Aragon entre littérature et politique
(1958-1968) EXTRAITS
Par Philippe Olivera
In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 111-112, mars 1996. Littérature et
In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 111-112, mars 1996. Littérature et
politique. pp. 76-84
Article source, à lire en entier ici:
https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1996_num_111_1_3169
https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1996_num_111_1_3169
En 1953,
Aragon salue le retour en France du
secrétaire
général, Maurice Thorez, par le poème « II
revient 1», qui lui est
aujourd'hui encore reproché
comme le
signe de la soumission de la littérature à la
politique.
La critique ne l'oubliera pas quand elle saluera,
en 1958,
le « retour » de l'écrivain dans le champ littéraire
à
l'occasion de la publication de son roman, La Semaine
sainte.
Pour Aragon, l'enjeu des années 60 est de réussir
à
obtenir la consécration dans le champ littéraire sans
rompre
pour autant avec le Parti communiste.
Dans le
contexte de la guerre froide, les intellectuels
communistes
en général, et Aragon en particulier, sont
conduits
à multiplier les signes de rupture avec le champ
littéraire
2. Dans
cette logique d'affrontement, non
seulement
ce qui est signe d'appartenance à un camp est
stigmate
dans l'autre, mais c'est par l'accumulation de tels
stigmates
qu'on forge sa position dans son camp. Le cas
d'Aragon
est exemplaire la position eminente qu'il
acquiert
dans la sphère littéraire du Parti doit autant aux
luttes
internes qu'aux délits qu'il commet contre les
règles
élémentaires du champ. Le poème « Hourra l'Oural
(1934) »
qui véhicule la mythologie du plan quinquennal,
les
prises de position en faveur de Lyssenko (dans la
revue
Europe en octobre 1948), le personnage du traître
Orfilat/Nizan
dans Les Communistes, ou enfin le poème
«II
revient» de 1953, sont autant d'exemples significatifs.
En
faisant de la propagande, en se mêlant de science, en
calomniant
un pair ou en faisant preuve de dévotion,
Aragon
provoque le scandale 3 parce qu'il viole le
principe
d'autonomie du champ littéraire.
À l'inverse,
c'est comme une libération 4 qu'Étiemble
salue le
retour d'Aragon dans le champ littéraire par sa
préface
de 1966 au Roman inachevé (1956) «Vous tous
en 1956
qui ne vouliez pas voir, en soixante même, vous
en
souvenez-vous ? Ce qu'il nous arrivait de déchiffrer
dans
"La Nuit de Moscou", eh bien, avouez maintenant,
après La
Mise à mort, avouez que vous aviez tort et
qu'Aragon-aux-liens
se déliait 5. »
Les
années 60 sont donc le moment où il devient
possible
de réintégrer le champ littéraire, d'y revenir en
pleine
légitimité. Mais Aragon n'est ni un « compagnon de
route »,
ni un simple intellectuel de parti. Son engagement
ne se
cantonne pas au domaine intellectuel. Membre du
Comité
central, il occupe des fonctions proprement
politiques
qu'il entend conserver dans les années 60, alors
que de
nombreux intellectuels se sont éloignés du Parti
après
1956. L'enjeu, pour lui, est donc d'exister
simultanément
dans le champ littéraire et dans le Parti communiste.
En soi
ce n'est pas nouveau, mais la déstalinisation ouvre
une
marge de manoeuvre jusque-là interdite. Quel usage
Aragon
fait-il de cette marge de manoeuvre ?
Le texte
est le « lieu adéquat pour mettre au jour les
négociations
entre un auteur et le monde social 6 » Pour
1 - L'Humanité, 8 avril 1953. Maurice Thorez était allé
se faire soigner
en URSS.
2 — La logique de rupture à l'oeuvre pendant la guerre
froide n'est pas
seulement littéraire Aragon est condamné en 1949 à dix
ans de
privation de ses droits civiques en tant que directeur du
quotidien
communiste Ce soir.
