alternative, Editeur Robert laffont, pages 122 à 126