23 août 2010

Aragon selon Garaudy, par Luc Collès


 Aragon ou les métamorphoses du réel

Aussi loin qu'on en remonte le cours, le plus saisissant dans l'oeuvre et la vie d'Aragon, c'est l'unité. Et son contraire aussi: le mouvement perpétuel.      R. Garaudy (1961), "L’itinéraire d’Aragon"

   Du surréalisme au monde réel  

    En 1963, Aragon préfaçait l’ouvrage que Roger Garaudy consacrait à l’œuvre de Picasso, de Saint-John Perse et de Kafka : D’un réalisme sans rivages. Il y considérait l’essai du philosophe marxiste comme un événement pour ce qu’il touchait aux choses essentielles de sa propre vie et de sa pensée et écrivait notamment : « Le débat de ma vie a été celui de l’expression des choses qui existent en dehors de moi, qui m’ont précédé en ce monde et y subsisteront quand j’aurai été effacé. Dans le langage abstrait, cela s’appelle le réalisme (…). L’attitude réaliste, dans l’art et dans la vie, est le sens de ma vie et de mon art.(…) Je ne suis pas né réaliste, cela n’a pas été pour moi non plus affaire de révélation. Le réalisme est devenu le parti pris de ma pensée, un parti irréversible, en raison de l’expérience de toute ma vie. On comprendra peut-être un jour ce que je lui ai sacrifié. » (1963 : 14-15)
   Qui mieux que Roger Garaudy lui-même pourrait éclairer ces propos ? Qui mieux que lui pourrait montrer, sous ses multiples aspects, la cohérence de l’œuvre d’Aragon ? Dans l’étude qu’il lui consacrait en 1961, L’itinéraire d’Aragon, le philosophe retraçait la progressive découverte de la réalité chez l’écrivain, son passage de l’individualisme anarchique et des ambitions surréelles à l’insertion militante et efficace dans le monde réel. En reprenant ici les grandes lignes de ce travail magistral et en le mettant en perspective, nous soulignerons le caractère dynamique de la démarche d’un écrivain qui, pour progresser, se contestait constamment et dont l’effort permanent consista à « repousser toujours les limites de l’impossible, à rendre possible l’impossible actuel, à rendre réel l’irréel présent »1. Nous relèverons donc les questions vives qui n’ont cessé d’inquiéter Aragon.
      Prenant Aragon à son point de départ, Garaudy le découvre romantique, dans la double dimension d’une aspiration inquiète et vague à l’absolu et d’un individualisme exaspéré jusqu’à l’anarchie. Barrès est son maître et il l’avoue. La règle d’Anicet, « Tout me soit occasion de m’étendre », vient directement du culte du Moi. Il existe une certaine collection Doucet où les amis d’Aragon ont pris soin de faire pour ce vivant ce qui n’est fait en général que pour les grands morts : ils ont recueilli et classé ses manuscrits ; Garaudy a puisé heureusement à ce fonds et laissé filtrer, chemin faisant, de succulents inédits. Il a notamment utilisé La défense de l’infini, qui n’était connue que par deux chapitres publiés en 1926 par la Revue européenne, et qui montre à quel point le surréalisme d’Aragon a été un avatar du mal du siècle : c’est, poussée à l’extrême, la révolte du moi qui veut faire éclater ses limites, briser les règles et les lois, s’évader dans la grande liberté du rêve.
    En 1918, une prodigieuse ivresse de libération saisit Aragon devant le génie de Rimbaud en qui il ne cessera de voir le point originel de jaillissement de la poésie moderne. Ce « lyrisme tout neuf », il le retrouve chez Apollinaire, merveilleux explorateur de terres inconnues et chez Lautréamont pour qui l’intensité du désir est la seule loi. Le mouvement Dada le séduit aussi par son mouvement de révolte généralisée, mais, comme Breton, il ne peut longtemps se satisfaire de ce nihilisme, abstrait à force de généralités. Avec Dada, l’on est loin de l’appel de Rimbaud « Changer la vie ». Dire non est sans doute le premier moment de la liberté, mais le refus n’est pas encore la création. Cette nouvelle expérience sera poursuivie par les voies du surréalisme.