Cf. Valere Staraselski, Aragon. La Liaison délibérée,
L'Harmattan, 1995, p. 216.
3 — Dans tous les cas que nous avons cités — qui forment,
aujourd'hui
encore, un florilège, sans cesse repris, des «forfaits»
de l'écrivain -,
c'est moins la prise de position elle-même que la
polémique à laquelle
elle donne lieu qui construit le scandale.
4 — Les métaphores de la prison, du sommeil ou de
l'aveuglement,
souvent utilisées pour qualifier l'engagement « au
service du parti », ne font
que reproduire la vision qu'a le champ littéraire d'un
engagement anormal
du point de vue de son autonomie. Pour ceux qui s'en
tiennent
à cette logique, cela ne peut déboucher que sur une «
libération » ou un
«réveil» avec la sortie du Parti communiste. C'est le cas
à l'époque, et
c'est encore le cas aujourd'hui cf. le titre de l'ouvrage
de Jeanine Verdès-
Leroux consacré aux intellectuels communistes après 1956,
Le
Réveil des somnambules, Fayard/Minuit, 1986.
5 - Étiemble, « Préface » à l'édition de 1966 du Roman
inachevé,
Gallimard, coll. «Poésie», I966,
p. 11. «La Nuit de Moscou» est un poème
du Roman inachevé où Aragon suggère une forme
d'autocritique, et La
Mise à mort est un roman de 1965 sur lequel nous
reviendrons.
6 — Christian Jouhaud, introduction du numéro spécial «
Littérature et
histoire », Annales ESC, mars-avril 1994.
Aragon, la
négociation est d'autant plus délicate qu'entre
la logique du Parti
et celle du champ littéraire il lui faut
mener de front deux
jeux, sans être pour autant
soupçonné de double
jeu. La mise en lumière des énormes
difficultés
pratiques de cette négociation d'Aragon dans la
configuration
particulière des années 60, telles qu'elles
s'expriment dans les
textes qu'il publie, révèle aussi bien
la possibilité que
la fragilité d'une position entre
littérature et
politique. Avec Aragon, on dispose d'un cas limite
qui permet de saisir
les limites du champ.
L'ÉVÉNEMENT SEMAINE
SAINTE
La parution de La
Semaine sainte en 1958 est un
événement
biographique majeur du parcours d'Aragon
consécration
éclatante ou rupture retentissante, il trouble
par son écho
immédiat les positions plus ou moins fixées
et permet les
inflexions de trajectoire. La nature même
du succès de La
Semaine sainte montre ce à quoi
Aragon peut
prétendre une position eminente dans le
champ littéraire par
une double consécration, aussi bien
dans le champ de
grande production (les tirages) que
dans le champ de
production restreinte (la critique). Mais
tout en élargissant
l'espace des possibles dans la sphère
littéraire,
l'événement déstabilise la position de départ.
Pour Aragon, il y a
danger que les louanges de son
roman soient
interprétées comme le signe d'une prise de
distance avec le
Parti communiste. Dès lors, l'écrivain se
doit d'accompagner
son succès en proposant lui-même
une lecture qui
ménage les deux sphères.
Ce qui fait de La
Semaine sainte un événement, c'est à
la fois le succès
critique auprès des pairs et le succès
public. Le dossier
de la réception du roman réuni par
Corinne Grenouillet
est impressionnant 7 à
l'automne
1958 Aragon est au
premier plan de l'actualité littéraire
dans les petites
revues comme dans les quotidiens.
L'ampleur et la
diversité de cette critique expliquent sans doute
le succès immédiat
et durable auprès du public 8.
L'écho
dans la grande
presse ouvre la voie au sacre du couple
Aragon-Eisa Triolet
qui va bientôt commencer la
publication des «
OEuvres romanesques croisées » chez Robert Laffont.
