IL est peu de mots — sauf peut-être celui de liberté
mot « nation
». Il n'en est pas qui ait servi
à
couvrir plus de crimes contre les nations.
C'est
Mussolini, destructeur de l'unité italienne,
qui a
lancé la formule trompeuse de « Révolution
nationale
». « National-socialisme », c'est le titre
qu'ont
donné à leur parti les hitlériens qui devaient
opprimer,
des années durant, toutes les nations de
l'Europe,
les déchirer par le racisme, avant de
conduire
à l'abîme la nation allemande. « Nationalistes
», c'est le nom que s'attribuaient dans la
guerre
d'Espagne les bandes franquistes lorsqu'elles
ouvraient
aux impérialistes de Rome et de Berlin
les
portes de leur patrie. «La Fr a n c e aux Français
».
c'était le mot d'ordre des hitlériens français
en
février 1934, lorsqu'ils entreprirent leur croisade
en vue
de livrer la France à Hitler. Les « Nationaux
»
c'était, en France, avant la guerre, le parti
Aujourd'hui
encore la radio et la presse appellent
couramment
« nationaliste » Tchang Kaî-chek
qui a
soustrait à sa patrie Formose pour en faire une
colonie
américaine, le foyer de toutes les corruptions
et de
toutes les intrigues contre la Chine. Et,
chez
nous, se sont attribués à eux-mêmes l'appellation
incontrôlée
de " partis nationaux ", ceux qui
ont
accepté les servitudes du Plan Marshall, la vassalité
à l'égard de la coalition atlantique et la présence
de
l'hitlérien Speidel au commandement d'une
armée
française.
C'est
une tradition aussi de crier à la trahison et
de
maudire comme une « antifrance » ceux qui
refusent
ce mensonge et le démasquent L'un des
hommes
qui se sont faits de la France l'idée la plus
haute,
Jean Jaurès, répondait un jour à ceux qui le
traitaient
d'agent de l'étranger: «Je connais ces
indignations
patriotiques ; elles viennent d'ordinaire
des
partis et des h o m m e s q u i trafiquent de la
patrie.
»
P O U
R combattre les mythologies meurtrières et
les
confusions intéressées, il est nécessaire de
définir
clairement la nation.
Le
premier mythe à détruire est celui de la race.
Hitlériens
d'hier, antisémites d'avant-hier, colonialistes
de
toujours y ont cherché leur justification.
Confondre
la nation avec la race, c'est tenir la
nation
pour un fait de nature, un groupe naturel,
fondé
sur la continuité du type physique et l'affinité
du
sang. La nation, ainsi définie par un critère
biologique,
je dirais même " animal " devient
une
réalité immuable et irréductiblement opposée
aux
autres comme le sont les bêtes de la jungle.
L'idéologie
de race a toujours conduit, à
justifier les prétentions d'une classe et,
par
suite, a diviser la nation. A l'extérieur, elle a
servi,
au nom d'une prétendue hiérarchie des races;
à
justifier les agressions et les annexions, la guerre
et le
colonialisme,
a) Cette oeuvre de division, en France, est de
vieille
date. Elle remonte bien au-delà des théories
de
Drumont et de l'affaire Dreyfus. C'est ainsi qu'à
Paris,
en 1727, le comte de Boulainvilliers, dans son
Histoire de l'ancien gouvernement de la France,
expliquait
que la vieille noblesse française était
constituée
par les descendants des Francs. Seule,
concluait-il,
cette classe d'essence supérieure, et
d'ailleurs
d'origine germanique (elle retournera à
ses
origines en allant à Coblentz) avait tous les
droits.
Le reste n'est qu'un troupeau sans droits,
provenant
du passage de toutes les races qui ont,
au
cours des âges, habité la Gaule. Sous Napoléon,
M. de
Montlosier soutiendra le même dogme de la
race,
toujours avec le même dessein : diviser le peuple
et
justifier les prétentions d'une classe;
b ) A usage externe, le racisme n'est
pas moins
meurtrier
et destructeur des nations et de leur grandeur.
