18 août 2010

Sur l'itinéraire de Garaudy, par Luc Collès

Un essai de Garaudy, Mon tour du siècle en solitaire : Apologie d’un itinéraire personnel (Paris, Laffont, 1989)

    Ce sillage sur la mer. Un chemin droit.
     Ce qu’on appelle mes revirements ou mes conversions, mes mutations ou mes tournants, sont les étapes d’un déconditionnement : chaque décision capitale fut un moment de la libération du partiel.
     Choisir Kierkegaard, c’était me désolidariser des philosophies officielles : un rationalisme spiritualiste volatilisant les contradictions réelles et un positivisme refusant de les voir.
     Choisir Marx, c’était me désolidariser non seulement de cette idéologie, mais de l’ordre social qu’elle justifiait. Et le combattre.
     Choisir l’Islam, c’était me désolidariser de la civilisation occidentale, ou plutôt de la barbarie occidentale, celle des plus grands génocides : des Indiens d’Amérique et de la traite des Noirs, des deux guerres mondiales, d’Hiroshima et des équilibres de la terreur.
     Chacun de ces choix fut l’abolition d’une limite, une étape dans la longue marche du multiple à l’un, du partiel à l’universel.
     Chacun de ces choix intègre les autres en les dépassant. Cette transcendance n’est pas un saut vers un tout autre sans rapport avec l’ancien, mais émergence d’un plus qui transfigure le passé et lui donne un sens neuf.
     Relativiser la pensée classique de l’Europe, ce n’est pas renier Kant et Hegel, Marx et Nietzsche, mais refuser d’établir à partir d’eux les sagesses de trois autres mondes.
     Rompre avec le système capitaliste, ce n’est pas rejeter l’esprit critique, la science et la technique qui se sont développés en son sein, mais prendre parti contre le pouvoir de l’argent, contre les violences et l’athéisme de fait, nécessairement engendrés par la guerre de tous contre tous en régime de concurrence.
     Dénoncer la barbarie occidentale, ce n’est pas choisir l’Islam des princes qui ont intégré le pire, et des oulémas complices qui font de la religion, comme les politiciens d’Occident, un opium du peuple. C’est crier aux Occidentaux, habités fût-ce à leur insu, par l’esprit de croisade et de colonialisme niant la culture et la spiritualité des autres, les trois messages de la vie plénière que résume le Coran :
- Il n’existe qu’une religion fondamentale depuis que Dieu a insufflé en l’homme de Son Esprit. Celle de la soumission à la volonté de ce Dieu révélée par ses prophètes : Abraham, Moïse, Jésus, Mohammed, et tous les autres aussi qui ont apporté le même message à chaque peuple dans sa langue et sa culture.
- L’homme est responsable de réaliser sur la terre cette volonté divine. La foi n’est pas croyance en des dogmes, mais ferment d’une action pour que tout homme réalise son plein épanouissement.
- La beauté de l’univers, ces signes par lesquels Dieu nous parle, nous désigne cette exigence de plénitude et d’harmonie.
Ce point, où l’acte de foi, l’acte politique et la poésie vécue ne font qu’un, peut être atteint à partir de toutes les sagesses et de toutes les religions. Etre chrétien ou musulman ne peut me séparer de ceux qui ne le sont pas : que chacun soit plus profondément et plus universellement ce qu’il est, et nous nous retrouverons, épaule contre épaule, avec tous les membres de cette communauté planétaire.Celle qui détruit les frontières du partiel : de l’individualisme et du nationalisme, émietteurs du monde ; des scientismes et des technocraties séparant le savoir et le pouvoir de leur sens et de leur but ; des églises, des partis, des idéologies prétendant imposer leurs vérités partielles et closes contre l’unité toujours ouverte du Tout.
      Témoigner de l’essentiel : être un avec le Tout n’implique pas que l’on plane au-dessus des conflits en un servile amour bénisseur de ce qui est.
      L’unité n’est pas un être mais un acte. Un mouvement.
    Il a ses freins et son moteur.
    Maintenir ce qui est garantit l’avoir et le pouvoir des maîtres du moment.
      Pour d’autres, ce qui est, c’est la négation de leur vie. Leur existence véritable se situe dans l’avenir, dans l’espérance. Un messianisme fermente au cœur des démunis de tous les mondes : du monde riche où il y a des pauvres, du monde pauvre où il y a des riches. Ils sont, parfois à leur insu, porteurs du mouvement.
   Contre la suffisance des nantis, se sentir solidaire de la levée des gueux de tous les continents, c’est nous rendre comme eux responsables de la prise de conscience des fins dernières de leur levée : l’Exode des esclaves du pharaon, rêves et révoltes de tous les siècles et de tous les mondes contre les oppressions, de la guerre des paysans de Souabe née de la Réforme, aux communautés de base et théologies de la libération nées du dernier concile.
Roger Garaudy, Mon tour du siècle en solitaire, Paris, Laffont, pp. 436-438.
 
