du
concile oecuménique Vatican II. Dès l'ouverture,
le
pape Jean XXIII voulut en faire un concile différent
des
autres. Il déclara sans ambages que son but ne
serait
pas de prononcer des condamnations puisque,
ajouta-t-il,
en souriant, les erreurs étaient déjà plus
que
damnées. Il revenait au Concile de réformer
l'Église,
divine de par son origine mais confiée à des
hommes
faibles et pécheurs. Pour Jean XXIII, dans
la
mesure où l'Église se renouvellerait et se réformerait,
l'union
avec les familles chrétiennes en serait facilitée
et un
grand nombre d'hommes de bonne volonté se
sentirait
attiré par Elle. Paul VI pense, agit et sent les
choses
de la même façon. C'est cette ligne du concile
que je
propose aux prêtres, aux religieux et aux laïcs
de
notre archidiocèse. Plutôt que de vouloir réformer
les
autres, cherchons d'abord et sérieusement à opérer
notre
propre conversion.
La
différence qu'il y a entre un pharisien et un saint,
la
voici : le pharisien est tolérant avec lui-même et
exigeant
avec les autres; i l veut obliger tout le monde
vis-à-vis
de lui-même et considère les pécheurs
avec
une bonté qui et celle de Dieu, et qui, comme la
miséricorde
du Père, et sans limite.
A ceux
qui constituent ce que conventionnellement
on
appelle le monde, je tiens à répéter les paroles
véritablement
inspirées que Paul VI prononça lors
de
l'ouverture de la deuxième session de Vatican II :
Que le monde le sache : l'Église le considère avec une
profonde compréhension, avec une sincère admiration et un loyal désir de ne pas en faire la conquête mais de le servir, de ne p a s le mépriser mais de le mettre en valeur, de ne pas le condamner mais de le réconforter et de le sauver.
Avant
de passer de la théorie à la pratique, avant
d'affronter
la réalité du Nord-Est insérée dans les réalités
plus
grandes qui l'enveloppent et la conditionnent, il
convient
de dénoncer certaines bizarreries qui commencent
à
tourner au scandale :
Il en
est qui se demandent, en effet, si l'Église a
troqué
les réalités célestes contre les réalités terrestres,
si
elle a délaissé ou relégué au second plan l'éternel
au profit
de l'éphémère, si elle a abandonné la thèse
du
péché originel pour croire en la bonté naturelle
de
l'homme.
A
cela, i l faut répondre non. L'essentiel est et sera
toujours
pour nous l'histoire du Salut : l'homme a été
créé
par Dieu à son image et à sa ressemblance, il a
usé
des dons divins que sont l'intelligence et la liberté
pour
se retourner contre son Créateur et Père et Celui-ci,
plutôt
que de l'abandonner, lui a envoyé son Fils,
l'Homme-Dieu,
Jésus-Christ, pour le sauver. Rien n'est
donc
plus important que de s'unir au Christ et, avec
Lui et
en Lui, d'aimer et faire aimer le Père, d'aimer
et
faire aimer les hommes.
Il se
fait toutefois que ces deux amours — celui de
Dieu
et celui des hommes — n'en sont rigoureusement
qu'un
seul. Il se ment à lui-même, celui qui croit aimer
Dieu
qu'il ne voit pas sans aimer l'homme qu'il voit.
Et
l'homme n'est pas qu'une âme, il a aussi un corps;
son
esprit se trouve inséré dans la matière et il conquiert
l'éternité
en vivant dans le temps.
Il est
donc chrétien, profondément chrétien, de
lutter
pour le développement dans la mesure où celui-ci
est
synonyme d'aide fraternelle, dans 1a mesure où
on
arrache à la misère des millions de créatures humaines.
Nous
n'oublions pas, bien sûr, qu'il est nécessaire
d'imposer
une éthique et une mystique à ce développement
afin
qu'on ne passe pas de la misère avilissante
et
destructrice de l'image divine que l'homme
porte
en lui à l'installation dans l'éphémère, dans un
type
de vie déshumanisant et païen.
L'homme
peut s'aliéner aussi bien en oubliant et
en
abandonnant le temporel au nom de l’éternité
qu'en
oubliant et en abandonnant l'éternel au nom du
temporel.
Telles sont les deux faces de l'aliénation.