C'est
la théorie raciste de l'ambassadeur français
Gobineau
qui, utilisée et d'ailleurs déformée
jusqu'à
la monstruosité par Hitler, a permis à celuici
de
diviser pour régner, à l'intérieur de l'Allemagne
en
faisant du juif le bouc émissaire et, dans
tous les pays d'Europe, en
détruisant et en dénationalisant
les
coutumes et les traditions nationales.
Le
colonialisme n'a pas d'autre justification idéologique.
Jules
Ferry n'hésitait pas à proclamer sans
détour,
lorsqu'il définissait à la Chambre des députés,
le 28
juillet 1885, ce qu'il appelait le « système
colonial », que l'idéologie des races était le
fondement
nécessaire
de toute entreprise coloniale. Répliquant
à un
orateur de la gauche il s'écriait : " Mr Camille Pelletan dit:
Q u est-ce que c'est que cette
Q u est-ce que c'est que cette
civilisation
qu'on impose à coups de canon ? Messieurs,
il
faut parler plus haut et plus vrai ! II faut
dire
ouvertement qu'en effet les races supérieures
ont un
droit vis-à-vis des races inférieures... ". Le
J o u r n a l officiel note ici : « R
e m o u s sur plusieurs
bancs à
l'extrême gauche » et deux interruptions,
celles
de M . Jules Maigne criant : « Vous osez dire
cela dans le pays où ont été
proclamés les D r o i t s
de l ' h o m m e . ! » Et M . de
Guilloutet ajoutant :
" C'est la justification de l'esclavage
et de la traite
des nègres. »
A quoi
Jules Ferry répond : « Si l'honorable
M.
Maigne a raison, si la déclaration des D r o i t s de
l ' h o m m e a été écrite p o u r les noirs de l’Afrique
équatoriale,
alors de q u e l d r o i t allez-vous leur i m p o ser
les échanges, l e trafic? Ils n e vous a p p e l l e nt
p a s . » (J.O., pp. 10651066.)
L'idéologie
de la race n'est pas seulement dangereuse,
elle
est inconsistante du point de vue de
la
science comme de l'histoire.
Les
Français, pas plus qu'aucun autre peuple,
ne
sont liés de toute éternité par la communauté
du
sang, par le lien biologique de la race. Le territoire
actuel
de la France a été un lieu de passage
et de
brassage de plusieurs races très distinctes :
Ligures
et Ibères, Celtes, Romains, Francs, Germains,
Arabes,
Normands, etc... Ces éléments divers,
qui
ont convergé sur notre sol, qui se sont unis par
mille
liens, constituent aujourd'hui une communauté
historique
stable, où l'on ne distingue plus de
«
lignée pure ».
Comme
le dit Anatole France (Sur la pierre
blanche)
: « II est aussi difficile de distinguer dans
un
peuple les races qui l e composent que de suivre
au
cours d'un fleuve les rivières q u i s'y sont jetées. »
De ce
que l'unité nationale n'est pas une donnée
naturelle,
biologique, i l ne faut pas conclure qu'elle
n'est
pas une réalité. La nation est autre chose
qu'une
vue arbitraire de l'esprit ou une exigence sentimentale
sans
objet réel. Une nation ce n'est pas
simplement,
comme le prétendait Renan « une
grande
solidarité constituée par le s e n t i m e n t des
sacrifices qu'on a faits et
de ceux qu'on est disposé
à
faire encore ».
Les
liens qui unissent les Français sont réels et
ils ne
se définissent ni par le faux matérialisme sans
pensée
du racisme, ni par le lyrisme désincarné des
idéalistes.
La communauté historique des Français
a été
une longue conquête. L'unité française, selon
l'expression
de notre Michelet, est le fruit d'une
lente " création de soi par soi ".
CETTE
communauté a une base matérielle: la
terre
de France: cet hexagone harmonieux que
nous
avons, à l'école, appris à dessiner de mémoire,
un peu
comme le paraphe personnel d'une signature.
Comme
écrit Aragon,
" M a F r a n c e de toujours que la géographie
Ouvre c
o m m e u n e paume aux souffles de la mer
P o u r q u e l’oîseau d u large y vienne et se confie.»
Mais
pas plus par le sol que par la race, la
nation
n'est un fait de nature. Ce territoire lui même
est
une création historique, une création
humaine.
