25 juin 2013

Qu'est-ce qu'une nation ? Par Roger Garaudy (1958)



IL est peu de mots — sauf peut-être celui de liberté
— qui prêtent plus souvent à confusion que le
mot « nation ». Il n'en est pas qui ait servi
à couvrir plus de crimes contre les nations.
C'est Mussolini, destructeur de l'unité italienne,
qui a lancé la formule trompeuse de « Révolution
nationale ». « National-socialisme », c'est le titre
qu'ont donné à leur parti les hitlériens qui devaient
opprimer, des années durant, toutes les nations de
l'Europe, les déchirer par le racisme, avant de
conduire à l'abîme la nation allemande. « Nationalistes
», c'est le nom que s'attribuaient dans la
guerre d'Espagne les bandes franquistes lorsqu'elles
ouvraient aux impérialistes de Rome et de Berlin
les portes de leur patrie. «La Fr a n c e aux Français
». c'était le mot d'ordre des hitlériens français
en février 1934, lorsqu'ils entreprirent leur croisade
en vue de livrer la France à Hitler. Les « Nationaux
» c'était, en France, avant la guerre, le parti
de Laval et de Pétain.
Aujourd'hui encore la radio et la presse appellent
couramment « nationaliste » Tchang Kaî-chek
qui a soustrait à sa patrie Formose pour en faire une
colonie américaine, le foyer de toutes les corruptions
et de toutes les intrigues contre la Chine. Et,
chez nous, se sont attribués à eux-mêmes l'appellation
incontrôlée de " partis nationaux ", ceux qui
ont accepté les servitudes du Plan Marshall, la vassalité
à l'égard de la coalition atlantique et la présence
de l'hitlérien Speidel au commandement d'une
armée française.
C'est une tradition aussi de crier à la trahison et
de maudire comme une « antifrance » ceux qui
refusent ce mensonge et le démasquent L'un des
hommes qui se sont faits de la France l'idée la plus
haute, Jean Jaurès, répondait un jour à ceux qui le
traitaient d'agent de l'étranger: «Je connais ces
indignations patriotiques ; elles viennent d'ordinaire
des partis et des h o m m e s  q u i  trafiquent de la
patrie. »
P O U R combattre les mythologies meurtrières et
les confusions intéressées, il est nécessaire de
définir clairement la nation.
Le premier mythe à détruire est celui de la race.
Hitlériens d'hier, antisémites d'avant-hier, colonialistes
de toujours y ont cherché leur justification.
Confondre la nation avec la race, c'est tenir la
nation pour un fait de nature, un groupe naturel,
fondé sur la continuité du type physique et l'affinité
du sang. La nation, ainsi définie par un critère
biologique, je dirais même " animal " devient
une réalité immuable et irréductiblement opposée
aux autres comme le sont les bêtes de la jungle.
L'idéologie de race a toujours conduit, à
 justifier les prétentions d'une classe et,
par suite, a diviser la nation. A l'extérieur, elle a
servi, au nom d'une prétendue hiérarchie des races;
à justifier les agressions et les annexions, la guerre
et le colonialisme,
a) Cette oeuvre de division, en France, est de
vieille date. Elle remonte bien au-delà des théories
de Drumont et de l'affaire Dreyfus. C'est ainsi qu'à
Paris, en 1727, le comte de Boulainvilliers, dans son
Histoire de l'ancien gouvernement de la France,
expliquait que la vieille noblesse française était
constituée par les descendants des Francs. Seule,
concluait-il, cette classe d'essence supérieure, et
d'ailleurs d'origine germanique (elle retournera à
ses origines en allant à Coblentz) avait tous les
droits. Le reste n'est qu'un troupeau sans droits,
provenant du passage de toutes les races qui ont,
au cours des âges, habité la Gaule. Sous Napoléon,
M. de Montlosier soutiendra le même dogme de la
race, toujours avec le même dessein : diviser le peuple
et justifier les prétentions d'une classe;
b ) A usage externe, le racisme n'est pas moins
meurtrier et destructeur des nations et de leur grandeur.