Si
Marx avait vu vivre autour de lui une Église
incarnée
et continuatrice de l'incarnation du Christ,
s'il
avait vécu avec des chrétiens aimant, en paroles
et en
actions, les hommes comme le veut l'amour qu'on
doit à
Dieu; s'il pouvait vivre à l'époque de Vatican II
où fut
sanctionné ce qu'enseigne de mieux la théologie
sur
les réalités terrestres, il n'aurait pas présenté la
religion
comme un opium pour le peuple et n'aurait
pas
taxé l'Église d'aliénante et d'aliénée.
Il se
fait que les besoins économiques ne sont pas
plus
réels que la soif humaine de transcendance : la
soif
d'unité, de vérité, de beauté et de bonté, la soif
d'éternité
et d'infini, la soif d'absolu. Et ce n'est pas
tout :
nous sommes les témoins d'un fait historique
d'une
singulière importance et maintenant qu'en
vingt
années l'homme a vécu autant de choses qu'il
lui
fut donné de vivre en vingt millénaires, mainte-
nant
qu'il se croit à deux doigts de devenir Dieu, i l est
très
opportun de rappeler que Dieu s'est fait homme
pour
rendre effective la divinisation de l'homme.
L'Église
doit se soucier de l'homme nouveau qui est
sur le
point de naître et du sens de l'évolution sociale.
C'est
même là que la conception chrétienne de l'homme
peut
aider à trouver une solution au problème. L'homme
nouveau
ne peut être un gigantesque producteur et
consommateur,
une simple pièce dans la machine
sociale,
bien qu'il arrive à dominer toute la nature
extérieure.
Le but qu'il nous faut atteindre est la réalisation
d'un
être libre et conscient, qui s'affranchit
progressivement
des mille servitudes de la vie afin
que
puisse se développer sa liberté fondamentale;
la
réalisation d'un être qui s'étant libéré pourra se
donner
aux autres. Ainsi améliorera-t-on la société
des
hommes libres et réciproquement soucieux de se
donner
de façon désintéressée aux autres.
La
présence de l'Église dans le développement de
l'Amérique
latine n'aura de sens et d'efficacité que
dans la
mesure où elle correspondra à un effort global
de
présence au monde. La révolution sociale dont le
monde
a besoin exige une conversion permanente des
individus
et des peuples car qui peut ne pas sentir la
nécessité
de se convertir et ce, continuellement? Il
n'y a
pas de peuples innocents et de peuples pécheurs;
il y a
différentes sortes de péché qui toutes, comme pour
les
individus, naissent de l'égoïsme.
La
révolution dont le monde a besoin n'est pas
un
coup d'État, n'est pas la guérilla, n'est pas la guerre.
C'est
un changement radical et profond qui suppose
la grâce de Dieu et un mouvement mondial
d'opinion
publique
que l'Église d'Amérique latine et du monde
entier
peut et doit Stimuler et aider. La haine ne construit
pas et
i l y a tout un nouveau monde à construire. Il
est
d'autant plus urgent d'agir que l'on voit certains
hommes,
parmi les meilleurs, les plus idéalistes et les
plus
purs, spécialement chez les jeunes, s'en remettre
à des
mouvements extrémistes et violents. La société
latino-américaine
a grandi et s'est développée, depuis
la
découverte du continent, sous l'influence de l'Église.
Ses
structures sociale, économique, politique et culturelle
ont
été façonnées dans le moule de la chrétienté
ibérique.
Les luttes pour l'indépendance n'ont entraîné
aucune
transformation de ces structures. C'est donc
maintenant
que, pour la première fois, nous vivons
les
préludes d'un changement substantiel. L'Église est
indissolublement
liée à tout ce passé, avec ce qu'il peut
avoir
eu de valable, avec ses authentiques conquêtes
et ses
moments d'apogée; avec aussi ses échecs, ses
aberrations,
sa médiocrité. Cela lui confère une responsabilité
indéniable
et cela la place devant des défis
nouveaux
qu'elle ne peut ajourner. L'Église ne peut
permettre
que les vraies valeurs de notre civilisation
qu'elle
a aidé à créer soient emportées par la vague de
transformations
qui s'annoncent. Elle ne peut pas non
plus
omettre de dénoncer le péché collectif que constitue
l'existence
des structures injustes et la stagnation et de
reconnaître
sa part de responsabilité et d'erreur. Elle
doit
avoir le courage de s'avouer solidaire de ce passé
si
elle veut répondre pour le présent et le futur.
