05 juin 2013

Guérilla et résistance non-violente



[Un texte, un auteur et un thème qui ont  inspiré Roger Garaudy dans son choix de la non-violence et dans sa conception de la défense du pays : voir "Appel aux vivants " et "Il est encore temps de vivre" - ndlr]
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LES LEÇONS DES MOUVEMENTS DE RÉSISTANCE

Guérilla et Résistance non-violente

par
Basil LIDDELL HART

Le  Capitaine Sir Basil  Liddell  Hart  a écrit de nombreux
livres sur  la stratégie et l'histoire militaire et est largement
reconnu comme étant le principal  écrivain militaire  de notre
temps. Deux volumes de ses mémoires ont été publiés p a r
Cassel en 1965 ( 1 ) .
Certains passages dans ce chapitre ont paru précédemment
dans Défense de l'Ouest ( C a s s e l , L o n d o n , a n d M o r r o w,
N e w - Y o r k , 1950), Déterrent of Defence ( S t e v e n s , L o n d o n , a nd
P r a e g e r , N e w - Y o r k , 1960) (2) et d a n s l a préface à M a o Tse
Toung et C h e G u e v a r a , « L u t t e d e guérilla » ( C a s s e l , L o n d r es
1962) (3).

(1) Publié en français en 1 volume chez Fayard, 1970.
(2) Publié en français sous le titre « L'alternative militaire »,
édition de la Table Ronde, Paris 1961.
(3) Sir Basil Liddel Hart a également écrit une « Histoire de la
Seconde Guerre Mondiale » parue en français chez Fayard 1973.

INTRODUCTION
Il y a plus de trente ans, dans la préface à l'un de mes
propres livres, j'inventais la maxime : « Si tu veux la paix,
comprends la guerre ».
Cela me semblait un remplacement nécessaire et plus
convenable du dicton antique et simpliste « Si tu veux la paix,
prépare la guerre », qui trop souvent s'est avéré constituer,
non seulement une provocation à la guerre, mais aussi une
préparation à répéter les méthodes de la dernière guerre dans
des conditions qui ont radicalement changé.
Aujourd'hui, à l'ère nucléaire, la maxime révisée pourrait
bien être complétée. Mais non, comme on pourrait s'y attendre,
par l'insertion du mot « nucléaire ». En effet, si la puissance
nucléaire maintenant disponible était utilisée, et non plus
gardée comme arme de dissuasion, son utilisation provoquerait
le chaos et non la guerre, puisque la guerre est une
action organisée, qui ne pourrait se poursuivre dans des conditions
de chaos. L'arme nucléaire, cependant, ne peut s'appliquer
et ne peut être appliquée à la dissuasion de formes
plus subtiles d'agression. Par son inaptitude à atteindre ce
but, elle tend à les stimuler et à les encourager. Le complément
nécessaire de la maxime est à présent : « Si tu veux
la paix, comprends la guerre et spécialement la guérilla et les
formes subversives de guerre ».
Une compréhension de ces formes de guerre et leurs
enseignements fondamentaux est non moins importante pour
ceux qui préconisent et ont pour but de développer des formes
non-violentes de résistance, ce qu'on a récemment appelé
« Défense Civile ».
Aussi vais-je ici commencer par traiter de l'action de
guérilla, forme que dans le passé la plupart des mouvements
de résistance ont pris et continuent de prendre.