    Les premières œuvres d’Aragon, les poèmes de Feu de joie (1919), Anicet ou le panorama, roman (1921), Les aventures de Télémaque (1922), les premiers poèmes du Mouvement perpétuel (1921-1922) portent la marque du désarroi de cette époque, mais traduisent surtout le mouvement qui conduit Aragon à surmonter ce désarroi. La révolte, toute morale et intellectuelle, s’y traduit par une brillante contestation des formes littéraires et des cadres de pensée reçus, jouant à merveille de ce qu’elle détruit. Déjà se fait jour l’interrogation sur le langage.
    Contre les prétentions du roman « psychologique », contre les formules toutes faites de construction de l’intrigue, Anicet, en particulier, entend marquer une rupture, disloquer à la fois le sujet et les caractères pour combattre l’idée simplifiée et schématique de l’homme et de son existence que la littérature officielle sanctifiait. Ainsi, montrer, par l’incohérence et l’arbitraire de l’intrigue et des personnages, la nullité des raisons d’agir dans ce monde tout fait et tout prêt, c’est un moyen de suggérer qu’il y a un envers troublant du réel, où tout va prendre un autre sens.
    Pour Aragon, Breton, Éluard et Soupault, la révolte de Dada devait se muer en autre chose. La rupture violente avec le passé est une nécessité provisoire, un moment qui doit être dépassé pour atteindre, au-delà de la réalité conventionnelle, le monde du lyrisme, celui du dedans, la « surréalité ». Aragon, le premier, a donné à la tentative surréaliste sa forme systématique, doctrinale, dans un texte capital, charte et programme du groupe : Une vague de rêves (1924). Pour lui, le problème littéraire central – l’analyse scientifique des sources et de la nature de l’inspiration lyrique – est indissolublement lié et subordonné à une expérience vitale, la libération de l’homme.
    Jusqu’en 1932, Aragon partage les expériences du mouvement surréaliste, en produisant quelques-uns de ses plus beaux textes, avec Le libertinage (1924) et Le paysan de Paris (1924-1926). Il est aux premières lignes d’une révolte surréaliste qui oscille entre l’autodestruction (« en même temps que moi, le déluge ») et l’émerveillement devant l’exploration de champs nouveaux : « Il s’agit d’aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme (…). Faites entrer l’infini. »
    Mais le surréalisme d’Aragon offre bien des traits propres, parfois en contradiction avec l’orientation du mouvement telle que l’infléchira Breton. Ainsi, dans Le paysan de Paris se poursuit une quête de la connaissance qui, à partir de Kant et de Hegel, progresse vers la réfutation de l’idéalisme. Plongeant au cœur du « concret » ou dans la nuit libératrice de l’inconscient, à ce point de rencontre entre la réalité extérieure et la subjectivité, en ces lieux insolites où circule le désir, l’individu cherche à saisir l’infini dans le particulier et tente en vain d’échapper à la « prison du moi ». Secoué d’élans et de ruptures, le texte célèbre le « vertige » surréaliste comme « une bataille perdue d’avance ». Seul l’amour d’une femme réelle fera pénétrer le « paysan » dans le merveilleux concret. Cette promenade philosophique défie certains interdits de Breton, notamment par sa description minutieuse de réalités extérieures. Dans ces années vingt, la « volonté de roman » persistante chez Aragon se heurte au refus surréaliste du réalisme descriptif. D’autres divergences de fond porteront sur le langage .
    Mais c’est sur la question de l’engagement politique que la route d’Aragon et celle de Breton vont diverger. Il y a deux manières de refuser le désordre établi : ou bien la négation anarchique et l’invasion mystique, ou bien la lutte révolutionnaire aux côtés du monde socialiste naissant ; l’individualisme à tout prix ou l’incarnation dans le combat collectif. A ce sujet, Garaudy cite le dilemme de Pierre Naville : « Faut-il croire à une libération de l’esprit antérieure à l’abolition des conditions bourgeoises de la vie matérielle et jusqu’à un certain point indépendante d’elle ? ou, au contraire, l’abolition des conditions bourgeoises de la vie matérielle est-elle une condition nécessaire de la libération de l’esprit ? » (Op.cit. : 188)
      Pour Breton (1932), « L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel » : on peut en effet avoir l’illusion de « changer la vie » quand l’imagination donne aux choses un autre sens, une autre interprétation subjective. Dans ce cas, il ne s’agit pas de transformer les choses, mais seulement de transformer l’idée qu’on s’en fait. Aragon, quant à lui, prend dès 1925 conscience du « déterminisme social » qui pèse sur l’esprit. Il s’aperçoit que les révoltes et les négations forcenées de leur petit groupe ne sont que tempêtes dans un verre d’eau, qu’elles n’ont aucun impact sur l’histoire réelle. Non seulement elles n’émeuvent nullement les grandes forces sociales de la révolution, mais elles sont utilisées comme divertissement mondain par les snobs. Il y a là un dualisme à surmonter : celui de l’intention révolutionnaire et libératrice des écrits et de l’usage qui en est fait par ceux-là mêmes qu’ils prétendent combattre.
