L' insurrection des
étudiants de 1968 ne manqua pas
d'épisodes pleins de
signification qu'énonçaient de pittoresques
graffiti. Un étudiant alla
trouver son professeur et lui déclara :
« Dites-nous une bonne fois : JE
». Je vois là un réflexe de
bonne santé, car, si les
disciplines scientifiques et techniques
se tiennent dans un objectivisme
radical, l'ensemble des sciences
humaines doit comporter, plus
profondément qu'un enseignement
et lui conférant sa valeur
décisive, un témoignage.
J'ose
penser que, pendant cinquante
ans, mon enseignement fut
éclairci et animé par mon
témoignage.
Voici une parfaite illustration
de cet axiome de la
communication entre hommes,
fût-ce en échange inconscient.
Parvenu au terme de sa longue
carrière, non seulement
universitaire, mais engagée dans
les grands débats du monde,
Roger Garaudy récapitule les
diverses voies de sa pensée dans
un « testament », comme il dit,
dans lequel, évidemment, le
témoignage est régulateur, fût-ce
avec les risques des options
et au détriment des
interprétations objectives. Ainsi avons-nous
une histoire de la pensée
contemporaine à partir de l'expérience
d'un homme immergé dans les
multiples courants de cette
pensée. Ou mieux, comme il dit,
avec tous les aléas et les risques
de l'entreprise, faire de son
cheminement d'homme la
conscience critique d'un siècle.
Avec une telle visée, nous sommes
loin de la rédaction d'un
cours universitaire, nous
enregistrons un vif dialogue avec des
partenaires, contemporains ou
anciens, et auxquels participent
des artistes dont les grandes
oeuvres ont un caractère prospectif.
(Garaudy orienta ses cours vers
l'esthétique.) Ainsi voyons-nous
les premières perceptions
philosophiques suscitées par une
rencontre avec Blondel. Entrent
alors dans la conversation
Sartre et Éluard, Gilson et
Bachelard, Gaston Berger et
Langevin , Jacques Monod
et Mendès-France, Helder Camara
et le Père Rahner , Jurgen Moltmann en écho de Bloch et
Armand Kaplan, et, en
permanence, Marx et Kierkegaard. Ne
redoutons pas un éclectisme
superficiel; car commande et
autorise cet entregent la
conscience de plus en plus vive de deux
dimensions régulatrices : la transcendance, c'est-à-dire la
dépendance à l'égard d'un Dieu
créateur, la communauté,
c'est-à-dire le sentiment en
chaque personne d'être responsable
du destin de tous les autres.
Le débat sur la raison n 'est
pas académique, car la raison
consiste à découvrir le point où
l'acte poétique de création,
l'action politique et l'acte de
foi ne font qu'un. La foi n'est
plus alors ce qui contredit ou
contraint la raison, mais au
contraire ce qui
l'empêche de s'enfermer sur elle-même dans
cette « suffisance » qui est le contraire de la transcendance.
La foi est une raison sans
frontière.
Sur cet itinéraire, les
contestations sont prévisibles et
normales selon la loi d'un
dialogue qui s'est engagé parce qu 'on
sait avoir quelque chose à
recevoir de l'autre. C'est dans ce cadre
que l'on pourrait , si c'en
était le lieu, élever des contestations
dans un dialogue lucide et
cordial. S'il est navrant que la
civilisation occidentale ait
ignoré, dans son monopole, les autres
civilisations, il faut
accorder une densité humaine de grand style
à la pensée grecque, Aristote
compris. S'il faut regretter, pour
la foi elle-même, que l'Église de
l'Évangile ait tourné en
chrétienté constantinienne, il faut reconnaître la vérité sociale
du droit romain, y compris dans
les institutions religieuses. S'il
faut tenir l'homogénéité de la
transcendance dans les trois
religions abrahamiques,
l'israélite, la chrétienne, la musulmane,
le refus d'une immanence allant
jusqu'à l'incarnation
de Dieu dans l'histoire ne
pèse-t-il pas sur les comportements
mentaux, politiques, culturels de
l'Islam ? Son immobilisme
n 'est-il qu 'un accident ? Et
ainsi de suite dans les tâches de
la raison pour poser et résoudre
les problèmes qui permettent
aux hommes de créer un avenir à
visage humain.
Présentation du livre de Roger Garaudy "Biographie du 20e siècle", Editeur Tougui, 1985, pages 7 à 9
Lire l'hommage de Garaudy à la mort du Père Chenu: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2010/10/chenu-mon-pere.html