I. LA LUTTE DE GUERILLA
S o n développement m o d e r n e.
La lutte de guérilla est devenue une caractéristique
beaucoup plus importante dans les conflits de ce siècle que
jamais auparavant, et ce n'est qu'au cours de ce siècle-ci
qu'elle en est arrivée à bénéficier d'une attention toute spéciale
dans la théorie militaire occidentale, bien que des actions
armées menées par des forces irrégulières se soient souvent
produites à des époques antérieures. Clausewitz, dans son
oeuvre monumentale « De la guerre », consacrait un court
chapitre à ce sujet, presqu'à la fin des trente chapitres de son
livre VI, qui traitait des divers aspects de la « Défense »,
traitant de l'armement de la nation en tant que mesure de
défense contre un envahisseur. Il formulait les conditions fondamentales
de succès, et les limites, mais ne discutait pas
des problèmes politiques qui se posaient à cette occasion.
Il ne faisait que brièvement référence à la résistance du
peuple espagnol aux armées de Napoléon, qui était l'exemple
le plus frappant d'action de guérilla dans les guerres de
l'époque, et introduisit le terme dans le vocabulaire militaire.
Un examen plus large et plus profond du sujet fut entrepris,
un siècle plus tard, dans l'ouvrage de T.E. Lawrence
Les S e p t P i l i e r s d e l a S a g e s s e . Cette formulation magistrale
de la théorie de la lutte de guérilla mettait en lumière sa valeur
offensive, et résultait tant de son expérience que de sa réflexion
durant le soulèvement arabe contre les Turcs, à la fois en tant
que lutte pour l'indépendance et en tant que partie de la
campagne alliée contre la Turquie. Cette campagne éloignée
dans le Moyen-Orient fut la seule de la première guerre mondiale
où la guérilla exerça une influence importante. Sur les
théâtres européens de la guerre, elle ne joua aucun rôle
significatif.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, cependant, la lutte
de guérilla devint si étendue qu'elle devint presque une caractéristique
universelle. Elle se développa dans tous les pays
d'Europe occupés par les Allemands et dans la plupart des
pays de l'Extrême Orient occupés par les Japonais. Sa croissance
peut être facilement attribuée à la profonde impression
que Lawrence avait faite, particulièrement dans l'esprit de
Churchill. Après que les Allemands aient envahi la France en
1940, et isolé la Grande-Bretagne, l'utilisation de la lutte de
guérilla comme riposte devint une partie de la politique de
guerre de Churchill. Des sections spéciales de l'organisation
de planification britannique furent consacrées à l'animation et
à l'organisation de mouvements de « Résistance » partout où
Hitler essayait d'imposer son « ordre nouveau ». A la suite
de la série de conquêtes d'Hitler, et de l'entrée en guerre du
Japon en tant qu'allié de l'Allemagne, ces efforts allaient en
s'élargissant de plus en plus. Le succès de pareils mouvements '
de résistance était changeant. Le plus efficace fut celui mené
en Yougoslavie par les partisans communistes serbo-croates
sous la direction de Tito.
Entre temps, cependant, une lutte de guérilla plus étendue
et prolongée avait été mené en Extrême-Orient depuis les
années 1920, par les communistes chinois, à la tête de qui
Mao Tsé Toung jouait un rôle croissant. Elle se développa
en 1927 lorsque Chang Kai-Chek, ayant défait les chefs de
guerre du nord à la suite d'une campagne irrésistible menée
à partir de Canton, chercha à supprimer les éléments communistes
dans son armée révolutionnaire nationale. Elle se tourna
contre les Japonais à partir de 1937, lorsqu'une nouvelle fois,
les forces nationalistes et communistes firent cause commune
en s'alliant tant bien que mal contre les envahisseurs étrangers.
Les communistes, opérant en guérilla, firent beaucoup
pour soulager la pression japonaise sur les forces plus régulières
de Chang Kai-Chek en harassant l'armée de l'envahisseur.
Pendant cette lutte, les communistes jouèrent également
leur jeu en pensant à l'avenir, étendant leur influence parmi
les gens dans les zones occupées de façon si efficace que
lorsque le Japon s'effondra finalement sous l'assaut par air
et par mer des Américains, ils étaient mieux placés pour
profiter du résultat et remplir le vide que le régime nationaliste
de Chang Kai-Chek.
Cette opération de prise du pouvoir s'avéra pleinement
victorieuse. Quatre années après le départ des Japonais, Mao
Tsé-Toung contrôlait complètement le continent chinois, et
dans le même temps s'emparait de la plupart des armes
américaines et autres équipements qui avaient été déversés
en Chine pour aider Chang Kai-Chek dans sa résistance, à
tour de rôle aux Japonais et aux Communistes chinois. En
même temps, il transformait progressivement ses guérillas en
forces régulières, tout en exploitant une combinaison des
deux formes d'action.
Depuis lors, une combinaison de guérilla et de guerre
subversive s'est poursuivie avec un succès croissant dans
des zones avoisinantes d'Asie du Sud-Est, et également dans
d'autres parties du monde, en Afrique, en premier lieu en
Algérie ; à Chypre, et, de l'autre côté de l'Atlantique, à Cuba.
Il est très probable que des campagnes de ce genre continueront
parce que c'est le seul genre de guerre qui convienne
aux conditions modernes, tout en étant en même temps en
mesure de tirer profit du mécontentement social, des problèmes
raciaux et de la ferveur nationaliste.

