23 août 2010

Le sacré et le réel

Interview de Roger Garaudy. "Témoignage Chrétien" du 31/03/1994. A l'occasion de la sortie de son livre "Avons-nous besoin de Dieu ?" Editions Desclée de Brouwer.


* Chrétien, marxiste et maintenant musulman: votre itinéraire apparaît sinon inédit du moins singulier, voire déroutant. Comment vous y retrouvez-vous vous-même dans des compagnies aussi diverses que celles de Marx, de Jésus ou de Mohammed ?
- Vous oubliez Kierkegaard. Dans son oeuvre "Crainte et tremblement" où il fait sept versions successives du sacrifice d'Abraham, le jeune homme que j'étais à l'époque de la grande crise des années trente a trouvé définitivement une vision du monde. J'ai compris qu'au-delà des petites morales et logiques, il existe des valeurs absolues, des attachements inconditionnels et qui m'apparaissent, alors comme aujourd'hui, comme le fond permanent pour sortir des crises. Alors quand je suis devenu chrétien comme aujourd'hui je suis musulman, j'ai toujours cherché, à travers ce que certains appellent l'histoire de mes variations, une certaine continuité: l'unité du monde et le refus de l'accumulation de la richesse à un pôle de la société et de la misère à l'autre, ne sont-ils pas au centre de la révélation qu'ont reçue le christianisme et l'islam, afin que le monde soit un comme le Dieu qui l'a créé ? 

* Vous n'avez cessé de jeter des ponts entre les mondes chrétien et communiste. Quel fleuve sépare les deux rives ?
- Le marxisme est censé être un régime qui donne tous les moyens politiques, culturels, économiques et spirituels à tout enfant qui porte en lui le génie de Mozart ou de Raphaël. Le théologien Karl Rahner disait: même à supposer que le marxisme atteigne ces objectifs, ce sont des fins avant-dernières, le christianisme étant la religion de l'avenir absolu.

* Et pourtant vous vous êtes converti à l'islam ?
- Je n'aime pas le mot conversion qui implique un retournement et par conséquent rejet de ce que l'on a cru autrefois. Je crois qu'il y a une continuité, une continuité abrahamique. La shari'a, c'est-à-dire le chemin vers la source, belle métaphore pour parler de Dieu comme du chemin par lequel les chameaux atteignent le point d'eau, a été ouverte à et par tous les prophètes: Abraham, Noé, Moïse, Jésus et Mohammed. J'ai entamé l'étude de l'islam en 1946 pour montrer l'apport décisif du monde arabo-islamique au monde occidental: les savants de Cordoue, l'essentiel de la science mathématique, la méthode expérimentale qui vient en particulier de l'Egyptien Ibn all-Haytam au XIIe siècle, la chirurgie, l'astronomie. J'ai ensuite été frappé sur le plan religieux, par la façon dont on voyait Jésus dans le Coran. Il en est mieux parlé que de Mohammed lui-même; qu'il est né d'une vierge de naissance surnaturelle. Il y est dit qu'un musulman doit honorer à la fois tous les prophètes et le messie des chrétiens. Il est dit que Dieu a insufflé son esprit en Marie et a fait d'elle et de son fils des modèles pour le monde, c'est-à-dire n'ayant jamais commis de péché. Et surtout, jamais dans le Coran il n'est parlé de Jésus en termes de domination. Il n'en est jamais parlé comme en parle saint Paul.

* Qu'est-ce qui sépare aujourd'hui l'islam et le christianisme ?
- L'islam exclut a priori l'idée de clergé, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de médiateur entre Dieu et celui qui a foi en lui. En principe, car dans la pratique, il n'en a pas toujours été et il n'en est pas toujours ainsi. Voyez l'exemple de l'Iran actuel où il y a bel et bien un clergé hiérarchisé. Ce qui oppose aujourd'hui l'islam et le christianisme ne tient pas au contenu de leur foi. Mais bien à leurs mutuelles concessions aux régimes régnants. Pour la catholicité, je citerai: le comportement de l'épiscopat allemand sous Hitler, de l'épiscopat français - sauf de Mgr Salièges, évêque de Toulouse - sous Vichy, de l'épiscopat espagnol lors de la guerre civile, la reconnaissance par le Vatican, seul état du monde, de la junte militaire qui avait renversé le père Aristide en Haïti, la bénédiction spéciale envoyée par Jean-Paul II à Pinochet, etc. Dans l'islam, il y a également un phénomène de ce genre. Le centre de l'intégrisme, de l'islamisme - qui est une maladie de l'islam - c'est de croire qu'on possède la vérité absolue et que puisqu'il en est ainsi, on a le devoir de la faire partager aux autres. Un exemple de ce qui me paraît le plus caricatural et monstrueux est ce qui se passe en Arabie saoudite. Cela peut paraître paradoxal que je le dise puisque j'ai reçu il y a quelques années le prix Fayçal, qu'ils appellent le Nobel des Arabes, du roi Faad. Or, il représente une forme de prostitution politique parce qu'il détruit en sa racine même ce qui fait la force de l'islam en confondant la shari'a, voie morale, éternelle et universelle, avec la législation, la fiqh.