Quel
qu'ait été, en Amérique latine, le cours de
l'histoire,
i l est un fait que l'Église se trouve aujourd'hui
présente
alors que le continent connaît une phase
de
développement. Il faut qu'elle prenne conscience
de la
crise que connaît la société et qu'elle fasse résolument
l'effort
d'aider les pays intéressés à sortir du sous-développement.
L'accomplissement
de cette mission exige de l'Église
une
volonté radicale de purification et de conversion.
Ses
relations avec les masses sous-développées, avec
les
groupes les plus divers, avec les organisations de
tous
les types doivent devenir de plus en plus des relations
de
service. Sa force ne doit plus être celle du prestige
et du
pouvoir mais celle de l'Évangile au service
des
hommes. C'est par ce biais qu'elle pourra révéler
aux
hommes de ce continent angoissé le véritable visage
du
Christ.
Cette
exigence implique une rénovation totale des
Structures
paroissiales et diocésaines, des institutions
catholiques,
des rapports entre les évêques, les prêtres
et les
laïcs, des ordres et des congrégations religieuses.
L'annonce
du message, l'initiation chrétienne, la
célébration
liturgique et le dialogue oecuménique doivent
revêtir
de nouvelles dimensions, doivent surtout tenir
compte
de cette formidable réalité humaine qu'est
chez
nous le combat en faveur du développement. Il
ne
s'agit pas seulement de considérer l'Église comme
un
élément extérieur qui daigne se mettre au service
du
développement car alors on n'atteindra jamais
que
des demi-mesures et en tout cas pas le coeur du
problème.
C'est jusque dans son mystère le plus intime
qu'elle
est appelée à se renouveler.
Cet
effort la poussera simultanément à trouver ses
propres
formes d'expression, à affirmer son originalité
et ses
charismes spécifiques au sein de l'Église universelle.
Ce n'est
que par la rénovation globale de tous les
aspects
de sa vie mise au service des hommes qu'elle
pourra
relever le présent défi de l'Histoire.
Avez-vous
déjà pensé à ce que pourrait représenter
pour
les techniciens du développement la participation
de
l'Église dans les régions sous-développées ?
Celle-ci
peut, en effet, aider les masses à devenir un
peuple,
à se débarrasser du fatalisme, à leur rappeler
que
Dieu existe, qu'il a, bien sûr, le droit d'intervenir
dans
la Création, mais qu'il a voulu le partager avec
l'homme
qui désormais a le devoir de dominer la
nature
et de compléter l'oeuvre créatrice. Avez-vous
déjà
pensé à ce que signifierait pour ces mêmes techniciens
l'apport
d'une théologie du développement
qui
leur ferait comprendre que nous n'avons pas le
droit
de rejeter commodément sur Dieu la responsabilité
de
tout le travail, qui nous donnerait le courage
d'affronter
les obstacles de la nature et surtout de
résoudre
pleinement les problèmes sociaux?
Plutôt
que de laisser le peuple faire des processions
pour
demander la pluie à l'heure de la sécheresse ou le
beau
temps lors des inondations, nous lui montrerons
que la
sécheresse et les pluies peuvent être attaquées
pour
une bonne part par la technique, aidée de notre
intelligence,
de notre courage, de notre honnêteté et
de
notre sens de l'organisation. Plutôt que de laisser
le
peuple répéter, profondément découragé, que " les
uns
naissent riches et les autres naissent pauvres car
telle
est la volonté de Dieu " — et nous savons combien
les
expressions de ce genre servent à justifier les plus
incroyables
exploitations — nous dirons ouvertement
que
les Structures socio-économiques de l'Amérique
latine
sont injustes et qu'il est urgent de les transformer
en
structures équitables et humaines, si nous voulons
pouvoir
dire qu'il n'y a plus d'esclaves dans notre pays
et sur
notre continent.
Quel
soulagement pour ceux qui, ayant faim et soif
de la
justice, étaient considérés comme subversifs et
communistes,
que d'entendre le pape déclarer :
L a propriété privée ne constitue pour personne un droit
inconditionnel et absolu. L a terre a été donnée à tous et
non pas seulement aux riches. Personne n'a le droit de garder
pour son usage exclusif ce qui est superflu alors que d'autres
manquent du nécessaire.