A r m e s nucléaires et guérilla.
Une telle évolution devint d'autant plus probable avec
le perfectionnement des armes nucléaires, particulièrement
avec l'avènement de la bombe H thermonucléaire en 1954
et la décision simultanée du gouvernement des Etats-Unis
d'adopter la politique et la stratégie de « représailles massives
» comme dissuasion de toutes les sortes d'agression. Le
Vice-Président Nixon annonçait alors : « Nous avons adopté
un principe nouveau : plutôt que de laisser les communistes
nous réduire à néant en nous grignotant, dans le monde entier,
par de petites guerres, nous ferons appel, à l'avenir, à des
moyens massifs et mobiles de représailles ». La menace implicite
d'employer des armes nucléaires pour réprimer des guérillas
était aussi absurde que de parler d'employer un marteaupilon
pour se défendre d'un essaim de moustiques. Cette
politique n'était pas sensée et son effet naturel fut de stimuler
et d'encourager les formes d'agression par érosion, auxquelles
les armes nucléaires ne pouvaient s'appliquer.
Pareille conséquence était facile à prévoir, bien qu'elle
n'apparût pas au Président Eisenhower ni à ses conseillers
lorsqu'ils adoptèrent ce qu'on appela leur « Nouvelle façon
de voir » (« New Look ») et qu'ils prirent la décision de
faire appel à la politique de représailles massives. Pour prouver
que c'était là la conséquence évidente, le plus simple est
de répéter, brièvement, ce que nous écrivions à cette époque
en critiquant leur pensée et leur décision :
 « En admettant que la bombe H réduit la probabilité de
guerre à grande échelle, elle a u g m e n t e les possibilités
de guerre limitée poursuivie par une agression locale
étendue. L'ennemi peut exploiter un choix de techniques
selon des modèles différents, mais toutes étudiés pour
faire des progrès tout en entretenant chez l'adversaire
une hésitation à répliquer en utilisant une bombe A ou
une bombe H.
L'agression pourrait être réalisée à allure limitée, selon
un processus graduel d'empiétement. Elle pourrait être
de profondeur limitée mais d'allure rapide, de petits
coups effectués rapidement et suivis tout aussitôt
d'offres de négociation. Elle pourrait être de densité
limitée, une muliple infiltration par des particules si
petites qu'elles formeraient une vapeur intangible.
Nous sommes entrés dans une nouvelle ère stratégique
qui est très différente de ce qui avait été prévu par
les défenseurs de la puissance atomique aéroportée,
les révolutionnaires de l'ère précédente. La stratégie à
présent mise en oeuvre par nos adversaires est inspirée
de la double idée d'éviter et de rendre inopérante une
puissance aérienne supérieure. Ironiquement, plus nous
avons développé l'effet massif de l'arme de bombardement,
plus nous avons contribué au progrès de cette
nouvelle stratégie de type guérilla »). (1).
On mit bien du temps à se rendre compte de ces facteurs
et de leurs implications, mais le processus s'accéléra rapidement
avec l'avènement de l'administiration du Président Kennedy
en 1961. En mai, le nouveau président, s'adressant au
Congrès annonçait qu'il « donnait des instructions au Ministre de
la Défense pour étendre rapidement et substantiellement, en
collaboration avec nos alliés, l'orientation des forces existantes
pour pouvoir mener une guerre non-nucléaire, des opérations
para-militaires et des guerres limitées ou non-conventionnelles
».
Le Ministre de la Défense, M. McNamara, parla d'une
« augmentation de 150 % de la puissance de nos forces antiguerilla
», et une aide à des forces étrangères de guérilla