* Au-delà des religions, existe-t-il quelque chose comme une foi unique ou un coeur unique d'une foi diverse ?
- Cela m'est égal que vous soyez musulman, chrétien, bouddhiste ou autre. Ce qui m'intéresse, c'est ce que cette foi a fait de vous. Le théologien Raimundo Pannikar a écrit le plus beau livre que j'aie jamais lu: La Trinité. Il montre que la trinité chrétienne n'est pas une propriété des chrétiens, mais une vérité pour tout le monde, même pour les musulmans. Rouzbehan de Chiraz, un soufi persan, définit la trinité merveilleusement: Dieu c'est l'unité de l'amour, de l'amant et de l'aimé.

* Jésus est universel, "suprareligieux" ?
- Remarquez la différence de langage: parlant aux Juifs, Jésus dit toujours Vos ancêtres, votre Dieu, il ne s'implique pas; tandis que saint Paul dit toujours  Nos ancêtres, notre Dieu. C'est une différence radicale avec l'enseignement de Jésus, qui s'est fait homme. Il ne s'est pas fait chinois, chrétien, juif ou musulman, mais homme, avec la conscience d'unité. Dans le Coran, musulman signifie Soumis à Dieu, et pas le sens restreint donné après la prédication du Prophète.

* Favoriser la rencontre des cultures et des religions, et en même temps vouloir sauvegarder les spécificités culturelles, n'est-ce pas contradictoire ?
- La mondialisation est une dominante, une unité impériale. Alors que la véritable universalité, c'est le contraire: une unité symphonique, chaque peuple apportant sa contribution à tout point de vue, économique, politique ou spirituel. Une symphonie avec Jésus comme chef d'orchestre.

* Vous écrivez que l'islam a besoin d'une théologie de la libération. N'a-t-il pas d'abord besoin d'un Siècle des Lumières ?
- Ah non, j'ai horreur du Siècle des Lumières. Si vous niez par principe toute espèce de transcendance, si vous considérez le déterminisme comme loi suprême, vous ne pouvez que défendre une doctrine conservatrice. Charles Maurras, en France, était un déterministe passionné, parfaitement logique avec lui-même. Si le présent est la résultante du passé, si l'avenir est le prolongement du présent, on ne peut être que conservateur. La révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme. Voilà l'apport des théologiens de la libération. A mon avis, ce sont les seuls qui ont fait une vraie critique du marxisme.

* C'est la liberté de pensée qui manque à l'islam ?
- Certains ont dit que l'islam est le protestantisme oriental. Je ne le crois pas. La réforme protestante a été un grand moment d'esprit critique. Or, dans l'islam dominant, on a tué l'esprit critique. Trés vite, on a hiérarchisé l'islam en réservant à quelques-uns le droit d'interpréter, contre ce qu'en dit le Coran. Dans celui-ci, chaque croyant est responsable de sa foi; il ne doit pas s'en remettre à de soi-disant théologiens, de soi-disant ulémas.

* Comment refaire le lien entre cette conviction et les conditions concrètes de la société telle qu'elle est, les gens tels qu'ils sont ?
- Deux facteurs jouent en notre faveur. D'abord, la nécessité, qui n'a jamais été aussi urgente. A aucun moment de l'histoire, l'homme n'a eu comme aujourd'hui la possibilité de détruire la planète. Il y a des trous dans l'ozone, etc. Ou l'homme crèvera, ou l'homme changera; changer ou disparaître. Deuxièmement, il y a une prise de conscience croissante des dangers que nous courons. On ne tue pas la conscience.
  Les théologies de la libération ont été combattues fermement à la fois par la CIA et par le Vatican, sans qu'ils parviennent à les tuer. Malgré la propagande en sens inverse, un éveil des peuples est possible.


* Comment définissez-vous le progrès ?
- Le discernement du réel, discerner le réel de l'artificiel. En ce moment, les trois quarts de nos besoins sont artificiels. Je crois que le sacré n'est rien d'autre que la perception correcte du réel. On nous crée des mondes artificiels grâce à la technique, alors que celle-ci pourrait être un outil d'éducation au réel formidable. Le marché est utile pour répondre à des besoins. Mais on a inversé l'ordre: on crée d'abord les réponses, puis on invente les besoins. Pourtant j'ai confiance. Malgré toutes les manipulations je crois que la prise de conscience n'est pas bloquée.

(Propos recueillis par André Linard, Pierre Schöffers et Jos Schoonbroodt)