Non pas seulement parce qu'il a été rassemblé
membre
à membre par l'effort et par les
combats
de notre peuple, mais parce que cette
nature
est pétrie et modelée de main d hommes,
parce
que cette géographie même est devenue pour
l'essentiel
une oeuvre de l'histoire.
Dans l'IÏe-de-France, c'est la main de l'homme
qui.
de siècle en siècle, a fait reculer les forêts hirsutes
devant
la houle des grands blés.
Dans
les plaines du Nord, le ciel comme la terre
ont
été transformés: les collines grises des terrils,
les
forêts inattendues des cheminées, la broussaille
des
charpentes métalliques,
« E t ces grands ciels d'ardoise où la houille qui
fume
Panache
les cités nostalgiques du fer »,
comme
rêvait Samain.
A
l'exception de quelques cimes des Alpes et
des
Pyrénées, de quelques falaises en granit de Bretagne
qui
conservent une provisoire éternité, chacun
des
paysages de France a été créé par une
longue
histoire, et le visage de notre patrie nous
est
devenu fraternel parce qu'il est pénétré de toute
l'humanité
de ceux qui l'ont travaiïlé et qui l'ont
sculpté.
Le territoire
de la France est déjà une réalité
historique,
une réalité vivante, vivante de la vie
de
ceux qui l'ont fait : paysans ou ingénieurs, ouvriers
ou
soldats, architectes ou jardiniers.
Lorsqu'on
survole en avion cette terre de France,
lorsque
ï'éloignement de l'altitude enlève au paysage
ses
particularités immédiates, et permet en quelque
sorte
de dégager l'idée, le sens, la volonté des
nommes
qui lui ont donné, au cours des siècles,
leur
empreinte, alors apparaissent des lignes simples,
en
quelque sorte stylisées : la courbe des chemins
qui
ont fait un compromis ou plutôt une
harmonie
entre la pente de la colline et la fatigue
du pas
des hommes; la limite des champs où des
ambitions
paysannes se sont affrontées à des obstacles
de la
nature et à des régimes sociaux; des bois
strictement
coupés, la fine dentelle des vignes ou
des
sillons; tout cela révèle d'une manière presque
charnelle
les combats et les. amours de l'homme et
de sa
terre, des volontés s'obstinant pendant des
siècles
à s'inscrire sur ce sol et à lui donner ce
visage
unique comme est unique tout visage humain
dans
son expression, dans le sens et dans les promesses
qu'il
porte en lui.
Mais les
hommes aussi se sont transformés en
transformant
la nature et à son contact. Leur
«
culture » forme un tout : celle des arbres comme
celle
des esprits. Il s'est ainsi créé un style que
l'on
retrouve dans la manière de cultiver le sol
et de
composer les chansons, d'aimer une femme
ou de
se tenir au combat, de faire la cuisine ou
de
concevoir la vie. L'esprit français est fait de
tout
cela, ou plutôt il est tout cela comme un
arbre
unique né de la même terre que ceux qui
le
cultivent.
Maurice
Barres a profondément éprouvé et
exprimé
cette dimension de l'homme : combien
l'esprit
d'un peuple, disait-il, est « harmonique à
son
pays » {Le Jardin de Bérénice). Sur sa Colline
inspirée
il écrit : « Cet h o r i z o n . . . nous ramène
sur
nous-mêmes en nous rattachant à la suite de
nos
ancêtres... Je me retrouve en société avec des
milliers d'êtres qui passèrent
ici. C'est un océan,
une
épaisseur d'âmes q u i m'entourent et me portent
c o m m e l ' e a u soutient le nageur... » Il dit de l'église
de
Vaudémont : « Un beau fruit s'est levé du sein
de la c o l l i n e . . . La chapelle
nous dit... : Je prolonge
la p
r a i r i e . . . N o u s avons été préparés, t o i e t m o i , par
tes
pères. C o m m e t o i j e les incarne. Je suis la pierre
qui
dure, l'expérience des siècles. » Et dans les
Dernières musiques il écrira encore
: « Je n'ai fait
qu'exécuter
la musique qui reposait dans le coeur
de mes parents et dans l ' h o r i z o n où j ' a i dès avant
ma naissance, respiré. »
Qu'on
ne s'étonne point de trouver chez un
communiste
cette référence à Barrés. La grandeur
de
Barrés, c'est d'avoir pris conscience des racines
qui
relient chacun de nous à la réalité vivante de
sa
nation, d'avoir compris combien l'individu était
raciné
à sa terre et à ses morts.