(1) L'article dont ce passage est extrait a d'abord été publié
sous une forme écourtée dans le Daily Herald de Londres les 26 et
27 mai 1954, et par la suite inclus dans mon livre l'Alternative militaire,
Paris, éditions de la Table Ronde, 1961, au chapitre 2.

oeuvrant contre les régimes communistes fut envisagée par la
nouvelle administration.
Le problème « un homme averti en vaut deux » s'applique
de façon plus forte encore à la guérilla et à la guerre subversive
qu'à la guerre régulière telle qu'on la connaissait jusqu'à
présent. La base de la préparation est une compréhension
rigoureuse de la théorie et de l'expérience historique de
pareille lutte, ainsi que d'une connaissance de la situation
particulière là où elle est en cours ou peut se produire.

Stratégie d e la guérilla.
La lutte de guérilla doit toujours être plus dynamique et
maintenir son élan. Des intervalles statiques causent plus de
tort à son succès que dans le cas d'une lutte régulière,
puisqu'ils permettent à l'adversaire de resserrer son étreinte
sur le pays et de donner du repos à ses troupes, tout en
tendant à étouffer l'élan de la population à se joindre aux
maquisards ou à les aider. La défense statique n'a aucun rôle
à jouer dans la guérilla et une défense fixe aucune raison
d'être sauf de façon momentanée quand il s'agit de dresser
une embuscade.
Stratégiquement, une guérilla renverse la pratique normale
de la guerre en cherchant à éviter toute bataille ; et tactiquement,
en évitant tout engagement où il est probable que l'on
subisse des pertes. En effet dans un combat, mais non une
embuscade, une si forte proportion, par rapport à la force
totale des partisans, des meilleurs chefs et des meilleurs
hommes peut succomber que le mouvement entier peut être
mutilé et sa flamme éteinte. Aussi « frapper et disparaître »
est-il le principe distinctif de toute guérilla. Une multitude de
petits coups et menaces peuvent avoir un plus grand effet,
pour faire pencher la balance, que quelques très grands coups,
en produisant un amoncèlement de distractions, de gêne et de
démoralisation parmi les rangs ennemis, tout en faisant une
plus grande impression sur la population. L'ubiquité combinée
à l'intangibilité est le secret essentiel de tout progrès dans
pareille campagne. De plus, frapper et disparaître est souvent
la meilleure façon d'atteindre cet objectif offensif : entraîner
l'ennemi dans une embuscade.
La lutte de guérilla renverse l'un des principes premiers
de la guerre orthodoxe, à savoir le principe de « concentra-
tion », et ce des deux côtés. Parce que la dispersion est une
condition essentielle de survie et de succès de la guérilla,
qui ne doit jamais présenter de cible, et ne peut ainsi opérer
qu'en menues particules, bien que celles-ci puissent momentanément
se coaguler comme des globules de mercure pour
prendre d'assaut quelque objectif faiblement gardé. Pour les
guérillas, le principe de « concentration » doit être remplacé
par celui de « fluidité des forces » qu'il faudra également
qu'adoptent maintenant, de façon modifiée, les forces régulières
opérant sous la menace de bombardement par armes
nucléaires.
La dispersion est aussi une nécessité du côté opposé
aux maquisards, puisqu'une concentration étroite de forces
n'a aucune valeur contre des forces insaisissables, agiles comme
des moustiques, et la seule chance de les réprimer consiste
pour une grande part en la possibilité d'étendre un filet fin
mais fortement tissé sur la zone la plus large possible. Plus le
filet de contrôle sera étendu, plus il est possible que les
actions anti-guérilla seront efficaces.
Le rapport espace-forces est un facteur clé dans la guerre
de guérilla. Il fut exprimé de façon très claire dans le calcul
mathématique de Lawrence à propos de la révolte arabe : pour
contenir celle-ci les Turcs « auraient eu besoin d'un poste fortifié
tous les quatre miles carrés, et un poste ne pouvait pas
compter moins de vingt hommes » ; ainsi ils auraient eu besoin
de 600 000 hommes alors qu'ils n'en avaient que 100 000 de
disponibles. « Notre succès pouvait assurément être prouvé
avec un crayon et du papier dès lors que le rapport espace nombre
était connu ».
Pareil calcul, bien qu'étant une simplification outrancière,
incarne une vérité générale. Le rapport espace-forces est un
facteur de base mais le résultat varie selon le type de pays
et la relative mobilité des deux côtés, aussi bien que leur
moral relatif. Un terrain accidenté ou boisé est le terrain le
plus propice aux guérillas. Les déserts ont diminué d'intérêt,
comparativement, depuis le développement des forces terrestres
mécanisées et de l'aviation. Les zones urbaines ont des
avantages et des inconvénients, mais tendent à être défavorables
à des opérations de guérilla, bien qu'elles soient le terrain
idéal pour une campagne subversive.
Bien que les zones accidentées et boisées soient les
meilleures par nature pour la sécurité des maquisards, et en
fournissant des occasions d'attaques par surprise, les avanta-
ges ne sont pas tous du même côté, parce qu'un tel territoire
peut être plus difficile pour obtenir des fournitures et
plus distant des objectifs clés. Les objectifs incluent non seulement
les cibles présentées par la puissance occupante, et
particulièrement ses communications, mais aussi par les popuations
qu'on doit amener à coopérer contre l'occupant. Un
mouvement de guérilla qui accorde la priorité à la sécurité
se sclérosera bientôt. Sa stratégie doit toujours viser à produire
une tension croissante de l'ennemi, physiquement et
moralement.