      Sous l’influence de la guerre du Maroc, et de lutte de la classe ouvrière contre celle-ci, Aragon adhérera au Parti communiste en 1927, mais, de 1924 à 1934, il vivra dix années de crise qui vont progressivement, après bien des colères, des doutes, des retours et des éclairs de certitude, le faire passer de l’individualisme au monde réel. Garaudy évoque « la contradiction dialectique d’un homme qui se développe ». La révolution, tantôt Aragon la maudit parce qu’elle menace d’emporter comme un fétu de paille son univers à lui, individuel, anarchique et poétique, tantôt il l’espère et l’appelle parce qu’elle exterminera le monde pourissant contre lequel ses rêves et ses poèmes étaient une première et impuissante insurrection. Cette contradiction, il réussit à la dépasser en voyant dans « la négation du dedans et celle du dehors » une unité profonde qui réside dans la volonté de construire un monde nouveau et harmonieux. Ainsi, selon Garaudy, le réalisme socialiste sera accompli chez Aragon à un niveau de perfection toujours égal dans toute l’œuvre romanesque et poétique d’après 1930.
    Néanmoins, sa métamorphose serait incompréhensible sans la rencontre d’Elsa Triolet à la fin de 1928. Écrivain de langue russe et nourrie de la tradition des réalistes russes, de Pouchkine à Maïakovski et de Tchekhov à Gorki, Elsa l’arrache au nihilisme et au désespoir et le branche sur ceux qui construisent l’avenir. En 1930, elle l’emmène en Union Soviétique. Ces événements précipitent le passage à une forme d’écriture nouvelle. Aragon participe à la deuxième Conférence internationale des écrivains révolutionnaires et condamne « l’idéalisme » du Second manifeste du surréalisme. La « révélation physique » d’« un monde où les ouvriers et paysans ont pris en main la vie » le bouleverse et l’incite à écrire une poésie directement militante, dont « Front rouge », dans Persécuté persécuteur (1931). En 1933, dans Commune, il formule cette condamnation du surréalisme : « Négation idéaliste qui n’oppose au monde réel que les libertés prises par un individu, et pour lui-même. » Il lance aux écrivains la question : « Pour qui écrivez-vous ? », refuse les œuvres « apolitiques », et pour sa part essaie de « mettre son métier, l’intime même de son métier, au service de ce monde nouveau » (1934).
    A partir de 1934, Aragon affronte les problèmes d’une écriture moderne et militante, plongeant ses racines dans les traditions nationales. Son combat politique et littéraire est à la base des cinq romans qui portent le titre d’ensemble Le monde réel : les cloches de Bâle (1933), Les beaux quartiers (1936), Les voyageurs de l’impériale (1942), Aurélien (1945), Les communistes (1949-1951). L’inspiration révolutionnaire se dégage de la protestation latente contre un monde inhumain dont les ressorts sont mis à nu : violence capitaliste, pouvoir de l’argent, guerres, sujétion de la femme, mutilation de l’individu…Elle transparaît aussi dans l’aspiration bafouée à une vie plus authentique, où l’amour serait possible. Le récit appelle souvent une double lecture historique, l’histoire révolue faisant miroir au présent.