La
limite de Barrés c'est d'être aveugle devant
l'avenir.
La nation, pour être une réalité vivante,
ne
peut se réduire à la terre et aux morts et ne
peut
nous réduire à l'horizon déjà clos qu'ont
entrevu
nos morts. La nation est une réalité en
train
de se faire. Elle n'est pas un capital à exploiter
mais
une oeuvre à construire. Elle n'est pas
seulement
une fierté, mais une tendresse et une
responsabilité.
La
limite de Barrés est une limite de classe:
lorsque
la nation, dans son devenir, s'identifie de
plus
en plus avec ceux qui la bâtissent de leurs
mains
et de leurs cerveaux, lorsque la classe ouvrière
en
assume et prolonge le royal héritage, Barrés ne
la
reconnaît plus. Il veut en arrêter la marche en
lui
disant : Tu n'iras pas au-delà de ce qu'ont créé
tes
ancêtres. Il nous livre dans Les Déracinés le
secret
de toutes ses faiblesses lorsqu'il écrit : « Que
les pauvres aient le s e n t i m e n t de leur
impuissance,
voilà une c o n d i t i o n première de la paix sociale. »
Eh
bien, nous, communistes, nous accueillons
Barrés
avec tout ce qu'il nous apporte de la grandeur
et de
la beauté du passé de notre peuple,
nous
voulons comme lui "nous confondre avec toutes
les
heures de l ' H i s t o i r e de F r a n c e , v i v r e avec
tous
ses morts, ne nous mettre en dehors d'aucune
de ses
expériences" (Scènes et doctrines du nationalisme).
Mais
nous accueillons aussi l'avenir, nous
nous
ouvrons à lui de toute notre confiance dans
les
destinées de notre patrie.
Et
cela même nous le faisons au nom de l'une
des
plus hautes et des plus constantes traditions
de
notre esprit national : ce n'est pas seulement
Jaurès
qui reprochait à Albert de Mun de n'avoir
gardé
du foyer des ancêtres que la cendre et non
la
flamme, c'est Paul Claudel qui exprime, au nom
du
passé, cette volonté créatrice de l'avenir :
"II faut venir au secours de c e t t e crêation q u i
gémit e t q u i a besoin de
nous. Il faut venir au
secours
de l'humanité d'abord, mais il faut venir
aussi
au secours de la forêt, il faut venir au secours
de h
ronce q u i d e m a n d e à d e v e n i r une rose, il
faut
venir au secours de ce grand fleuve qui nous
demande
que nous l'empêchions de déborder... I l
nous
faut porter partout l'ordre, la mesure, la fécondité
et la loi."
et la loi."
Le
sentiment de ce qu'il y a d'unique dans la vie
de
notre peuple, comme dans la vie d'une
personne
aimée, le sentiment de l'unité de son sol
et de
son esprit, n'implique aucun chauvinisme
ni
aucune exclusive.
Eprouver
profondément ce qui distingue la
«
Chanson de Roland » des « sagas » Scandinaves
ou des
« bilines » russes, ce par quoi Versailles ne
ressemble
ni au Tivoli du Cardinal d'Esté, ni au
Potsdam
de Frédéric II, ce n'est pas isoler notre
pays
ni lui donner le privilège exclusif de la création
spirituelle.
C'est
au contraire en fécondant son génie de
tout
ce que les autres peuples ont créé avec leur
génie
propre, que la France et sa culture continueront
à
apporter leur contribution à la civilisation
humaine.
Qu'elle
deviendrait pauvre notre pensée, qu'elle
deviendrait
étriquée notre action, si nous voulions
follement
ignorer le rôle qu'ont joué, dans l'éla-
( 1 ) Conversations dans îe Loir-et-Cher. Gallimard, 1955»
pp. 258-259.
boration
même de notre esprit national la Renaissance
italienne,
l'Allemagne de Hegel, de Marx et
de
Goethe, la technique américaine comme la Révolution
russe,
si la sagesse de l'Inde et de la Chine,
si la
pensée arabe, si Shakespeare ou Spinoza nous
devenaient
étrangers.