F a c t e u r s p s y c h o l o g i q u e s et p o l i t i q u e s.
Les facteurs mathématiques et géographiques représentés
dans le rapport espace-forces ne peuvent être séparés des
facteurs psychologiques et politiques. Parce que les perspectives
et le progrès d'un mouvement de guérilla dépendent de
l'attitude des gens dans la zone où la lutte a lieu, de leur
volonté d'y aider positivement, en fournissant informations et
approvisionnements ; et, négativement, en refusant des informations
aux forces d'occupation, tout en aidant à cacher les
combattants de la guérilla. En effet une condition première
de succès est que l'ennemi soit maintenu « dans l'obscurité »
tandis que les maquisards opèrent à la lumière d'une meilleure
connaissance de la région, ajoutée à des nouvelles sûres sur
les positions et les mouvements de l'ennemi. Cette espèce de
lumière mentale est d'autant plus nécessaire que, physiquement,
les mouvements de guérilla doivent, en grande partie,
être effectués dans l'obscurité à des fins de sécurité et pour
ménager des surprises. L'exactitude des détails qu'ils obtiennent
et la rapidité des nouvelles qui leur sont transmises
dépendent des progrès qu'ils font pour obtenir l'aide de la
population locale.
La guerre de guérilla est un genre de guerre menée par
un petit nombre mais dépendant du soutien d'un grand nombre,
i Bien qu'étant, en elle-même, la forme la plus individuelle
d'action, elle ne peut se faire avec efficacité, et atteindre son
but, que lorsqu'elle est soutenue collectivement par la sympathie
des masses. C'est pourquoi elle tend à être la plus
efficace si elle unit un appel à la résistance nationale ou au
désir d'indépendance, une exploitation du mécontentement
socio-économique, donc en devenant révolutionnaire en un
sens plus large.

