L'avenir
n'est pas « ce qui sera » , mais ce que nous
ferons.
L'histoire passée non plus n'était pas inéluctable.
Car
l'homme n'est ni une chose, ni un animal. Il
n'est
ni captif d'un instinct, ni esclave d'un destin, ni
l'enfant
gâté d'une Providence, ni la marionnette d'un
quelconque
déterminisme.
L'homme
fait sa propre histoire. Il ne peut pas la
faire
arbitrairement, mais toujours dans des conditions
léguées
par le passé. Ce qui distingue l'homme de tous
les
autres êtres de la nature, c'est qu'il invente des
projets,
qu'il ouvre des possibles.
Bien
entendu, lorsque nous relisons le passé, en
chaque
moment de l'histoire, un seul possible a
triomphé.
L'histoire est écrite par les vainqueurs : pour
justifier
leur victoire, ils doivent montrer qu'elle était la
seule
solution aux problèmes posés. Mais devant nous,
l'éventail
des possibles est encore ouvert, les projets
peuvent
encore s'affronter, et l'issue du combat n'est
pas
déjà écrite.
Lorsqu'il
y a plus de vingt ans, au lendemain de
l'écrasement
du Printemps de Prague, j'écrivais : « Le
Socialisme,
ce n'est pas cela ! » , dans un livre déjà intitulé
Reconquête de l'espoir, certains me traitaient d'utopiste.
L'utopie
de 1992, le projet, ne sera pas nécessairement
la
réalité de demain, mais elle propose une
hypothèse
de travail qui aidera à modeler cette réalité.
En
revanche, i l suffit de croire qu'il n'y a rien à
faire
et de se comporter en conséquence, c'est-à-dire
en
ne faisant rien, pour que l'avenir ne soit rien
d'autre
que le prolongement du présent et du passé. Se
résigner,
ce n'est pas obéir au destin, c'est le rendre
inéluctable.
Les
victoires de l'avenir se remporteront d'abord
dans
la tête et le coeur des hommes, car les armes, toutes
les
armes, qu'elles soient guerrières, policières, économiques,
bureaucratiques
ou idéologiques, sont maniées
par
des hommes. Et lorsque quelque chose se casse dans
la
tête et le coeur de ces hommes, ces armes, même les
plus
sophistiquées et les plus redoutables, tombent de
leurs
mains. C'est pourquoi militaires ou politiciens se
trompent
toujours, eux qui mesurent seulement la force
par
la puissance de feu et la logistique. Il arrive que le
plus
faiblement armé gagne, comme au Viêtnam ou en
Algérie,
ou même qu'un peuple aux mains nues
désarme
une puissante armée, comme celle du shah
d'Iran.
Cela les déconcerte : la foi n'entre pas dans leurs
circuits
électroniques.
Ce
qui ne signifie pas que l'on verse dans l'illusion
angélique
jusqu'à croire que les idées sont le moteur de
l'histoire.
Ce
livre, qui fait tant de place — paradoxalement
penseront
certains — à la foi dans l'élaboration d'un
projet
politique, tend précisément à faire prendre
conscience
de l'unité profonde entre une politique qui
n'est
pas un département du marché mais une branche
de
la culture, et une foi qui n'est pas seulement verbale,
rituelle,
désincarnée, mais qui, au contraire, est la
partie
invisible de l'action, comme l'action est l'expression
visible
de la foi.
Cette
action est la plus réaliste qui soit, car la pire
utopie,
désormais, c'est le statu quo, l'acceptation des
dérives
qui conduisent à la mort.
Dans
la formation de ses projets, l'Occident a
commis
des erreurs d'aiguillage. Notamment dès le
4e siècle,
en substituant à la
prodigieuse levée de Jésus
et
de son projet libérateur une théologie de la domination
qui
la liait aux pouvoirs et l'empêchait d'aider les
peuples
à découvrir, à travers le message de Jésus, les
fins
de leur action.
Depuis
la Renaissance, une conception mutilée de la
raison
comme instrument de puissance et d'exploits
techniques,
ne pouvant assigner des fins, a donné à
l'homme
des moyens cyclopéens, mais n'ayant d'autres
fins
que leur accroissement pour produire toujours plus
de
biens et de services.
Il
s'agit donc, pour ne pas multiplier les déraillements
et
leurs dérives, de remettre en question les
formes
de religion, de politique, de rationalité qui les
ont
suivis. Non par un « retour aux sources », mais par
une
réflexion sur les incidences actuelles de ces mauvais
choix
et sur les conditions inédites dans lesquelles nous
avons
à résoudre ces problèmes pour reprendre le cap.
Chacun
de nous en est personnellement responsable.
Comme
le chantait le poète Nazim Hikmet :
Si je ne brûle pas ,
si tu ne brûles pas ,
si nous ne brûlons pas ,
comment les ténèbres
deviendront-elles clarté?
deviendront-elles clarté?
ROGER GARAUDY
l'Archipel éditeur, 1992