Les
techniciens du développement savent très bien
pourquoi
Paul VI a parlé de la sorte, quelles furent ses
raisons
profondes et quel étonnement ses paroles provoquèrent.
Le
pape aurait-il agi de façon précipitée, aurait-il
rendu
publique une encyclique unilatérale et non suffisamment
mûrie
? C'est ce que se demandent ceux qui
précisément
vivent, sans le savoir, dans l'unilatéral.
La
peur du communisme, quand elle devient une obsession,
les
porte à ne pas voir ce qu'il y a d'aussi monstrueux
dans
un système qui considère le gain comme le moteur
essentiel
du progrès économique, la concurrence comme
loi
suprême de l'économie, la propriété privée des
moyens
de production comme un droit absolu, sans
limites
ni obligations sociales correspondantes.
Pour
des raisons évidentes, i l en est beaucoup qui
ne
comprennent pas comment le pape peut accuser le
capitalisme
libéral d'engendrer l'impérialisme international
de
l'argent. Or i l n'est pas besoin de montrer
ce que
représentent, dans notre monde, les trusts
internationaux.
Les
entreprises apparemment nombreuses des pays
développés
ne vont déclinant, ne se réduisent que
devant
des yeux ingénus. En réalité, si elles finissent
par ne
plus constituer qu'un petit noyau économique,
celui-ci
n'en devient pas moins tout-puissant et il se
relie
à d'autres petits noyaux d'autres pays industrialisés
et
leur filet finit par envelopper tout le monde sous-développé.
Ce
sont ceux qui dominent ces forces qui sont les
seigneurs
du monde, qui manipulent froidement et
d'un
esprit calculateur la guerre comme la paix, mais
surtout
la guerre, qui dirigent les opérations financières
internationales.
Les agences d'informations échappent
difficilement
à leur emprise. C'est eux encore qui font
peser
sur la presse écrite et parlée, sur les gouvernements,
les
universités et — pourquoi ne pas l'avouer ?
— sur
les groupes religieux toujours en quête d'argent
pour
leurs oeuvres apostoliques et sociales, certaines
menaces
que l'on range pudiquement sous le nom d'impondérables.
Malheur
à ceux qui osent les attaquer, qui
manifestent
la moindre possibilité de les atteindre en
plein
coeur ! Us risqueront de disparaître sans même
avoir
la consolation de penser qu'on pourra découvrir
la
trame de l'assassinat, car, par une étrange coïncidence,
les
témoins les plus gênants meurent eux aussi les
uns
après les autres.
L'encyclique
Populorum progressio a dit à quels excès
conduit
la dictature économique. Dans Rerum novarum,
on
examine les contrats de travail et, comme on constate
qu'entre
les tout-puissants chefs d'entreprises et les
travailleurs
sans défense la possibilité réelle de dialoguer
est
infime et la marge de liberté pratiquement
nulle
en ce qui concerne les ouvriers, on rappelle que
le
consentement de ces derniers ne suffit pas à garantir
la
justice du travail. On en déduit qu'il est dès lors,
nécessaire
de subordonner la règle de l'apparent libre
consentement
aux exigences du droit naturel.
La
nouvelle encyclique prend acte des injustices
individuelles
ou collectives d'hier et déclare qu'aujourd'hui
elles
ont acquis une dimension mondiale. Des
nations
prolétaires sont à la merci des nations riches
ou,
pour être plus exact, des groupes qui, à l'intérieur
des
nations prolétaires et des nations riches, sont plus
puissants
que les États les plus forts.
Une
encyclique comme Populorum progressio n'est pas
seulement
faite pour être louée ou applaudie mais pour
être
mise en pratique. Et une de ses idées maîtresses
est
que le temps travaille contre nous.