Inconvénients d e s méthodes d e guérilla.
Dans le passé, la guérilla a été une arme employée par
le côté le plus faible et donc avant tout défensive, mais à l'âge
atomique, elle peut être développée de façon croissante,
comme forme d'agression convenant pour exploiter une
situation d'impasse nucléaire. Ainsi le concept de « guerre
froide » est maintenant passé de mode, et devrait être remplacé
par celui de « guerre camouflée ». Cette conclusion,
tracée à grands traits, nous amène cependant à une question
qui va très loin et qui est plus profonde. Les hommes d'Etat
et stratèges des pays occidentaux feraient preuve de sagesse
en apprenant les leçons de l'histoire et en évitant les erreurs
du passé, lorsqu'ils cherchent à mettre sur pied une stratégie
de riposte dans ce genre de guerre.
La grande extension de ce type de guerre durant les vingt
années passées a suivi, et a été dans une grande mesure le
produit d'une politique militaire visant à encourager et à fomen- '
ter la révolte populaire dans les pays occupés par l'ennemi,
politique que la Grande-Bretagne, sous la conduite de Chur- ,
chill, adopta en 1940 pour contrer les Allemands, politique qui i
par la suite fut étendue à l'Extrême-Orient pour contrer les
Japonais. A cette époque, cette politique fut adoptée avec
beaucoup d'enthousiasme et peu de mise en doute. Une
fois que la vague des conquêtes allemandes eut recouvert la
plus grande partie de l'Europe, cette politique apparaissait
avec évidence comme la seule à suivre dans le cadre de
l'effort visant à libérer le monde des griffes d'Hitler. C'était
exactement le genre de politique qui plaisait à l'esprit et au
tempérament de M. Churchill. Outre sa combativité instinctive
et son inébranlable résolution à battre Hitler — sans tenir
compte de ce qui pourrait arriver après — il avait été un
proche associé et admirateur de Lawrence. Il voyait maintenant
une occasion de mettre en pratique à grande échelle en
Europe ce que ce dernier avait démontré dans une partie
relativement limitée de la zone arabe.
Mettre en question les avantages de cette politique, cela
revenait à manquer de résolution, et semblait presque antipatriotique.
Peu de gens osèrent s'exposer à pareille accusation,
même s'ils nourrissaient des doutes quant aux effets
ultimes de cette politique sur le redressement de l'Europe. La
guerre consiste toujours à faire du mal dans l'espoir qu'il peut
en résulter du bien, et il est très difficile de faire preuve de
discernement sans manquer de résolution. De plus, une poli-
tique de prudence est habituellement une erreur dans les
batailles, où elle est trop communément suivie, si bien qu'elle
bénéficie rarement de crédit au plan plus élevé de la politique
militaire, où elle est plus souvent sage, mais habituellement
impopulaire. Dans la fièvre de la guerre, l'opinion publique
désire les mesures les plus draconniennes sans s'arrêter à
considérer où elles peuvent conduire.
Quels furent les résultats ? Les forces armées de la
résistance imposèrent indubitablement une tension considérable
aux Allemands. Dans l'Europe de l'ouest, ce fut en
France que ce fut le plus marqué. Elles s'avérèrent également
être une sérieuse menace aux communications allemandes en
Europe de l'est et dans les Balkans. Le meilleur hommage à
leurs effets provient du témoignage des commandants allemands.
Tout comme les commandants britanniques en Irlande
pendant les « troubles », ils étaient conscients avec beaucoup
d'acuité du souci et de la gêne d'avoir à tenir tête à des
adversaires menant une guérilla, qui frappaient par surprise et
étaient protégés par la population.
Mais lorsque ces campagnes de l'arrière sont analysées,
il semblerait que leur effet était pour une bonne part fonction
de leur combinaison avec les opérations d'une forte armée
régulière qui engageait le front ennemi, en exerçant une
ponction sur ses réserves. Elles devinrent rarement plus qu'une
contrariété sauf lorsqu'elles coïncidèrent avec la réalité ou la
menace imminente d'une puissante offensive qui absorbait
l'attention des ennemis (1).
A d'autres moments, elles furent moins efficaces qu'une
résistance passive étendue, et causèrent, de loin, plus de mal
aux gens de leur propre pays. Elles provoquèrent des représailles
bien plus sévères que les pertes infligées à l'ennemi.
Elles accordèrent à ses troupes une occasion d'action violente,
ce qui est toujours un soulagement pour les nerfs d'une garnison
dans une région hostile.
Les dommages matériels que les maquisards produisirent
directement, et indirectement dans le cadre des représailles,
causèrent beaucoup de souffrances parmi leur propres com-