    A côté de l’invention romanesque s’engage, à partir du recueil Le crève-cœur (1941), une extraordinaire expérience poétique née de la guerre et de la Résistance. Mobilisé, Aragon est au cœur des opérations. Sa poésie va connaître un immense retentissement national. Tracts ou revues diffusent ses vers : Les yeux d’Elsa (1942), Brocéliande (1942), En français dans le texte (1943), Le musée Grévin (1943), La Diane française (1944). Aragon trouve d’emblée la source du lyrisme en devenant le porte-parole du malheur partagé. Deux constantes s’y affirment : en alliant l’amour d’Elsa à l’amour du pays, le poète proclame les valeurs qui justifient son combat. L’écriture poétique renoue avec toute la richesse des traditions nationales. Aragon a recours aux chansons de geste, légendes et chants populaires français pour en ranimer  l’esprit d’héroïsme, le respect courtois de la femme, la fidélité…
    Après la guerre, ses textes vont du nouveau malheur de ce temps, le nouveau crève-cœur (1948), au témoignage sur la grandeur des siens : L’homme communiste (1946) et Les communistes. L’écrivain produit une œuvre théorique et critique abondante, d’un réalisme militant, qui restitue aux œuvres leur contexte historique : Hugo, poète réaliste (1952), L’exemple de Courbet (1952), La lumière de Stendhal (1954).      Malgré une crise qui survient devant la réalité du stalinisme, l’idéal communiste n’est pas rejeté. Ainsi Les yeux et la mémoire (1954) affirme la confiance du poète en son parti et tresse aux poèmes politiques un chant d’amour d’un ton grave pour Elsa. De cette crise va surgir une prodigieuse nouvelle époque de l’écrivain. Celle-ci s’ouvre sur deux œuvres majeures, Le roman inachevé (1956) et La semaine sainte (1958). Aragon se réclame désormais « d’un réalisme sans rivages » et va demander « droit de cité » pour « un réalisme expérimental » faisant toute sa place à l’imagination. Dans les textes, la distinction entre poèmes et romans s’efface de plus en plus ; un même lyrisme déchiré et une même réflexion sur l’écriture se déploient dans des « poèmes » comme Elsa (1959), ou des « romans » comme La mise à mort (1965), Blanche ou l’oubli (1967), Henri Matisse, roman (1971), Théâtre/roman (1974).
    Le renouvellement romanesque est considérable. Il sort des cadres de la vraisemblance, rend impossible la croyance naïve à l’existence des personnages, brise la suite chronologique. Toutes ces ruptures correspondent à une nouvelle idée du réel et de l’art. A la place de l’illusoire « objectivité » du récit, la narration à la première personne introduit des subjectivités multiples. Le monde extérieur, l’histoire continuent d’être présents, de façon précise et datée, mais fragmentaire. La composition refuse toute organisation univoque et autorise plusieurs lectures.
    Ainsi, parcourue selon l’ordre du temps, l’œuvre d’Aragon présente une suite de visages contrastés, mais de ce mouvement se dégage une logique, celle d’avoir changé par un réexamen constant de la pratique d’écrivain et surtout de son rapport à la réalité.

     Qu’en penser aujourd’hui ?

      Il est certain que l’adhésion d’Aragon au communisme a servi son art en lui rendant l’optimisme et l’amour des hommes. Mais, s’il avait raison contre Breton en voulant rapprocher la littérature de la vie et en insérant la révolte dans l’histoire, ne peut-on se demander si Breton n’avait pas raison contre lui, en reconnaissant, au plan de l’action comme au plan de l’art, la transcendance du point de vue de l’esprit ? Leur dialogue pour tirer le surréalisme de l’impasse ne ressemble-t-il pas étrangement, dans ses intentions et son ambiguïté, au dialogue de Sartre et de Camus pour rendre à l’existentialisme un sens positif ?
      Garaudy approuve Aragon d’avoir déclaré : « Il faut à l’âme substituer la classe. C’est la classe qui produit les idées, qui inspire les sentiments, les actions, les écrits ». Cette proposition doctrinale n’a-t-elle pas grevé d’une lourde hypothèque de partis pris et de mots d’ordre l’œuvre du poète et du romancier, et ne l’aurait-il pas écrasée s’il y fût resté absolument fidèle, s’il n’eût trouvé dans les exigences de son cœur et de son art, l’accès à une humanité plus profonde et moins sociologiquement déterminée ? D’ailleurs, cette proposition n’est-elle pas contredite par l’exemple d’Aragon lui-même ? Car enfin, sa foi politique, ce n’est pas sa classe sociale qui le lui a dictée ; c’est par un mouvement de sa liberté personnelle qu’il en a choisi le risque.