L'accueil des revues
littéraires est, en revanche, plus
contrasté. Maurice
Nadeau dans Les Lettres nouvelles,
Gaétan Picon dans Le
Mercure de France et Marcel Thiébaut
dans La Revue de
Paris sont parmi les plus réticents. Mais
ici, l'atout
d'Aragon c'est son éditeur. Dominique
Fernandez est
enthousiaste dans La NRFet Gallimard lance, dans
la foulée de La
Semaine sainte, une campagne de
canonisation
littéraire trois ouvrages consacrés à Aragon
romancier de Pierre de Lescure, Aragon d'Hubert Juin
dans « La
Bibliothèque idéale », et L’itinéraire
d'Aragon de
Roger Garaudy dans
la collection « Vocations » dirigée par
Henri Mondor. Au
même moment, l'anthologie poétique
réunie par Jean
Dutourd au Club du meilleur livre achève
de conférer à Aragon
un statut d'écrivain classique.
Matériellement,
l'installation, en I960, du couple Aragon-Eisa
Triolet dans les «
beaux quartiers » - l'appartement de la
rue de Varenne
qu'ils ne quitteront plus - inaugure cette
nouvelle carrière
littéraire.
7 - « Bibliographie analytique de la critique de La Semaine sainte «
établie par Corinne Grenouillet, in Histoire-Roman. «La Semaine
sainte »
(actes du colloque d'Aix-en-Provence de septembre 1987), Aix,
Publications de l'Université de Provence, 1988.
8 - En 1967, Le Monde donne le chiffre de 100 000 exemplaires pour
l'édition courante en collection blanche.
La critique qui s'enthousiasme pour un roman « sans
prosélytisme
politique » (Emile Henriot dans Le Monde)
insiste
sur l'indépendance esthétique de son auteur sa
liberté
met Aragon dans une position délicate, dès lors
qu'il
n'est pas question pour lui de prendre ses distances
avec le
Parti communiste. Membre suppléant du Comité
central
en 1950, titulaire depuis le congrès d'Ivry de 1954
qui
consacre sa position dominante en matière culturelle
dans le
Parti, et prix Lénine de littérature en 1957,
Aragon
n'entend pas perdre d'une main ce qu'il gagne de
l'autre.
Et le danger est grand de ce côté-là, puisque les
éloges
de La Semaine sainte résonnent presque toujours,
implicitement
ou explicitement, comme autant de
critiques
de son roman précédent, Les Communistes, publié
entre
1949 et 1951, au coeur de la guerre froide. C'est ce
qui
explique le besoin qu'éprouve Aragon de publier dès
1959 un
recueil d'articles et de discours où il répète à
satiété
la continuité de son oeuvre. J'abats mon jeu 9 doit
être
compris comme l'épitexte de son roman 10, une
tentative
pour imposer une certaine lecture de La Semaine
sainte,
et construire une continuité là où l'on pouvait lire
une
rupture. Par ailleurs, en 1959-1960, Aragon rédige
une
chronique régulière dans France nouvelle,
l'hebdomadaire
politique du Parti depuis la disparition en
1952 du
quotidien Ce soir qu'il dirigeait,
c'est la première
fois
qu'il affiche un lien aussi étroit avec une presse non
culturelle.
Tout se passe comme si Aragon devait
compenser
son succès dans le champ littéraire par un
renforcement
symétrique de son rôle public au sein du PCF.
Dès
1958-1959 se trouvent ainsi posées les données
du « jeu
» qu'Aragon va mener jusqu'en 1968.
L'événement
Semaine sainte montre à la fois ce à
quoi Aragon
peut
prétendre dans le champ littéraire, et la difficulté
d'une
telle prétention au regard de la sphère
communiste.
Le recueil J'abats mon jeu indique
tout l'intérêt
qu'il y
a à porter le regard sur cette littérature secondaire.
Participant
de l'oeuvre, en fixant la lecture que l'auteur
désire
qu'on en fasse, elle permet de saisir les
«négociations
» pour concilier deux logiques, et de comprendre la
position
particulière d'Aragon dans les années 60.
