Le dernier grand rêve d'universalité fondé sur la
fécondation réciproque des cultures et des religions, d'unité symphonique du
monde et non pas d'unité impériale de domination, en rupture donc avec l'ethnocentrisme
romain puis occidental, fut celui du cardinal Nicolas de Cues (1401-1464) dans
son livre : La Paix de la foi, publié en 1453, l'année même de la prise,
par les Turcs, de Constantinople, capitale d'une monarchie de tradition
romaine, dans un cadre grec.
La victoire turque eut, dans
toute l'Europe, un retentissement considérable, car elle apparut comme une
victoire de l'Islam sur la chrétienté.
Au lieu de faire appel à de
nouvelles Croisades, le cardinal Nicolas de Cues eut l'audace de répondre par
la Paix de la foi, fondée sur deux principes fondamentaux de tout
véritable dialogue énoncés au chapitre 5 du livre:
1) — "aucune créature ne
peut embrasser le concept de l'unité de Dieu"
2) — "il n'y a qu'une seule
religion dans la variété des pratiques religieuses."
Il tend ainsi à définir une foi fondamentale et
universelle, dont l'unité est masquée par la diversité des cultures dans
lesquelles elle s’exprime : "Ce n'est pas une autre foi, mais la même
et unique foi que vous trouverez sous jacente chez tous les peuples." (Chap.
4)
Ce n'était pas seulement
l'exclusion de la Croisade, mais un changement même du rôle de la mission : au
lieu de pratiquer une colonisation culturelle de l'autre, le missionnaire
chrétien doit d'abord reconnaître Jésus vivant, présent et agissant dans la diversité
des cultes et des cultures.
De là le projet de ce Concile universel
de
toutes les religions du monde fondant une paix durable entre les peuples par la
prise de conscience d'une foi commune respectueuse de la diversité de ses
approches, car "avant toute pluralité on trouve l'unité" (ch. 4).
Et d'abord l'unité profonde de
l'homme et de Dieu, telle que l'avait conçue l'Eglise d'Orient que Nicolas de
Cues avait connue, non seulement par la lecture des Pères grecs mais par
l'expérience vécue qu'il avait de la foi orthodoxe lors de son voyage à Constantinople
en 1437.
Le premier intervenant, après le
grec, dans ce Concile, est un non-chrétien : un indien qui proclame que les
hommes "ne sont pas Dieu absolument mais Dieux par participation."
(Ch. VII).
Le chaldéen souligne : "l'on
voit dans l'essence de l'amour comment l'aimé unit l'amant à l'aimable."
(Ch. VIII)
Dès lors, dit Le Verbe dans La
Paix de la foi (ch. IX) les Arabes comprendront "qu'admettre la
Trinité c'est nier la pluralité des Dieux."
Sur quoi, le Persan ajoute (ch.
XI) que "de tous les prophètes Jésus est le plus grand, il lui convient
donc... d'être appelé "Verbe de Dieu". C'est ainsi d'ailleurs que
l'appelle le Coran" (ch. XII).
Dans sa lettre à Jean de Ségovie,
archevêque de Césarée, du 28 décembre 1453, Nicolas de Cues le félicite de se
livrer à "l'étude critique du Coran” : "il faut plutôt dialoguer que
guerroyer avec eux", et lui-même écrira en 1461, une Cribratio Alchorani,
étude critique du Coran où il recherche, sous les formules conflictuelles, ce qui
est en accord avec sa propre foi.
Il n'y a dans cette recherche
d'une foi fondamentale et première à travers la diversité des religions, nul
éclectisme: le cardinal Nicolas de Cues aborde ce dialogue à partir d'une
méditation profonde, (dans son livre sur La docte ignorance, 1440),
sur la connaissance qui s'oppose à la philosophie grecque de l'être et à
la logique d'Aristote, car elle est fondée à la fois sur une conception de l'Un
qui n'exclut ni le multiple ni la contradiction, et une conscience aiguë des
rapports du fini et de l'infini, de l'homme et de Dieu, dont il avait eu,
dit-il, la révélation philosophique au cours de son voyage en Orient en 1437 et
1438.
Contre l'aristotélisme et la
logique de l'école, qui régnait de son temps, il formule le principe de la coïncidence
des contraires.