Mais
l'universalité n'est pas le nivellement.
L'humanité
n'est pas au-dessus des nations. Elle est
au
coeur de chacune d'elles. Chacune l'exprime avec
son esprit
et son génie particulier, en lui apportant
une
contribution irremplaçable. Comme Barrés
n'a eu
qu'à creuser le « moi » pour y découvrir
la
patrie vivante, c'est en approfondissant et en
développant
ce qu'il y a de meilleur dans sa culture
que
chaque peuple accède à l'humanité.
La
fécondation réciproque implique à la fois
une
conscience aiguë de l'originalité propre de sa
patrie
et la compréhension attentive et sympathique
de
l'apport des autres peuples. Pour devoir beaucoup
à la
peinture italienne, l'école française n'a rien
perdu
de sa personnalité. Notre XVIIIe siècle français
n'a
rien sacrifié de ses audaces par l'assimilation
fructueuse
de Locke et de la philosophie
anglaise,
pas plus que le socialisme français à l'école
de
Marx et de Lénine.
Le repli
chauvin sur soi est signe de faiblesse,
d'abandon
ou de défaite. On ne préserve pas la
grandeur
française en cultivant des singularités. Ce
que
l'abbé Brémond appelait la « poésie pure » est
peut-être
ce qui, dans un poème, est intraduisible
parce
qu'il exprime ce qu'il y a de plus subtil dans
l'âme
et dans la langue de chaque nation.
Là
encore, on ne peut dissocier l'unité vivante
que
constitue la nation : les travaux et les combats
de son
peuple, sa langue et son esprit.
L'histoire
de la langue et de l'esprit français se
confond
avec l'histoire de notre peuple.
Notre
langue a suivi le sort de la nation elle même
; elle
était d'abord le parler de l'Ile-de-France,
puis,
au fur et à mesure que les terres se rassemblaient
autour
de ce noyau, la langue de l'Ile-de-
France
devenait la langue de la France tout entière.
La
victoire de Philippe Auguste sur le comte de
Toulouse,
assurait, au lendemain de la Croisade des
Albigeois,
le triomphe de la langue d'Oïl sur la
langue
d'Oc.
C'est
à la même époque qu'est abattu le dernier
grand
féodal capable de mettre en péril l'unité
française,
le Connétable Charles de Bourbon, et
que du
Bellay publie sa Défense et illustration de
la
langue française — "à l'entreprise de laquelle,
écrit-il,
dans sa dédicace en 1549, rien ne m'a i n d u i t
que
l'affection naturelle envers ma patrie. " Citant
les
anciens, il reprend cette belle devise : « Il n'y
a pas
de plus grand honneur que de combattre pour
la
langue de la patrie » et il se rend cet hommage :
« T o i q u i plaides pour la langue
paternelle, tu auras
acquis
un r e n o m aussi comme bon patriote.» C'est
le
temps où notre langue nationale, tout comme
notre
unité « c o m m e n c e à fleurir sans fructifier
encore
», selon la jolie expression de du Bellay. Ce
n'est
pas par hasard que Malherbe, qui a tant contribué
à
épurer notre langue, a vécu les dernières
grandes
crises de l'unité française et que Richelieu
s'est
montré le rude artisan de l'unité nationale à la
fois
sur le plan politique et sur le plan de la cul-
ture:
c'est le même cardinal, fanatique de l'ordre et
de
l'unité qui, nous dit son Testament politique —
« rabaisse l ' o r g u e i l des G r a n d s , réduit tous les
sujets
en leur devoir », et fonde en 1636
l'Académie française
pour
monarchiser « le royaume des lettres ».
Si, de
la langue, nous passons à l'esprit français,
nous
constatons que sa formation est liée intimement
à
celle de la nation elle-même.
Il est
né, au sortir du Moyen âge, dans l'atmosphère
spirituelle
du catholicisme féodal qui puise
a deux
grandes sources : judéo-chrétienne et romaine.
Au
christianisme i l emprunte le noble souci de
faire
de sa vie un problème en la subordonnant à
un
idéal qui la dépasse: c'est le courant qui naît
avec
nos " chansons de geste" et la haute idée que
nos
chevaliers avaient de leur mission («queste »
du
Graal ou Croisades dont les Français furent
l'âme).