Que
faut-il alors faire ? Attendre que les réformes
se
fassent pour qu'ensuite les masses en prennent conscience
? Une
telle attente est aussi impossible qu'absurde,
en
particulier pour l'Église qui se sent en partie responsable
de la
situation présente. Nous ne courons
d'ailleurs
pas le risque d'être trop précipités : nous avons
déjà
plusieurs siècles de retard 1
Faut-il
dès lors essayer de " conscientiser " les
élites,
les classes dirigeantes, les gouvernements et
les
chefs d'entreprises, puis ensuite s'adresser au
peuple
? Nous n'avons pas de temps à perdre : les
deux
prises de conscience doivent être simultanées. Il
en
est, en effet, qui ne croient déjà plus aux solutions
démocratiques
parce que les lois que l'on promulgue
restent
lettre morte à cause précisément de ces impondérables
qui
s'opposent à l'action des techniciens authentiques
travaillant
au sein des institutions.
Je ne
crois pas en la violence, je ne crois pas en la
haine,
je ne crois pas dans les insurrections armées.
Elles
sont trop rapides : elles changent les hommes
mais
n'ont pas le temps de changer les mentalités.
Par
ailleurs i l est inutile de songer à refondre des
structures
socio-économiques, des structures extérieures,
si
l'on ne désire pas aussi changer profondément les
structures
intérieures de l'homme. C'est, du reste, à cette
sorte
de conversion que Paul VI fit allusion à PO.N.U.
Si je
ne crois pas en la violence armée, je n'ai pas
non
plus l'ingénuité de penser que les conseils fraternels,
les
lyriques exhortations peuvent faire s'effondrer,
tels
les murs de Jéricho, les actuelles structures
socio-économiques.
Désireux
d'éviter les inévitables explosions de
demain,
nous songeons concrètement à organiser,
avec
discernement et un bon degré technique d'efficacité,
un
mouvement de pression démocratique, fermé
à tous
les profiteurs, qui respecte la loi, mais ose tout
mettre
en oeuvre dans la loi.
Un tel
travail serait d'une grave imprudence si nous
ne
nous garantissions pas l'appui de techniciens capables
de
nous fournir les données propres à rendre irréfutable
notre
argumentation, capables surtout de nous
présenter
les solutions techniques que nous défendrons.
Qu'il
me soit permis de rappeler à ceux qui s'étonneraient
de
voir un évêque outrepasser apparemment
les
limites de son ministère et se mêler à des réalités
qui
n'ont rien d'ecclésiastique, que l'Église a rendu
publics
des documents de très grande valeur touchant
les
problèmes économiques et les aspects humains
qui
s'y trouvent impliqués. Ainsi, dans Mater et
magilira, le pape Jean XXIII a-t-il
formulé des observations
précieuses
sur les relations entre le monde
développé
et le monde sous-développé, en disant
textuellement
:
L e s États économiquement développés, lorsqu'ils viennent
en aide aux pays en voie de développement, doivent veiller
avec le plus grand soin à éviter de profiter de cette coopération
technique et financière pour obtenir des avantages politiques
marqués p a r un esprit de domination. Si cela devait arriver,
i l faudrait le dénoncer très haut, car i l s'agirait là de l'établissement
d'un colonialisme d'un genre nouveau, sans aucun
doute plus discret, mais non pas moins dominateur que celui
dont se sont récemment affranchies de nombreuses communautés
politiques. Il en résulterait un malaise pour les relations
internationales, une menace et un danger pour la p a i x
du monde.
L'importante
encyclique Mater et magistra se contente
toutefois
de souhaiter, en accord avec son époque, que
les
pays d'abondance augmentent leur aide aux pays
économiquement
faibles. Déjà au concile Vatican II,
la
constitution pastorale sur la présence de l'Église
au
monde affirmait sans hésiter que les relations entre
le
monde développé et le monde sous-développé
impliquaient
plus qu'une simple aide, que ce qu'il
fallait
c'était réexaminer en profondeur la politique
du
commerce international.
Les
données que nous allons présenter font justice
aux
préoccupations de Jean XXIII et démontrent le
bien-fondé
de la position adoptée par les Pères conciliaires:
Le
nouveau rapport Prebisch, préparé en vue de la
deuxième
conférence des Nations Unies sur le commerce
et le
développement, décrit avec mélancolie la " décade
du
développement " proclamée par l'O.N.U. pour la
période
1960-1970. Les chiffres qu'on y trouve sont
plutôt
attristants; c'est cependant à partir de ces données
que
nous devons nous attaquer courageusement,
avec
espoir et optimisme, au problème.