     Mon tour du siècle en solitaire de Roger Garaudy est qualifié de « Mémoires » sur la couverture. Nous avons choisi ce livre pour son aspect non seulement synthétique mais aussi autobiographique, qui le rend plus accessible que Biographie du XXe siècle (1985), ouvrage écrit quatre ans plus tôt, qui retrace les différents courants philosophiques et religieux parcourus par Garaudy.
     Se sentant exclu des médias depuis 1982 et se rendant compte qu’il se rapproche de plus en plus de la mort, Garaudy fait, dans ces deux ouvrages, le bilan de sa vie. Souvent méprisé à cause de ses « revirements », Garaudy y retrace son itinéraire et en défend la cohérence. Il n’a pas mené une vie de routine égoïste mais s’est impliqué corps et âme dans divers mouvements : recherche d’un terrain commun aux marxistes et aux chrétiens, dialogue des civilisations, découverte de l’islam.
     Garaudy présente son itinéraire comme un « chemin droit », incluant et dépassant les « revirements,conversions, mutations, tournants ». Dès les premières pages de Mon tour du siècle en solitaire, celui-ci affirme qu’il n’a pas changé de but mais de groupe et que toute sa vie peut être résumée en deux mots : transcendance et communauté.
     L’extrait a été sélectionné parce qu’il résume l’ensemble de Mon tour du siècle en solitaire. Au centre de l’épilogue, il est le début d’un nouveau développement. Garaudy expose en quelques lignes ce qui est repris sous différents éclairages dans les pages précédentes. Cet extrait a également été choisi parce que la structure et l’aspect argumentatif y étaient plus visibles que dans le reste de l’ouvrage.
     On retrouve la lutte contre l’ethnocentrisme, qui était au centre de Comment l’homme devint humain (1978), et aussi de Pour un dialogue des civilisations (1977). Revient aussi l’appel à l’universalité via l’œcuménisme de l’islam, et à l’unité via l’aspect englobant de cette religion. Sa vision de l’islam est largement inspirée de la mystique de Ibn Arabi. Elle se concrétise dans l’application des cinq piliers de l’islam.
     La religion musulmane a permis à Garaudy de se distancier à la fois des philosophies officielles occidentales, du capitalisme et de l’ethnocentrisme occidental. En effet, l’islam offre une conception du monde et de la vie où Dieu intervient sans cesse ; les principes  du « zakat » et du jeûne rappellent que « seul Dieu possède » et  invitent l’homme à la solidarité (voir, ici même, l’article consacré à Promesse de l’Islam 1981)
      Cependant, depuis Biographie du XXème siècle, Garaudy insiste non seulement sur l’intérêt de ces valeurs islamiques mais développe aussi la nécessité pour la communauté musulmane d’élaborer sa propre modernité. Il considère que l’Occident peut apporter à l’Islam l’esprit critique, les sciences et les techniques.
     Pour convaincre le lecteur des valeurs qui ont guidé son parcours, Garaudy utilise essentiellement la définition et la périphrase. Par exemple, ce dernier procédé  stylistique est utilisé dans les deux premiers paragraphes alors que c’est la définition qui justifie les différents choix de Garaudy. Ce livre est donc avant tout un texte argumentatif.
     L’extrait actualise les propriétés de l’essai. Il est une réflexion à partir de faits : philosophies, religions, et évènements qui se sont déroulés dans l’histoire universelle et dans la vie de Garaudy. Ces faits sont généralisés, ce qui donne à la réflexion son aspect philosophique. Les procédés de cette généralisation, l’utilisation massive du déterminant défini et de l’abstraction sont accentués.
     Le public ciblé est l’ensemble des Occidentaux. Garaudy recourt à des références occidentales : Kierkegaard, Marx, les « équilibres de la terreur » et il dit lui-même qu’il veut « crier aux Occidentaux […] les trois messages […] que résume le Coran ».
     Dans la formulation, il reste effacé : pas de « je » mais quelques « me » répartis sur les cinq premiers paragraphes. Ses actions ont été nominalisées (« décision, libération du partiel ») ou simplement mises à l’infinitif (« choisir, relativiser, rompre, dénoncer »), ce qui évite d’en mentionner le sujet. L’énonciateur se perçoit donc essentiellement à travers des processus de valorisation et de dévalorisation.
     La polyphonie, dans le sens de l’insertion du discours d’autrui dans le sien, est également implicite. Garaudy fait référence au Coran et à des philosophes, mais ne cite ni des versets du livre sacré ni des penseurs.
     Le texte reste donc limité à la voix de l’énonciateur, mais il ne s’agit pas d’un constat linéaire. Les préoccupations philosophiques, sociales et culturelles de Garaudy sont présentées d’abord comme trois choix successifs libérant du partiel, ensuite comme trois points forts de son dialogue des civilisations et de son rapprochement avec l’Islam, enfin comme trois messages du Coran.
     Etudier la structuration d’un texte permet non seulement d’en affiner la compréhension globale mais est aussi l’occasion d’admirer la virtuosité de l’écrivain. Celle-ci se manifeste dans cet extrait à travers l’usage des répétitions, de termes et de structures, qui rythment le texte.
     Pour établir le plan qui figure sur la page suivante, nous nous sommes basé sur le début de chaque paragraphe et les répétitions. La terminologie utilisée est celle de l’argumentation.
     Ce schéma met en évidence le retour des thèmes philosophiques, sociaux et culturels dans chaque colonne en tant qu’arguments, que ce soit la colonne du parcours de Garaudy au sens strict, celle où le philosophe établit comment il assure la continuité dans son dernier choix  ou celle des trois messages du Coran. Le parallèle thématique est évident lorsqu’il y a des reprises de mots, comme entre le troisième point des deux premières colonnes, ou lorsque le thème est assez précis, comme c’est le cas pour le deuxième point. Ce parallèle est plus subtil, surtout entre le troisième point de la deuxième colonne et celui de la troisième.
     Le plan facilite également l’établissement du rôle des répétitions. Celles-ci ne servent pas qu’à assurer le lien d’une sous-thèse à l’autre, elles structurent chaque « démonstration ». Reprises de termes (« Choisir (…) c’était me désolidariser de » est répété trois fois, « Chacun de ces choix » mentionné deux fois) et de structures syntaxiques (infinitif + ce n’est pas + infinitif + complément de verbe) mettent ainsi en valeur la progression intentionnelle des arguments. Par exemple, entre « relativiser », « rompre » et « dénoncer », comme entre « philosophies officielles », « ordre social qu’elle justifiait » à combattre et « barbarie occidentale », il y a une augmentation de l’intensité de l’engagement de l’énonciateur. Le même procédé se retrouve entre « philosophies officielles », « ordre social qu’elle justifiait », qu’il faut « combattre » et « barbarie occidentale ». Cette gradation est à mettre en relation avec l’analyse des valeurs de Garaudy. Celui-ci reste un philosophe de formation occidentale, à la recherche de justice sociale et dénonciateur des impasses de la culture individualiste occidentale.


