18 août 2013

La reconquête de l’espoir



L'avenir n'est pas « ce qui sera » , mais ce que nous
ferons. L'histoire passée non plus n'était pas inéluctable.
Car l'homme n'est ni une chose, ni un animal. Il
n'est ni captif d'un instinct, ni esclave d'un destin, ni
l'enfant gâté d'une Providence, ni la marionnette d'un
quelconque déterminisme.
L'homme fait sa propre histoire. Il ne peut pas la
faire arbitrairement, mais toujours dans des conditions
léguées par le passé. Ce qui distingue l'homme de tous
les autres êtres de la nature, c'est qu'il invente des
projets, qu'il ouvre des possibles.
Bien entendu, lorsque nous relisons le passé, en
chaque moment de l'histoire, un seul possible a
triomphé. L'histoire est écrite par les vainqueurs : pour
justifier leur victoire, ils doivent montrer qu'elle était la
seule solution aux problèmes posés. Mais devant nous,
l'éventail des possibles est encore ouvert, les projets
peuvent encore s'affronter, et l'issue du combat n'est
pas déjà écrite.
Lorsqu'il y a plus de vingt ans, au lendemain de
l'écrasement du Printemps de Prague, j'écrivais : « Le
Socialisme, ce n'est pas cela ! » , dans un livre déjà intitulé
Reconquête de l'espoir, certains me traitaient d'utopiste.
L'utopie de 1992, le projet, ne sera pas nécessairement
la réalité de demain, mais elle propose une
hypothèse de travail qui aidera à modeler cette réalité.
En revanche, i l suffit de croire qu'il n'y a rien à
faire et de se comporter en conséquence, c'est-à-dire
en ne faisant rien, pour que l'avenir ne soit rien
d'autre que le prolongement du présent et du passé. Se
résigner, ce n'est pas obéir au destin, c'est le rendre
inéluctable.
Les victoires de l'avenir se remporteront d'abord
dans la tête et le coeur des hommes, car les armes, toutes
les armes, qu'elles soient guerrières, policières, économiques,
bureaucratiques ou idéologiques, sont maniées
par des hommes. Et lorsque quelque chose se casse dans
la tête et le coeur de ces hommes, ces armes, même les
plus sophistiquées et les plus redoutables, tombent de
leurs mains. C'est pourquoi militaires ou politiciens se
trompent toujours, eux qui mesurent seulement la force
par la puissance de feu et la logistique. Il arrive que le
plus faiblement armé gagne, comme au Viêtnam ou en
Algérie, ou même qu'un peuple aux mains nues
désarme une puissante armée, comme celle du shah
d'Iran. Cela les déconcerte : la foi n'entre pas dans leurs
circuits électroniques.
Ce qui ne signifie pas que l'on verse dans l'illusion
angélique jusqu'à croire que les idées sont le moteur de
l'histoire.
Ce livre, qui fait tant de place — paradoxalement
penseront certains — à la foi dans l'élaboration d'un
projet politique, tend précisément à faire prendre
conscience de l'unité profonde entre une politique qui
n'est pas un département du marché mais une branche
de la culture, et une foi qui n'est pas seulement verbale,
rituelle, désincarnée, mais qui, au contraire, est la
partie invisible de l'action, comme l'action est l'expression
visible de la foi.
Cette action est la plus réaliste qui soit, car la pire
utopie, désormais, c'est le statu quo, l'acceptation des
dérives qui conduisent à la mort.
Dans la formation de ses projets, l'Occident a
commis des erreurs d'aiguillage. Notamment dès le
4e  siècle, en substituant à la prodigieuse levée de Jésus
et de son projet libérateur une théologie de la domination
qui la liait aux pouvoirs et l'empêchait d'aider les
peuples à découvrir, à travers le message de Jésus, les
fins de leur action.
Depuis la Renaissance, une conception mutilée de la
raison comme instrument de puissance et d'exploits
techniques, ne pouvant assigner des fins, a donné à
l'homme des moyens cyclopéens, mais n'ayant d'autres
fins que leur accroissement pour produire toujours plus
de biens et de services.
Il s'agit donc, pour ne pas multiplier les déraillements
et leurs dérives, de remettre en question les
formes de religion, de politique, de rationalité qui les
ont suivis. Non par un « retour aux sources », mais par
une réflexion sur les incidences actuelles de ces mauvais
choix et sur les conditions inédites dans lesquelles nous
avons à résoudre ces problèmes pour reprendre le cap.
Chacun de nous en est personnellement responsable.
Comme le chantait le poète Nazim Hikmet :
Si je ne brûle pas ,
si tu ne brûles pas ,
si nous ne brûlons pas ,
comment les ténèbres
deviendront-elles clarté?

ROGER GARAUDY
LES FOSSOYEURS. Un nouvel appel aux vivants
Conclusion, pages 213 à 215
l'Archipel éditeur, 1992