    Le projet de Garaudy était de montrer la voie qui a conduit Aragon des visions dadaïste et surréaliste au réalisme socialiste. Cette continuité, l’écrivain l’a souvent revendiquée, singulièrement dans la préface, écrite en 1948, pour La nuit des temps de Claude-André Puget, et il en a donné lui-même, dans J’abats mon jeu (1959), une description ingénieuse. Ce qui est certain, c’est qu’à travers des expériences intellectuelles, politiques et sentimentales successives et sous des affirmations contradictoires, une même lumière, plus ou moins intense et pure, baigne tout le massif de l’œuvre.
    Disons bien que c’est une lumière de poésie. Aragon est d’abord un créateur d’images, la phase surréaliste ayant valu pour lui une cure excitante de l’imagination, qui a exercé et libéré son humour, développé son baroquisme congénital. Mais c’est aussi, par instinct et système, un écrivain soucieux de construire un langage largement communicable ; d’où une incompatibilité d’humeur avec les surréalistes, auxquels il a reproché « de n’avoir en vue qu’un moment de la création » ; or ce moment, la dictée de l’inconscient, « ne suffisait pas à rendre compte des autres » (Aragon 1937 : 64-66), les tentatives méthodiques de l’expression, desquelles, même aux beaux jours de l’écriture automatique, il ne s’est jamais désintéressé.
      D’où la pureté formelle d’Anicet et le style concerté du Paysan de Paris ; d’où la facile acclimatation au lyrisme politique et au roman social. A celui-ci, comme l’a bien vu Garaudy, Aragon était préparé par la curiosité des choses, par un tempérament de poète urbain, sensible aux spectacles de la rue, aux aspects de la vie ordinaire et commune : très tôt, son surréalisme a été descriptif, impressionniste et unanimiste, le goût du merveilleux trouvant à se satisfaire dans la familiarité du quotidien. Enfin, plus en profondeur, ne peut-on penser que le cachet spécifique de son talent a été une aptitude à formuler avec facilité, et souvent avec bonheur, des pensées et des sentiments élémentaires, qui touchent le lecteur au vif ?  Ce qui a fait de lui un des rares poètes populaires du XXe siècle, un des seuls qui réveillent sans respect humain les lieux communs de la tendresse amoureuse, de la générosité sociale, de la foi au bonheur et au progrès. Vocation certes dangereuse et qui l’expose, quand il ne se surveille point, à tomber dans la romance ou l’éloquence de meeting ; mais enfin, si cette voix tombe quelquefois au-dessous de Coppée, n’est-elle pas une des seules à pouvoir donner aussi l’impression qu’elle dialogue, non sans justesse, avec Musset et Hugo ? Qui n’a pas bâillé avec Hourra l’Oural (1934), mais pleuré avec Le crève-cœur (1941) ? Qui a pu subir de bout en bout les six tomes des Communistes (1949-1951), mais qui n’a pas été ravi de retrouver dans La semaine sainte (1958) le roman historique avec toute sa sève et tout son éclat ?
    Garaudy voudrait que la grandeur d’Aragon fût d’avoir dépassé et exorcisé cette forme extrême de l’anarchie que fut le surréalisme pour rejoindre la vérité du réalisme socialiste et pour en lester une œuvre tendue dans le sens de l’Histoire. Mais ne peut-on penser que l’art d’Aragon et l’authentique unité de son aventure ont été d’affirmer, dans le surréalisme comme dans le communisme, une personnalité de grand écrivain, transcendante à ses doctrines ? La grandeur d’Aragon, ce n’est pas d’avoir mis son talent au service du matérialisme dialectique, c’est d’avoir saisi la beauté du monde dans la lumière de Paris, l’amour dans les yeux d’Elsa, la justice dans une idée de la révolution ; et c’est en définitive d’avoir été Aragon.
 
Luc Collès in K. Canvat et al., Convergences aventureuses, Presses universitaires de Namur, 2004, pp. 43-51.  Références bibliographiques: ARAGON, L.  (1935) Pour un réalisme socialiste, Paris : Denoël et Steele(1963a)  « Préface » in GARAUDY, R. D’un réalisme sans rivages. Paris : Plon.     (1963b)  « En guise de postface ». Ibid. BRETON, A. (1932)  Le revolver à cheveux blancs. GARAUDY, R. (1961) L’itinéraire d’Aragon. Paris : Gallimard, « Vocations ».     (1963). D’un réalisme sans rivages. Paris : Plon. LECHERBONNIER, B. (1971) Aragon. Paris : Bordas, « Présence littéraire » NAVILLE, P. (1926) La révolution et les intellectuels