Les Lettres
françaises comme position
Pour
situer Aragon dans les années 60, il importe
d'abord
de voir d'où il parle. Articles et contributions
diverses
à la presse ou aux revues expriment, mieux que
l'oeuvre,
tout le travail de positionnement dans les
différents
espaces.
On
constate ainsi que, pour Aragon, le début de la
guerre
froide en 1947 ne constitue pas une vraie rupture,
puisqu'il
tend à s'effacer de la presse et des revues non
communistes
dès 1945, pour en disparaître totalement
entre
1949 et 1956. Par ailleurs, en dehors des périodes
transitoires
que sont les années 1945-1949, 1959-1960 et
1967, la
production périodique d'Aragon prend surtout
place «
chez lui», dans Les Lettres Françaises,
l'hebdomadaire
culturel qu'il a contribué à fonder pendant la guerre
et qu'il
dirige à partir de 1953. Il y a, depuis cette date,
une
telle identification entre le journal et son directeur,
que
s'intéresser à l'audience des Lettres Françaises
et à la
structure
de leur rédaction est une bonne manière de
cerner
la position d'Aragon. Pendant la période qui nous
occupe, Les Lettres Françaises ont au moins
trois publics
relativement
homogènes, que recoupent partiellement
trois
cercles de collaborateurs dont Aragon est le centre
de
gravité.
De leur
naissance clandestine en 1941, Les
Lettres
Françaises gardent
après-guerre un lien fort avec le
Comité
national des écrivains, dont elles publient
notamment
les communiqués et le compte rendu des ventes
annuelles.
Il s'agit là d'un premier public pour lequel la
référence
résistante et communiste est fondatrice. La
prise de
contrôle du journal par le Parti en 1947 et les
diverses
crises de la guerre froide, qui culminent en 1956
avec les
événements de Hongrie, ont beau éloigner la
plupart
des «compagnons de route», Les Lettres
Françaises et le CNE
veulent incarner durablement la
Résistance
intellectuelle qui se prolonge, dans le contexte des
années
50, par un communisme national à travers la
défense
de la culture française (contre la culture
américaine,
avec les batailles du livre lancées par Eisa Triolet).
Au sein
de la sphère communiste, il faut noter la
présence
d'un second public des Lettres Françaises,
celui des
pays
socialistes où elles sont diffusées, et auxquels
Aragon
porte une grande attention.
L'évolution
du journal dans les années 60 conduit à
toucher
un troisième public, plus jeune, pour qui Les
Lettres Françaises sont avant
tout un hebdomadaire
d'actualité
culturelle. L'« ouverture» dont se réclame Aragon
se
traduit par une certaine dépolitisation du contenu, et
une plus
grande attention portée aux avant-gardes
littéraires
(Tel Quel), cinématographiques (la
«nouvelle
vague
»), ou encore dans les sciences sociales (on peut
citer
les entretiens de Raymond Bellour avec Lévi-Strauss,
Foucault,
Barthes, Francastel...). La nouvelle formule,
9 - Éditeurs français réunis, 1959.
10 - Au sens que donne Gérard Genette à ce terme, in
Seuils, Éd. du
Seuil, 1987, p. 316.
lancée
en octobre 1965, et que le rédacteur en chef Pierre
Daix
justifie par les « devoirs » créés par la disparition de
revues
telles que Le Mercure de France ou Les Nouvelles
littéraires12 , permet de
mesurer l'évolution du
positionnement
des Lettres. C'est là le signe d'une certaine
banalisation
de ce qui tend à devenir un magazine culturel
parmi
d'autres, paraissant le jeudi comme Le
Figaro
littéraire ou Les Lettres nouvelles, banalisation que
la
naissance,
en 1966, de La Quinzaine littéraire
et du
Magazine littéraire, vient
renforcer. Communistes français,
consommateurs
culturels et intellectuels des pays
socialistes,
tels sont grossièrement définis les trois publics que
touchent Les Lettres françaises. La structure de
la
rédaction
reflète en partie cette triple audience.