C'est la théorie raciste de l'ambassadeur français
Gobineau qui, utilisée et d'ailleurs déformée
jusqu'à la monstruosité par Hitler, a permis à celuici
de diviser pour régner, à l'intérieur de l'Allemagne
en faisant du juif le bouc émissaire et, dans
tous les pays d'Europe, en détruisant et en dénationalisant
les coutumes et les traditions nationales.
Le colonialisme n'a pas d'autre justification idéologique.
Jules Ferry n'hésitait pas à proclamer sans
détour, lorsqu'il définissait à la Chambre des députés,
le 28 juillet 1885, ce qu'il appelait le « système
colonial », que l'idéologie des races était le fondement
nécessaire de toute entreprise coloniale. Répliquant
à un orateur de la gauche il s'écriait : " Mr Camille Pelletan dit:
 Q u est-ce
que c'est que cette
civilisation qu'on impose à coups de canon ? Messieurs,
il faut parler plus haut et plus vrai ! II faut
dire ouvertement qu'en effet les races supérieures
ont un droit vis-à-vis des races inférieures... ". Le
J o u r n a l officiel note ici : « R e m o u s sur plusieurs
bancs à l'extrême gauche » et deux interruptions,
celles de M . Jules Maigne criant : « Vous osez dire
cela dans le pays où ont été proclamés les D r o i t s
de l ' h o m m e . ! » Et M . de Guilloutet ajoutant :
" C'est la justification de l'esclavage et de la traite
des nègres. »
A quoi Jules Ferry répond : « Si l'honorable
M. Maigne a raison, si la déclaration des D r o i t s de
l ' h o m m e a été écrite p o u r les noirs de l’Afrique
équatoriale, alors de q u e l d r o i t allez-vous leur i m p o ser
les échanges, l e trafic? Ils n e vous a p p e l l e nt
p a s . » (J.O., pp. 10651066.)
L'idéologie de la race n'est pas seulement dangereuse,
elle est inconsistante du point de vue de
la science comme de l'histoire.
Les Français, pas plus qu'aucun autre peuple,
ne sont liés de toute éternité par la communauté
du sang, par le lien biologique de la race. Le territoire
actuel de la France a été un lieu de passage
et de brassage de plusieurs races très distinctes :
Ligures et Ibères, Celtes, Romains, Francs, Germains,
Arabes, Normands, etc... Ces éléments divers,
qui ont convergé sur notre sol, qui se sont unis par
mille liens, constituent aujourd'hui une communauté
historique stable, où l'on ne distingue plus de
« lignée pure ».
Comme le dit Anatole France (Sur la pierre
blanche) : « II est aussi difficile de distinguer dans
un peuple les races qui l e composent que de suivre
au cours d'un fleuve les rivières q u i s'y sont jetées. »
De ce que l'unité nationale n'est pas une donnée
naturelle, biologique, i l ne faut pas conclure qu'elle
n'est pas une réalité. La nation est autre chose
qu'une vue arbitraire de l'esprit ou une exigence sentimentale
sans objet réel. Une nation ce n'est pas
simplement, comme le prétendait Renan « une
grande solidarité constituée par le s e n t i m e n t des
sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé
à faire encore ».
Les liens qui unissent les Français sont réels et
ils ne se définissent ni par le faux matérialisme sans
pensée du racisme, ni par le lyrisme désincarné des
idéalistes. La communauté historique des Français
a été une longue conquête. L'unité française, selon
l'expression de notre Michelet, est le fruit d'une
lente " création de soi par soi ".
CETTE communauté a une base matérielle: la
terre de France: cet hexagone harmonieux que
nous avons, à l'école, appris à dessiner de mémoire,
un peu comme le paraphe personnel d'une signature.
" M a F r a n c e de toujours que la géographie
Ouvre c o m m e u n e paume aux souffles de la mer
P o u r q u e l’oîseau d u large y vienne et se confie
Mais pas plus par le sol que par la race, la
nation n'est un fait de nature. Ce territoire lui même
est une création historique, une création
humaine. Non pas seulement parce qu'il a été rassemblé
membre à membre par l'effort et par les
combats de notre peuple, mais parce que cette
nature est pétrie et modelée de main d hommes,
parce que cette géographie même est devenue pour
l'essentiel une oeuvre de l'histoire.