(1) Dans mes recherches sur l'histoire, et sur celle des mouvements
de résistance en particulier, j'ai trouvé que ceux qui mènent
pareille résistance tendent toujours à surestimer son effet et le surestiment
de plus en plus, rétrospectivement, à mesure que les années
passent. Le témoignage le plus valable sur les effets de la résistance
provient de l'interrogation des officiers des forces d'occupation, et
des archives saisies.

patriotes, et, en fin de compte, devinrent un inconvénient lors
du redressement du pays après la libération.
Mais l'inconvénient le plus lourd de tous, et celui qui
perdura le plus était d'ordre moral. Le mouvement de résistance
armée attirait beaucoup de « mauvaises têtes ». Il leur
donnait patente pour nourrir leurs vices et vider leurs rancoeurs,
sous couvert de patriotisme, prouvant ainsi la vérité de ,
la remarque historique du Dr Johnson selon laquelle « le
patriotisme est le dernier refuge de la canaille ». Pire encore
était son effet amoral plus large sur toute la jeune génération
dans son ensemble. Cela leur apprenait à défier l'autorité et à
violer les règles de la moralité civique dans la lutte contre les
forces d'occupation. Ceci laissait un manque de respect pour
« la loi et l'ordre », qui se poursuivait inévitablement après le
départ des envahisseurs.
L'habitude de la violence prend racine plus profondément
dans une guerre irrégulière qu'elle ne le fait dans une guerre
régulière. Dans cette dernière, elle est contrée par l'habitude
d'obéissance à une autorité constituée, tandis que la première
élève au niveau d'une vertu le défi à l'autorité et le viol des
lois. Il devient très difficile de reconstruire un pays et un
Etat stable sur des bases ainsi sapées.
Il y a quelques années, j'écrivis un article contenant ces
commentaires sur les inconvénients des méthodes de guérilla
dans une publication américaine (1). Il y avait à cette époque
une vogue populaire pour tout ce qui avait rapport avec la
guerre de guérilla et la contre-insurrection, mais les gens
dirent à propos des réflexions critiques de mon article : « Tout
ceci est nouveau, nous n'y avions pas du tout pensé ». Le
président Kennedy fut impressionné par cette thèse, et fit beaucoup
pour freiner les idées un peu folles qui alors prévalaient,
selon lesquels la riposte à une guerre de guérilla est de faire
pire encore. Si la pratique de la résistance non-violente n'est
pas entièrement dénuée de pareils effets seconds, ils causent
beaucoup moins de dégâts, matériellement et moralement.
Cette pratique peut entretenir une habitude de subterfuges et
de dissimulation, mais elle ne sème pas les germes de la
guerre civile, ni ne donne naissance à des terroristes.
J'en vins à comprendre les suites dangereuses d'une
guerre de guérilla en réfléchissant aux campagnes de

(1) Cet article d'abord envoyé au président Kennedy sous forme
de mémorandum fut publié dans la Marine Corps Gazette en décembre
1962.