C'est
l'ordre d'arrivée dans le journal qui définit les
différents
cercles de collaborateurs. Les plus anciens, déjà
présents
avant l'arrivée d'Aragon à la tête du journal en
1953,
entretiennent encore un lien étroit avec le Parti
dans les
années 60, et ils rédigent « leur » chronique sans
prendre
une part très active à la vie du journal 13. Le coeur
de la
rédaction proprement dite est formé de journalistes
venus
aux Lettres entre 1953 et 1957, et qui composent
l'équipe
d'Aragon. Communistes eux aussi le plus
souvent,
ils se distinguent des précédents par le fait que
l'essentiel
de leur rapport au Parti passe par Aragon. C'est
notamment
le cas du premier d'entre eux, le rédacteur en
chef
Pierre Daix, à qui Thorez conseille dès 1953 de ne
plus
fréquenter sa cellule et de consulter Aragon pour
tout ce
qui concerne le Parti 14. C'est parmi eux que l'on
trouve
les chefs de rubrique 15, qui, à leur tour, font la
liaison
avec les collaborateurs plus ou moins réguliers,
formant
un troisième groupe. La plupart de ces
collaborateurs
venus après 1956, voire après I960, sont de
nouveaux
entrants dans le champ culturel qui n'entre-
12 - Cf. «À nos lecteurs », LF, n° 1085, 17 juin 1965.
13 - On peut citer André Wurmser qui collabore à
L'Humanité,
Georges Sadoul pour le cinéma, Georges Besson pour les
arts, Marcel
Cornu qu'on retrouve à La Pensée.
14 - Cf. Pierre Daix, J'ai cru au matin, Robert Laffont,
1976, p. 334.
Entré au PCF à 17 ans pendant la drôle de guerre, déporté
à
Mauthausen, secrétaire politique du ministre Charles
Tillon entre novembre
1945 et mai 1947, Pierre Daix entre dans la sphère
aragonienne cette
année-là. Rédacteur en chef des Lettres entre 1947 et
1950, il rejoint
Aragon à Ce soir avant de revenir avec lui aux Lettres en
1953-
15 - Anne Villelaur (littérature), Georges Boudaille
(arts), Claude
Olivier (spectacles), ou encore Charles Dobzinsky qui,
derrière Georges
Sadoul, dirige de fait la rubrique cinéma. Les
renseignements sur
l'organisation interne du journal sont tirés d'entretiens
avec Pierre Daix
et Charles Dobzinsky
tiennent
pas de relation particulière avec le Parti. Si l'on
accepte,
pour la clarté du propos, de réunir les
communistes
français et les lecteurs de pays socialistes dans une
même «
sphère communiste », le journal s'organise donc
autour
de deux pôles que l'on retrouve dans la structure
du
groupe des collaborateurs. Plus que la rédaction,
dont les
rapports avec le Parti sont de plus en plus
lâches,
c'est Aragon lui-même et Aragon seul qui
constitue
l'articulation des deux pôles.
Aux
Lettres françaises, Aragon peut donc
simultanément
s'adresser à tous les publics dont il revendique
l'audience.