Dans l'IÏe-de-France, c'est la main de l'homme
qui. de siècle en siècle, a fait reculer les forêts hirsutes
devant la houle des grands blés.
Dans les plaines du Nord, le ciel comme la terre
ont été transformés: les collines grises des terrils,
les forêts inattendues des cheminées, la broussaille
des charpentes métalliques,
« E t ces grands ciels d'ardoise où la houille qui fume
Panache les cités nostalgiques du fer »,
comme rêvait Samain.
A l'exception de quelques cimes des Alpes et
des Pyrénées, de quelques falaises en granit de Bretagne
qui conservent une provisoire éternité, chacun
des paysages de France a été créé par une
longue histoire, et le visage de notre patrie nous
est devenu fraternel parce qu'il est pénétré de toute
l'humanité de ceux qui l'ont travaiïlé et qui l'ont
sculpté.
Le territoire de la France est déjà une réalité
historique, une réalité vivante, vivante de la vie
de ceux qui l'ont fait : paysans ou ingénieurs, ouvriers
ou soldats, architectes ou jardiniers.
Lorsqu'on survole en avion cette terre de France,
lorsque ï'éloignement de l'altitude enlève au paysage
ses particularités immédiates, et permet en quelque
sorte de dégager l'idée, le sens, la volonté des
nommes qui lui ont donné, au cours des siècles,
leur empreinte, alors apparaissent des lignes simples,
en quelque sorte stylisées : la courbe des chemins
qui ont fait un compromis ou plutôt une
harmonie entre la pente de la colline et la fatigue
du pas des hommes; la limite des champs où des
ambitions paysannes se sont affrontées à des obstacles
de la nature et à des régimes sociaux; des bois
strictement coupés, la fine dentelle des vignes ou
des sillons; tout cela révèle d'une manière presque
charnelle les combats et les. amours de l'homme et
de sa terre, des volontés s'obstinant pendant des
siècles à s'inscrire sur ce sol et à lui donner ce
visage unique comme est unique tout visage humain
dans son expression, dans le sens et dans les promesses
qu'il porte en lui.
Mais les hommes aussi se sont transformés en
transformant la nature et à son contact. Leur
« culture » forme un tout : celle des arbres comme
celle des esprits. Il s'est ainsi créé un style que
l'on retrouve dans la manière de cultiver le sol
et de composer les chansons, d'aimer une femme
ou de se tenir au combat, de faire la cuisine ou
de concevoir la vie. L'esprit français est fait de
tout cela, ou plutôt il est tout cela comme un
arbre unique né de la même terre que ceux qui
le cultivent.
Maurice Barres a profondément éprouvé et
exprimé cette dimension de l'homme : combien
l'esprit d'un peuple, disait-il, est « harmonique à
son pays » {Le Jardin de Bérénice). Sur sa Colline
inspirée il écrit : « Cet h o r i z o n . . . nous ramène
sur nous-mêmes en nous rattachant à la suite de
nos ancêtres... Je me retrouve en société avec des
milliers d'êtres qui passèrent ici. C'est un océan,
une épaisseur d'âmes q u i m'entourent et me portent
c o m m e l ' e a u soutient le nageur... » Il dit de l'église
de Vaudémont : « Un beau fruit s'est levé du sein
de la c o l l i n e . . . La chapelle nous dit... : Je prolonge
la p r a i r i e . . . N o u s avons été préparés, t o i e t m o i , par
tes pères. C o m m e t o i j e les incarne. Je suis la pierre
qui dure, l'expérience des siècles. » Et dans les
Dernières musiques il écrira encore : « Je n'ai fait
qu'exécuter la musique qui reposait dans le coeur
de mes parents et dans l ' h o r i z o n où j ' a i dès avant
ma naissance, respiré. »
Qu'on ne s'étonne point de trouver chez un
communiste cette référence à Barrés. La grandeur
de Barrés, c'est d'avoir pris conscience des racines
qui relient chacun de nous à la réalité vivante de
sa nation, d'avoir compris combien l'individu était
raciné à sa terre et à ses morts.