    Ce + (formulation imagée de la thèse)

    Ce + (sous-thèse 1 : chaque décision = une libération du partiel)
    Chacun de ces choix (sous-thèse 2 : Garaudy explique comment son choix de l’islam intègre les autres en les dépassant.)

    (Arguments :)
    1) Choisir (K.),
    c’était me désolidariser de (philosophies officielles)
    2) Choisir (M.) ,
    c’était me désolidariser de
    (cette idéologie + ordre social) + combattre
    3) Choisir (I.),
    c’était me désolidariser de (barbarie occidentale)
    ccl : Chacun de ces choix
    ( fut l’abolition d’une limite […]
      [...] marche […] du partiel à l’universel)

    1) Relativiser ( la pensée classique de l’Europe)

    ce n’est pas (renier)
    2) Rompre (avec le système de concurrence capitaliste)  ce n’est pas (rejeter)
    3) Dénoncer (la barbarie occidentale) 
    ce n’est pas (choisir)
    ccl : (c’est crier aux Occidentaux les trois messages de la vie plénière que résume le Coran)
    3.1) (une religion qui reconnaît les prophètes d’autres religions)
    3.2) (une foi qui encourage l’action)
    3.3) (une exigence divine à décoder dans la beauté de la nature)
    ccl : Ce point (3.1 ; 3.2 ; 3.3) peut-être atteint à partir de toutes les sagesses et de toutes les religions.
    Progression avec les + puis le terme de « barbarie » Progression entre les trois infinitifs
    Decrescendo entre les infinitifs niés



Luc Collès – Université catholique de Louvain 

Cet article est aussi publié sur le blog "A l'indépendant"