Il est chez lui dans le lieu de la plus grande
confusion
des discours, et, dans une large mesure, il ne
semble à
l'aise que là. Il peut y jouer en permanence sur
le
registre d'une double extériorité qui permet la double
appartenance16, jeu que l'on
retrouve dans le ton très
particulier
du paratexte aragonien (articles, préfaces et
prépublications),
avec l'emploi privilégié de l'apostrophe
tantôt
défensive, tantôt offensive, et l'emploi toujours
ambigu
du « vous » et du « nous »
Les usages de la théorie littéraire:le réalisme
En
effet, si la position intermédiaire des Lettres
françaises
permet de concilier l'appartenance à deux espaces
fortement
hétérogènes, elle produit, par là même, une
forte
contrainte. Exposé en permanence au risque d'être
soupçonné
de «double jeu», Aragon doit construire la
possibilité
d'un discours à deux faces qui ne soit pas un
double
langage. Le principal instrument de cette
opération
est la théorie littéraire. C'est notamment par le biais
du «
réalisme » qu'Aragon peut faire de la politique avec
la
littérature, et faire de la littérature sans prêter le flanc
au soupçon
d'apolitisme. Le problème n'est pas tant, ici,
de
dévoiler un quelconque usage cynique de la théorie
littéraire
que de montrer comment celle-ci permet le
dépassement
d'une contrainte structurelle, en
transposant
sur un plan proprement littéraire des enjeux qui ne
relèvent
pas seulement de ce champ.
Depuis
1934, Aragon a progressivement acquis une
position
dominante en matière culturelle au sein de la
sphère
communiste en devenant le spécialiste français
du
«réalisme socialiste», en particulier grâce au
lancement
du cycle romanesque du « Monde réel » inauguré
avec Les Cloches de Bâle (1934) , et la
parution du recueil
Pour un réalisme socialiste (1935) 17. Après la Seconde
Guerre
mondiale, les vifs débats sur le réalisme qui
l'opposent
à Roger Garaudy et Pierre Hervé , d'une part, et au
peintre
Fougeron, d'autre part, peuvent être analysés
comme
autant de luttes pour la conservation de cette
position
dominante 18. À
chaque fois, l'arbitrage de
Maurice
Thorez est favorable à Aragon, soulignant par là
combien,
depuis les années 30, les deux hommes ont
partie
liée19. Plus
largement, c'est comme interprète
légitime
du réalisme qu'Aragon prend une part active aux
luttes
politiques internes du Parti. À la fin des années
I95O et
au début des années I960, il sert ainsi à Thorez
de «
poisson pilote dans les méandres de la déstalinisation
20 ». Ses articles des Lettres
françaises sont l'occasion
de
multiples retours en arrière sur les « excès » de la
période
stalinienne dans le domaine littéraire. Pour
insister
sur la dimension politique de ces débats esthétiques,
on peut
dire que c'est par la déstalinisation du réalisme
qu'Aragon
contribue à la déstalinisation tout court 21. Par
sa
résonance aussi bien en France que dans les pays
socialistes,
sa préface au Réalisme sans rivages
de Roger
Garaudy,
en 1963 22, est un
moment clé. Il importe au
plus
haut point que ce soit avec la théorie littéraire et
suides
questions esthétiques qu'Aragon fasse ainsi de la
politique,
puisqu'il s'agit aussi d'être lu et entendu à
l'extérieur
de la sphère communiste.
16 - Ce n'est pas l'objet de cet article que d'analyser
la position
d'Aragon au sein du monde communiste, mais on pourrait
montrer le même
jeu de double appartenance/extériorité entre les pays
socialistes et le
PCF.
17 - Deux ouvrages publiés chez Denoël et Steele. La
parution des
Cloches de Bâle est immédiatement consécutive au Congrès
des
écrivains soviétiques d'août 1934 qui marque l'adoption
officielle de la
théorie du réalisme socialiste en URSS. Sur les questions
de théorie
littéraire dans la sphère communiste entre les deux
guerres et sur leur
résonance en France, cf. la thèse de Nicole Racine, Les
Écrivains
communistes en France, 1920-1936, thèse pour le doctorat
de recherche
mention «Études politiques», dact., FNSP, 1963.
18 - Garaudy et Hervé refusaient au réalisme socialiste
la qualité
d'esthétique officielle du PC, alors que Fougeron
défendait un «nouveau
réalisme». Cf., sur ce point, Dominique Berthet, Le PCF,
la culture et
l'art, La Table ronde, 1990.