La limite de Barrés c'est d'être aveugle devant
l'avenir. La nation, pour être une réalité vivante,
ne peut se réduire à la terre et aux morts et ne
peut nous réduire à l'horizon déjà clos qu'ont
entrevu nos morts. La nation est une réalité en
train de se faire. Elle n'est pas un capital à exploiter
mais une oeuvre à construire. Elle n'est pas
seulement une fierté, mais une tendresse et une
responsabilité.
La limite de Barrés est une limite de classe:
lorsque la nation, dans son devenir, s'identifie de
plus en plus avec ceux qui la bâtissent de leurs
mains et de leurs cerveaux, lorsque la classe ouvrière
en assume et prolonge le royal héritage, Barrés ne
la reconnaît plus. Il veut en arrêter la marche en
lui disant : Tu n'iras pas au-delà de ce qu'ont créé
tes ancêtres. Il nous livre dans Les Déracinés le
secret de toutes ses faiblesses lorsqu'il écrit : « Que
les pauvres aient le s e n t i m e n t de leur impuissance,
voilà une c o n d i t i o n première de la paix sociale. »
Eh bien, nous, communistes, nous accueillons
Barrés avec tout ce qu'il nous apporte de la grandeur
et de la beauté du passé de notre peuple,
nous voulons comme lui "nous confondre avec toutes
les heures de l ' H i s t o i r e de F r a n c e , v i v r e avec
tous ses morts, ne nous mettre en dehors d'aucune
de ses expériences" (Scènes et doctrines du nationalisme).
Mais nous accueillons aussi l'avenir, nous
nous ouvrons à lui de toute notre confiance dans
les destinées de notre patrie.
Et cela même nous le faisons au nom de l'une
des plus hautes et des plus constantes traditions
de notre esprit national : ce n'est pas seulement
Jaurès qui reprochait à Albert de Mun de n'avoir
gardé du foyer des ancêtres que la cendre et non
la flamme, c'est Paul Claudel qui exprime, au nom
du passé, cette volonté créatrice de l'avenir :
 "II faut venir au secours de c e t t e crêation q u i
gémit e t q u i a besoin de nous. Il faut venir au
secours de l'humanité d'abord, mais il faut venir
aussi au secours de la forêt, il faut venir au secours
de h ronce q u i d e m a n d e à d e v e n i r une rose, il
faut venir au secours de ce grand fleuve qui nous
demande que nous l'empêchions de déborder... I l
nous faut porter partout l'ordre, la mesure, la fécondité
et la loi."
Le sentiment de ce qu'il y a d'unique dans la vie
de notre peuple, comme dans la vie d'une
personne aimée, le sentiment de l'unité de son sol
et de son esprit, n'implique aucun chauvinisme
ni aucune exclusive.
Eprouver profondément ce qui distingue la
« Chanson de Roland » des « sagas » Scandinaves
ou des « bilines » russes, ce par quoi Versailles ne
ressemble ni au Tivoli du Cardinal d'Esté, ni au
Potsdam de Frédéric II, ce n'est pas isoler notre
pays ni lui donner le privilège exclusif de la création
spirituelle.
C'est au contraire en fécondant son génie de
tout ce que les autres peuples ont créé avec leur
génie propre, que la France et sa culture continueront
à apporter leur contribution à la civilisation
humaine.
Qu'elle deviendrait pauvre notre pensée, qu'elle
deviendrait étriquée notre action, si nous voulions
follement ignorer le rôle qu'ont joué, dans l'éla-
( 1 ) Conversations dans îe Loir-et-Cher. Gallimard, 1955»
pp. 258-259.
boration même de notre esprit national la Renaissance
italienne, l'Allemagne de Hegel, de Marx et
de Goethe, la technique américaine comme la Révolution
russe, si la sagesse de l'Inde et de la Chine,
si la pensée arabe, si Shakespeare ou Spinoza nous
devenaient étrangers.