La pensée n'est pas pour lui un
reflet de l'être, elle est un acte: celui de l'être fini qui s'efforce
de penser la totalité de ses relations avec les autres, de prendre conscience qu'il
n'est pas, en dehors de ces relations avec les autres et avec Dieu.
Cette méditation spirituelle
s'enracine dans une réflexion mathématique sur la notion d’infini : un triangle
dont un côté serait infini, serait identique à une ligne droite, de même que
dans un cercle qui serait de diamètre infini, chaque segment de la circonférence,
courbe dans une figure finie, serait une ligne droite (I, §13). De même un
polygone dont on diviserait indéfiniment les côtés deviendrait un cercle.
Ainsi toute choses, pensées en
fonction de l'Infini, de Dieu qui est "en acte tout ce qui peut
être", sont une dans leur altérité et leur multiplicité. "Les choses
visibles sont des images de choses invisibles" (I, §11) et la Docte ignorance
n'est autre que la foi, la vision de toute chose en Dieu, c'est à dire dans
la plénitude de ses relations avec le tout, et la conscience de son rapport à
l'infini. C'est de cette manière que, rejoignant Maître Eckhart, il considère
le temps: là encore, si l'on contemple l'histoire du point de vue de l'infini:
si l'on voit les choses en Dieu (qui est au delà du temps) le passé et le futur
ne sont que des extrapolations du présent; si bien que, comme disait Maître
Eckhart, "du point de vue de Dieu, le moment de la création du monde, le
moment où je vous parle, et celui du Jugement dernier sont un seul et même
instant." (Sermon 9)
En regard de l'infini, l'instant
est identique à l'éternité "car l'infini nous fait dépasser complètement
toute opposition" (chap. 16), comme la courbure du cercle devient, à l'infini,
ligne droite, comme le triangle. Il en est de même pour toute forme et toute ligne
: "l'infini est en acte tout ce que le fini est en puissance."
(I, chap. 13) "L'infini nous fait dépasser toute opposition" (chap.
16). "Tout est en Dieu et Dieu est en Tout." (II, chap. 3) toute
chose est dans toutes les autres et n'existe que par elles.
Tel est "le mouvement de
connexion amoureuse qui porte toutes les choses vers l'unité pour former, à
elles toutes, un univers" (II, chap. 10).
Nicolas de Cues, dans une formule
dont on attribue faussement la paternité à Pascal,
dit que "l'organisme du monde a son centre partout et sa circonférence
nulle part, parce que Dieu est circonférence et centre, lui qui est partout et
nulle part." (II, 12).
Dans la perspective de cette
unité des contraires, la mort du Christ est le gage de l'immortalité.
Mais pour nous, dans notre
finitude, cette unité du multiple n'est accessible que par images : toute
figuration ou définition de Dieu le réduit à nos dimensions de créature finie.
Toute théologie est nécessairement négative : tout ce que je peux dire de Dieu est
inévitablement une idole. Je ne puis dire que ce qu'il n'est pas : rien de fini
au regard de l'infini.
Je ne puis le saisir par
concepts. Ainsi "la foi est le commencement de la connaissance intellectuelle"
(III, chap. 11) et aussi sa fin puisque la prise de conscience de cette inaccessibilité
en fait un postulat (à la fois nécessaire et intellectuellement indémontrable).
"Telles sont les vérités qui se révèlent par degrés à celui qui s'élève à Jésus par la foi. Foi dont la divine
efficacité ne s'explique pas." (III, chap. 11)
La Docte ignorance s'oppose
à l'ignorance arrogante, comme le fut la philosophie de l'être d'Aristote
et comme le seront les philosophies de l'être de Descartes et d'Auguste
Comte.
Elle fonde la Paix de la foi,
avec sa compréhension de toutes les idolâtries : "les gentils nommaient
Dieu de diverses manières, du point de vue de la création finie...tous ces noms
sont des perfections particulières... ils le voyaient là où ils voyaient ses oeuvres
divines." (I., chap. 25)
Cet universalisme sera détruit,
un siècle plus tard, par la deuxième sécession de l'Occident : après la philosophie de l'être qui
s'exprimait chez Platon et Aristote, celle qui
s'exprima dans la raison technicienne de la renaissance. L'Occident
conçut alorsune science ne visant que
l'accroissement quantitatif des moyens, et oublieuse
de la recherche des fins.
Roger Garaudy
L'avenir, mode d'emploi, Editions vent du large, 1998, pages 334 à 338