19 - La « montée » d'Aragon dans le PC après 1934
correspond en effet
au moment où Thorez s'impose définitivement à la tête du
Parti, et la
définition par Aragon d'un « réalisme national » est
l'écho direct en
matière littéraire du « communisme national » auquel
Thorez attache
son nom après cette date.
20 — L'expression est de Pierre Daix qui l'utilise pour
décrire sa propre
situation à cette époque, mais tout laisse penser qu'il
en est de même, à
un niveau supérieur, pour Aragon. Cf. Pierre Daix, Une
vie à changer,
op. cit., p. 370.
21 - Les articles de critique littéraire d'Aragon à cette
époque sont
l'occasion de décliner tout le vocabulaire
khrouchtchevien de la
déstalinisation « les crimes » qui sont « dénaturation,
trahison, détournement du
marxisme», la nécessité du «retour aux normes
léninistes», la
dénonciation du « culte de la personnalité »... Mais ces
termes sont toujours
employés apropos de littérature.
22 - Cf. «Préface à Roger Garaudy», LF, 3 octobre 1963.
L'ouvrage se
compose de trois essais consacrés à Saint-John Perse,
Picasso et Kafka.
Mais ce
serait avoir une vision excessivement
limitative
que de considérer le réalisme comme un simple
masque,
utilisé par Aragon pour faire de la politique sans
en avoir
l'air. Il est en effet un autre usage de la notion,
inséparable
du précédent parce que simultané, qui
consiste
à jouer de 1'« étiquette ». Comme l'écrit Pierre
Bourdieu,
« les mots, les noms d'école ou de groupes [. .]
n'ont
tant d'importance que parce qu'ils font les choses
signes
distinctifs, ils produisent l'existence dans un
univers
où exister c'est différer 23». Or, avec le «réalisme
sans
rivages » Aragon opère une double différenciation
qui
renvoie à sa position doublement extérieure. Dans la
préface
au livre de Garaudy qui s'adresse principalement
aux
communistes puisqu'il s'agit de « réhabiliter » Kafka
et de «
découvrir » le prix Nobel qu'est Saint-John Perse, il
apostrophe
les censeurs du champ littéraire en
déclarant
« Vous pouvez bien faire du réalisme une étiquette
d'infamie,
je n'y renoncerai pas» (il va de soi qu'ici le
«vous »
ne désigne pas les communistes. .). On retrouve
les
accents avec lesquels Aragon s'élevait en 1959 contre
ceux
pour qui La Semaine sainte était une forme de
rupture
de son engagement politique. Mais loin de ne servir
qu'à
marquer cet engagement, le réalisme tel qu'il le
définit
dans les années 60 par l'« ouverture » et l'absence de
«
rivages » est aussi un moyen de marquer sa distance
avec la
littérature officielle de l'Union soviétique qui
critique
vertement les « audaces » de Garaudy 24.
Le
troisième usage du réalisme qu'il faut envisager est
tout
entier dirigé vers le champ littéraire. On aurait tort
d'analyser
le refus de « renoncer à une étiquette qui fait
mal »
comme un quelconque masochisme, ou encore
comme la
seule contrainte exercée par l'appartenance
revendiquée
au PC. Par un paradoxe qui n'est
qu'apparent,
c'est la logique même du champ littéraire qui
impose à
Aragon de ne pas renier cette étiquette, dès lors
qu'elle
est sa marque, le signe de la cohérence de son
parcours
littéraire.