Mais l'universalité n'est pas le nivellement.
L'humanité n'est pas au-dessus des nations. Elle est
au coeur de chacune d'elles. Chacune l'exprime avec
son esprit et son génie particulier, en lui apportant
une contribution irremplaçable. Comme Barrés
n'a eu qu'à creuser le « moi » pour y découvrir
la patrie vivante, c'est en approfondissant et en
développant ce qu'il y a de meilleur dans sa culture
que chaque peuple accède à l'humanité.
La fécondation réciproque implique à la fois
une conscience aiguë de l'originalité propre de sa
patrie et la compréhension attentive et sympathique
de l'apport des autres peuples. Pour devoir beaucoup
à la peinture italienne, l'école française n'a rien
perdu de sa personnalité. Notre XVIIIe siècle français
n'a rien sacrifié de ses audaces par l'assimilation
fructueuse de Locke et de la philosophie
anglaise, pas plus que le socialisme français à l'école
de Marx et de Lénine.
Le repli chauvin sur soi est signe de faiblesse,
d'abandon ou de défaite. On ne préserve pas la
grandeur française en cultivant des singularités. Ce
que l'abbé Brémond appelait la « poésie pure » est
peut-être ce qui, dans un poème, est intraduisible
parce qu'il exprime ce qu'il y a de plus subtil dans
l'âme et dans la langue de chaque nation.
Là encore, on ne peut dissocier l'unité vivante
que constitue la nation : les travaux et les combats
de son peuple, sa langue et son esprit.
L'histoire de la langue et de l'esprit français se
confond avec l'histoire de notre peuple.
Notre langue a suivi le sort de la nation elle même
; elle était d'abord le parler de l'Ile-de-France,
puis, au fur et à mesure que les terres se rassemblaient
autour de ce noyau, la langue de l'Ile-de-
France devenait la langue de la France tout entière.
La victoire de Philippe Auguste sur le comte de
Toulouse, assurait, au lendemain de la Croisade des
Albigeois, le triomphe de la langue d'Oïl sur la
langue d'Oc.
C'est à la même époque qu'est abattu le dernier
grand féodal capable de mettre en péril l'unité
française, le Connétable Charles de Bourbon, et
que du Bellay publie sa Défense et illustration de
la langue française "à l'entreprise de laquelle,
écrit-il, dans sa dédicace en 1549, rien ne m'a i n d u i t
que l'affection naturelle envers ma patrie. " Citant
les anciens, il reprend cette belle devise : « Il n'y
a pas de plus grand honneur que de combattre pour
la langue de la patrie » et il se rend cet hommage :
« T o i q u i plaides pour la langue paternelle, tu auras
acquis un r e n o m aussi comme bon patriote.» C'est
le temps où notre langue nationale, tout comme
notre unité « c o m m e n c e à fleurir sans fructifier
encore », selon la jolie expression de du Bellay. Ce
n'est pas par hasard que Malherbe, qui a tant contribué
à épurer notre langue, a vécu les dernières
grandes crises de l'unité française et que Richelieu
s'est montré le rude artisan de l'unité nationale à la
fois sur le plan politique et sur le plan de la cul-
ture: c'est le même cardinal, fanatique de l'ordre et
de l'unité qui, nous dit son Testament politique —
« rabaisse l ' o r g u e i l des G r a n d s , réduit tous les sujets
en leur devoir », et fonde en 1636 l'Académie française
pour monarchiser « le royaume des lettres ».
Si, de la langue, nous passons à l'esprit français,
nous constatons que sa formation est liée intimement
à celle de la nation elle-même.
Il est né, au sortir du Moyen âge, dans l'atmosphère
spirituelle du catholicisme féodal qui puise
a deux grandes sources : judéo-chrétienne et romaine.
