19 décembre 2013

Amour et justice




ImageComme attitude à l’égard des autres, l’amour n’est pas le prolongement de la justice, une plus grande justice : il en est le contraire. Au début des Misérables de Victor Hugo, l’évêque de Digne reçoit à sa table l’ancien forçat Jean Valjean, qui lui vole, en partant, ses candélabres d’argent. Aux gendarmes qui ramènent chez lui le voleur, l’évêque déclare : "Je les lui ai donnés." Alors que le policier Javert traquera Jean Valjean pendant toute sa vie. Qui est le juste ? C’est le policier Javert. Alors que l’évêque de Digne a soustrait un voleur à un "juste" châtiment. Car la justice consiste à traiter chacun selon ce qu’il est, c’est-à-dire selon ce qu’il a fait, selon son passé. A chacun son droit, ce qui lui est dû: à l’esclave ce qui est dû à l’esclave, au maître ce qui est dû au maître. Au voleur ce qui est dû au voleur, c’est-à-dire la prison.
Dans une société capitaliste donner au patron ce qui est dû au patron, c’est lui accorder la liberté d’entreprise, même si elle va à l’encontre de l’ouvrier ou du bien public.
L’amour rompt cette règle du jeu, cette règle de l’ordre. C’est pourquoi les hommes d’ordre n’aiment en général pas l’amour. C’est un fauteur de désordre. C’est un pari sur l’avenir d’un homme. Toute une vie peut être subvertie (comme celle de Jean Valjean) par ce pari, par cet acte d’amour qui lui donne l’espace de liberté nécessaire.
Je ne conteste pas la nécessité, dans un ordre donné, toujours historique et relatif, de réaliser la justice, c’est-à-dire cet ordre sous la forme la plus achevée. Il y a la nécessité, et puis il y a les ruptures de cette nécessité. Je demande seulement qu’on admette cette possibilité de rupture, qui s’appelle la foi au delà du concept, l’amour au delà de la justice, la révolution au delà de l’ordre établi.
Une révolution authentique, pour être un changement radical dans les rapports humains, n’est pas seulement le triomphe de la justice mais le triomphe de l’amour.

Roger Garaudy, Parole d’homme, pages 151-152. (Editeur Robert Laffont, 1975)
cité sur le blog Réveil-mutin