De
i960 à 1965, l'augmentation du produit national
passa,
pour l'ensemble des pays développés, de 1 400
à 1
700 dollars par tête, et, pour les pays sous-développés,
de 132
à 142 dollars.
Les
résultats concernant l'agriculture des pays sous-développés
sont
décevants : les efforts faits pour augmenter
la
production sont neutralisés par l'explosion
démographique
et par des institutions comme les
structures
agraires en vigueur, les systèmes de crédit
et les
formes de commercialisation des produits agricoles.
Au
cours des années 30, les pays sous-développés
exportaient
11 millions de tonnes de céréales; ils en
importent
maintenant 30 millions.
Les
pays développés tendent à se passer de plus en
plus
des matières premières provenant des pays sous-développés.
Citons
un exemple : celui du c o t o n . De
1957 à
1961, les pays développés importaient encore
27 %
du coton dont ils avaient besoin. En 1965, ils
n'en
importaient plus que 17 %. Et le travail qui en
i960
demandait 130 heures aux machines n'en de-
mande
plus aujourd'hui que 40. Un hectare de terre,
qui
produisait 268 livres de coton, en produit maintenant
500.
Les fibres synthétiques qui, en 195 5, entraient
pour
26 % dans la confection des vêtements, y entraient,
neuf
ans plus tard, pour 38 %.
Une
récente étude concernant les tarifs douaniers
révèle
que la moyenne des droits nominaux ad valorem
perçus
par les pays développés sur les produits manufacturés
varie
selon la provenance de ces produits;
elle
est de 11 % quand ils proviennent des autres pays
développés
et de 17 % quand ils proviennent du monde
sous-développé.
La
vulnérabilité financière des pays sous-développés
sur le
plan extérieur s'est aggravée au cours de cette
"
décade du développement ". En 1948, le rapport
entre
les réserves financières et la valeur des importations
faites
par ces mêmes pays était de l'ordre de 70 %.
En
1965, i l n'était déjà plus que de 30 %. Et i l est de
plus
en plus évident qu'on va vers une réforme monétaire
qui
sera réalisée sans la moindre participation
du
monde sous-développé.
Il
avait été décidé que les pays développés assureraient
aux
autres une aide financière d'un montant
minimum
correspondant à 1 % de chaque produit
national
brut. L'ensemble du monde riche n'a jamais
atteint
ce très petit seuil. En 1961, le montant était
de
0,87 %. En 1964, le chiffre était tombé à 0,66 %.
En
1964, la dette globale des pays sous-développés
s'élevait
à 38 milliards de dollars plus 4 milliards de
dollars
d'intérêts. Nous ne pouvons accepter que le
monde
développé se fasse des illusions et cherche à
nous
illusionner en cherchant, par exemple, à porter
l'aide
prescrite de 0,66 % à 1 % ou même 2 ou 3 %.
Nous
ne pouvons accepter que nos très graves soucis
concernant
le destin de l'humanité soient purement
et
simplement rejetés comme s'il s'agissait de prendre
une
mesure préventive de nature idéologique contre
un
pays ou contre un peuple.
La
saignée du monde sous-développé devient évidente
quand
on compare l'aide qu'il reçoit avec les
sommes
d'argent que rapatrient les pays riches. Selon
les
statistiques officielles des États-Unis, le montant en
argent
liquide des capitaux américains exportés, entre
1950
et 1961, fut de 13 milliards 700 millions de dollars.
Au
cours de la même période, la somme rapatriée
s'éleva
à 23 milliards 200 millions de dollars, ce qui
représente
donc pour les pays pauvres une saignée de
9
milliards 500 millions de dollars. Également entre
1950
et 1961, la valeur des biens appartenant à des
sociétés
ou des citoyens américains et situés dans le
tiers-monde
augmenta de 22 milliards 900 millions
de
dollars; elle était de 11 milliards 800 millions, elle
devint
de 34 milliards 700 millions de dollars. L'injustice
éclate
avec plus de force encore quand on compare
l'aide
consentie aux pays sous-développés à la perte
subie
en conséquence des prix imposés à l'importation
de
leurs matières premières. C'est le cas de l'Amérique
latine
où, de 1950 à 1961, cette perte s'éleva à 10 milliards
100 millions de dollars.
Helder Camara
Révolution dans la paix, Chapitre L’Eglise
et le monde,
Pages 29 à 42
Pages 29 à 42