Au christianisme i l emprunte le noble souci de
faire de sa vie un problème en la subordonnant à
un idéal qui la dépasse: c'est le courant qui naît
avec nos " chansons de geste" et la haute idée que
nos chevaliers avaient de leur mission («queste »
du Graal ou Croisades dont les Français furent
l'âme). Corneille continue cette tradition de l'honneur
et de la grandeur; Pascal approfondira cette
angoisse chrétienne dont le frisson parcourt aujourd'hui
encore l'oeuvre de Péguy, de Claudel, de Bernanos,
de Mauriac.
A la tradition romaine de l'ordre, l'esprit français
doit l'architecture spirituelle de l'Université de
Paris (dont la fondation est contemporaine de l'affermissement
de l'unité territoriale et monarchique
de la France sous Philippe Auguste) ; il lui doit
l'équilibre de la raison classique; il lui doit encore
l'intransigeante mathématique sociale des Montesquieu
et des Rousseau.
Sur le fond féodal du catholicisme romain s'est
détaché puissamment le grand courant d'esprit cri-
tique et d'ironie, aiguisé par des siècles de lutte de
la bourgeoisie et du peuple contre le monde féodal.
Attaquer sans peur et tout remettre en question
avec l'audace des forts qui sont assurés de savoir
reconstruire, c'est la plus caractéristique et la plus
vivace des traditions de l'esprit français ; elle jaillit
avec les farces, sotties, romans et fabliaux de la
primitive littérature bourgeoise, elle s'épanouit avec
Rabelais, se raffine avec Montaigne, s'ordonne avec
Molière, triomphe avec Voltaire, esquisse avec Anatole
France son dernier sourire.
Lorsque l'inquiétude humaine née du christianisme,
le souci romain de l'ordre et la critique constructive
du peuple qui a donné le modèle classique
des révolutions bourgeoises se rejoignent et s'unissent
dans un penseur ou dans une oeuvre, l'esprit
français atteint ses apogées.
Descartes et Diderot constituent dans notre passé
les points de rassemblement spirituels qui assurèrent
ïe prestige et le rayonnement de notre culture.
L'étude de leur oeuvre permet de définir les conditions
de la santé spirituelle de la France. Ce qui
fait d'un Descartes et de Diderot les plus grands
« témoins » de l'esprit français, c'est qu'en assimilant
toute la culture française du passé, ils ont su
la renouveler par la prise de conscience la plus
lucide, la plus conséquente, la plus passionnée et
la plus constructive des forces motrices de l'histoire
française à leur époque. Ils ont conduit et rassemblé
toutes les forces nationales progressives de leurs
siècles. Ils ont été la conscience et le guide de
l'armée de l'avenir â la veille de la grande Révolution
d'où est sortie la France moderne.
Cet héritage, les communistes l'accueillent sans
en rien omettre: Maurice Thorez déclarait (à la
Conférence de Genneviîliers, 21-23 janvier 1939) :
« ... la nation française s'est constituée à travers les
siècles, de vingt races qui se sont fondues dans cet
i m m e n s e e t b o u i l l o n n a n t creuset que fut et que
reste notre pays, avec son sol, avec ses richesses
naturelles, avec son climat privilégié, avec sa situation
u n i q u e , avec ses conditions générales qui o n t
disposé, dès les plus lointaines époques, les habi-.
tants de notre pays et ceux q u ' i l accueillait à
l'amour du travail, au sens de la mesure, à l'esprit
de méthode e t de clarté, aux qualités q u i sont celles
des Français, aux défauts q u i sont aussi les nôtres,
à tout ce q u i constitue — langue, mentalité, communauté
de territoire et de v i e économique — l e
caractère de la nation française.
 Ce caractère national français s'est trempé,
formé dans les épreuves, les succès, les revers, toutes
les gloires et les misères partagées en c o m m u n par
ceux qui ont travaillé l e sol de notre pays. »
Cet héritage, il convient aussi de le faire fructifier.
...
Roger Garaudy


Première partie d'une brochure de l'Union des Etudiants Communistes de France . Supplément au journal Clarté, n°14, Octobre-novembre 1958, pages 5 à 19