Tout le
problème, pour lui, est de réussir à construire
la
continuité littéraire — i.e. la légitimité - d'une
biographie
marquée par les ruptures, et largement perçue dans
le champ
comme telle. À plus de soixante ans, c'est
moins
l'affaire d'un choix qu'une nécessité pour celui qui
peut
prétendre y occuper une position eminente. À partir
de 1964,
la publication de ses OEuvres romanesques
croisées
(ORC) avec celles d'Eisa Triolet peut être comprise
comme le
moyen d'infléchir la lecture littéraire de son
parcours,
en utilisant l'effet de continuité que produisent
les
oeuvres complètes 25. La difficulté d'une telle
opération
se traduit par l'énorme travail de réécriture, sans
véritable
équivalent dans la littérature, auquel se livre
Aragon
pour les ORC, le cas le plus spectaculaire étant
celui
des Communistes, entièrement révisé. Il n'est pas
de signe
plus évident du caractère problématique de son
parcours
littéraire que cette nécessité de retoucher les
oeuvres.
Les préfaces qu'Eisa et lui rédigent pour chaque
volume
des ORC prennent, sous ce jour, toute leur
importance
26 on y
trouve à la fois « une véritable
théorie
du roman moderne » développée à travers la notion
de
réalisme, et l'autobiographie du couple qui vise à
établir
la juste lecture de leur trajectoire (« le vrai, l'essentiel
de notre
histoire d'écrivain27 »). C'est grâce à « sa »
théorie
qu'Aragon peut construire «sa» biographie littéraire.
Mais il
ne s'agit pas seulement de réhabiliter le
réalisme,
il faut en même temps l'imposer comme légitime.
Construire
une lecture du passé n'a en effet de sens que
pour ce
qu'elle permet de revendiquer au présent et
dans
l'avenir être en phase avec les tendances les plus
actuelles
de la littérature, et occuper la position d'un
guide
pour les nouvelles générations d'écrivains. Les
années
1964-1966 sont décisives. C'est sous la bannière
du
réalisme qu'Aragon revendique sa proximité avec la
jeune
littérature d'avant-garde, et notamment le groupe
Tel Quel
accueilli très largement dans les pages des
Lettres
françaises à cette époque28. C'est encore en se
réclamant
du réalisme qu'il publie en 1965 le recueil
critique
des Collages et son roman La Mise à Mort où la
théorie
et l'écriture sont délibérément «modernes». Le
titre du
Monde : « Par sa préparation aux Collages,
Aragon
met le réalisme au coeur du débat 29 », montre qu'il a
réussi à
imposer la légitimité de la notion au sein même
du champ
littéraire.
23 — «La production de la croyance. Contribution à une
économie des
biens symboliques», Actes de la recherche en sciences
sociales, n° 13,
février 1977, p. 39-
24 - Publié avec un titre qui reprend son incipit («
Puisque vous m'avez
fait docteur...», LF, 14 janvier 1965), ce discours
décline ensuite ce
« vous » d'extériorité. Il est prononcé à l'occasion de
la réception du
diplôme de docteur es sciences philologiques de
l'Université de Moscou.
25 — II ne s'agit pas véritablement d'oeuvres complètes
puisque seuls les
romans y figurent. Mais la mise à l'écart de la poésie ne
remet pas en
cause l'effet de continuité dès lors que les ORC
commencent avec Anicet
ou le Panorama (1921, en pleine période surréaliste) et
viennent
progressivement rejoindre la production romanesque
contemporaine
d'Aragon.
26 - Pour l'analyse de ces préfaces, cf. Mireille Hilsum,
« Les préfaces
tardives d'Aragon pour les ORC«, Poétique, n° 69, février
1987.
27 —Aragon, « La preuve par l'autre », LF, 7 septembre 1965.
28 — Dans la construction du réalisme comme théorie
d'avant-garde dans
les années 60, le grand article critique « Un réalisme du
devenir » (LF,
3 juin I965) est essentiel. Aragon y reprend l'éloge des
jeunes auteurs de
Tel Quel qu'il encourage depuis la fin des années 50,
tout en se
réclamant lui-même de la « littérature expérimentale »
qu'il pratique dans La
Mise à mort.
29 - Le Monde, 13 mars 1965.
[…]
Sur le blog, les articles traitant des "croisements" Aragon-Garaudy:
http://rogergaraudy.blogspot.com/search?q=aragon%2Bgaraudy
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