Corneille continue cette tradition de l'honneur
et de
la grandeur; Pascal approfondira cette
angoisse
chrétienne dont le frisson parcourt aujourd'hui
encore
l'oeuvre de Péguy, de Claudel, de Bernanos,
de
Mauriac.
A la
tradition romaine de l'ordre, l'esprit français
doit
l'architecture spirituelle de l'Université de
Paris
(dont la fondation est contemporaine de l'affermissement
de
l'unité territoriale et monarchique
de la
France sous Philippe Auguste) ; il lui doit
l'équilibre
de la raison classique; il lui doit encore
l'intransigeante
mathématique sociale des Montesquieu
et des
Rousseau.
Sur le
fond féodal du catholicisme romain s'est
détaché
puissamment le grand courant d'esprit cri-
tique
et d'ironie, aiguisé par des siècles de lutte de
la
bourgeoisie et du peuple contre le monde féodal.
Attaquer
sans peur et tout remettre en question
avec
l'audace des forts qui sont assurés de savoir
reconstruire,
c'est la plus caractéristique et la plus
vivace
des traditions de l'esprit français ; elle jaillit
avec
les farces, sotties, romans et fabliaux de la
primitive
littérature bourgeoise, elle s'épanouit avec
Rabelais,
se raffine avec Montaigne, s'ordonne avec
Molière,
triomphe avec Voltaire, esquisse avec Anatole
France
son dernier sourire.
Lorsque
l'inquiétude humaine née du christianisme,
le
souci romain de l'ordre et la critique constructive
du
peuple qui a donné le modèle classique
des
révolutions bourgeoises se rejoignent et s'unissent
dans
un penseur ou dans une oeuvre, l'esprit
français
atteint ses apogées.
Descartes
et Diderot constituent dans notre passé
les
points de rassemblement spirituels qui assurèrent
ïe
prestige et le rayonnement de notre culture.
L'étude
de leur oeuvre permet de définir les conditions
de la
santé spirituelle de la France. Ce qui
fait
d'un Descartes et de Diderot les plus grands
«
témoins » de l'esprit français, c'est qu'en assimilant
toute
la culture française du passé, ils ont su
la
renouveler par la prise de conscience la plus
lucide,
la plus conséquente, la plus passionnée et
la
plus constructive des forces motrices de l'histoire
française
à leur époque. Ils ont conduit et rassemblé
toutes
les forces nationales progressives de leurs
siècles.
Ils ont été la conscience et le guide de
l'armée
de l'avenir â la veille de la grande Révolution
d'où
est sortie la France moderne.
Cet
héritage, les communistes l'accueillent sans
en
rien omettre: Maurice Thorez déclarait (à la
Conférence
de Genneviîliers, 21-23 janvier 1939) :
« ...
la nation française s'est constituée à travers les
siècles,
de vingt races qui se
sont fondues dans cet
i m m e n s e e t b o u i l l o n n a n t creuset que fut et que
reste notre
pays, avec son sol, avec ses richesses
naturelles,
avec son climat privilégié, avec sa situation
u n i q u e , avec ses conditions générales qui o n t
disposé,
dès les plus lointaines époques, les habi-.
tants de notre pays et ceux q u ' i l accueillait à
l'amour
du travail, au sens de la mesure, à l'esprit
de méthode
e t de clarté, aux qualités q u i sont celles
des Français, aux défauts q u i sont aussi les nôtres,
à tout
ce q u i constitue — langue, mentalité, communauté
de territoire et de v i e économique — l e
caractère de la nation
française.
Ce
caractère national français s'est trempé,
formé dans les épreuves, les succès, les revers, toutes
les gloires et les misères partagées en c o m m u n par
ceux
qui ont travaillé l e sol de notre pays. »
Cet
héritage, il convient aussi de le faire fructifier.
...
Roger Garaudy
Première partie d'une brochure de l'Union des Etudiants Communistes de France . Supplément au journal Clarté, n°14, Octobre-novembre 1958, pages 5 à 19
Première partie d'une brochure de l'Union des Etudiants Communistes de France . Supplément au journal Clarté, n°14, Octobre-novembre 1958, pages 5 à 19