Lawrence en Arabie, et à nos discussions sur ce sujet. Mon
livre sur ces campagnes, et la publicité donnée à la théorie
de la guérilla, furent pris comme guide par de nombreux chefs
d'unités de commandos et de mouvements de résistance pendant
la dernière guerre. Wingate, alors seulement capitaine
servant en Palestine, vint me voir peu avant, et était, selon
toute évidence, empli de l'idée d'appliquer la théorie dans un
cadre plus large. Mais je commençais à entretenir des doutes,
non pas sur son efficacité immédiate, mais sur ses effets à
long terme.
On pouvait en retrouver les traces dans les troubles que
nous, successeurs des Turcs, subissions dans la région même
où Lawrence avait propagé la révolte arabe.
Ces doutes furent approfondis en réexaminant l'histoire
militaire de la guerre de la péninsule ibérique, un siècle plus
tôt, et en réfléchissant, par la suite, à l'histoire de l'Espagne.
Dans cette guerre, la défaite infligée par Napoléon aux armées
régulières d'Espagne, fut contrebalancée par le succès des
bandes de guérilleros qui les remplacèrent. Comme soulèvement
populaire, ce fut l'un des plus efficaces enregistrés. Il
fit plus que les histoires de Wellington pour desserrer l'étreinte
de Napoléon sur l'Espagne et pour miner sa puissance. Mais
il n'apporta pas la paix à l'Espagne libérée. En effet il fut
suivi par une épidémie de révolutions armées qui se succédèrent
rapidement pendant un demi-siècle, et qui éclata de
nouveau pendant ce siècle.
Un autre exemple sinistre fut la façon dont les « franctireurs
» créés en France pour harasser les envahisseurs
allemands en 1870, avaient eu un effet de boomerang. Ils
n'avaient été qu'une gêne légère pour les envahisseurs, mais
leur section métropolitaine était devenue le moteur de cette
lutte fratricide épouvantable, la Commune. De plus, le legs
de l'action « illégitime » a été une source continuelle de faiblesse
par la suite dans l'histoire de la France.
Ces leçons de l'histoire furent négligées avec trop de
légèreté par ceux qui avaient prévu de promouvoir des insurrections
violentes dans le cadre de notre politique militaire.
Les répercussions ont eu un effet désastreux dans les années
d'après-guerre sur la politique de paix de l'alliance occidentale,
et pas seulement en procurant équipement et encouragement
aux mouvements anti-occidentaux en Asie et en Afrique.
En effet il devint très tôt apparent, dans le cas de la France,
que l'effet militaire du maquis en tant qu'instrument contre
les Allemands fut contre-balancé par les effets pernicieux des
points de vue politique et moral pour l'avenir.
Le malaise a continué de s'étendre. Conjugué avec une
vue et un traitement non-réalistes des troubles extérieurs,
il a miné la stabilité de la France, et, par là, affaibli dangereusement
la position de l'OTAN.
Il n'est pas trop tard pour tirer des enseignements de
l'expérience de l'histoire. Si tentante que puisse sembler l'idée
de répliquer aux activités de guerre camouflée de nos adversaires
par des activités de contre-offensive du même genre,
il serait plus sage d'imaginer et de poursuivre une contrestratégie
d'un genre plus subtil et prenant en compte les effets
à long terme. En tout cas, ceux qui décident d'une politique
et l'appliquent ont besoin d'une meilleure compréhension du
sujet qu'ils ont montrée dans le passé.


II. — RESISTANCE NON-VIOLENTE

En interrogeant les généraux allemands après la Seconde
Guerre mondiale, j'eu l'occasion de recueillir leur témoignage
sur l'effet des différentes sortes de résistance qu'ils avaient
rencontrées dans les pays occupés. Leur témoignage tendait
à montrer que les formes violentes de résistance n'avaient pas
été très efficaces ni gênantes pour eux, sauf dans des territoires
vastes ou dans des zones montagneuses comme la
Russie et les Balkans, où la topographie favorisait l'action de
guérilla. Dans les régions plates et de population dense de
l'Europe occidentale, elle devint rarement un handicap sérieux
sauf lorsque les armées alliés furent assez proches et capables
d'exercer une pression simultanée.
Leur témoignage montrait aussi l'efficacité de la résistance
non-violente telle qu'elle avait été pratiquée au Danemark,
en Hollande et en Norvège, et, dans une certaine mesure,
en France et en Belgique. Plus claire encore était leur incapacité
à lui tenir tête. Ils étaient experts en violence, et avaient
été formés à traiter avec des adversaires qui employaient cette
méthode. Mais d'autres formes de résistance les déconcertaient,
et ce, en proportion de la subtilité et de la dissimulation
des méthodes. Ce fut un soulagement pour eux lorsque la
résistance devint violente et lorsque les formes non-violentes
furent mêmes à l'action de guérilla, rendant ainsi plus facile
la combinaison d'actions draconniennes de répression contre
les deux en même temps. Cependant, il faut reconnaître, plus
pleinement qu'il l'a été jusqu'ici, que les généraux allemands,
à tout prendre, étaient handicapés par la tradition r e l a t i v e m e nt
humaine dans laquelle ils avaient été élevés. Ils trouvaient
difficile d'être aussi rude que la logique et la théorie militaire
tendaient à l'exiger. Pareilles inhibitions doivent être présentes
à l'esprit lorsqu'on évalue les perspectives de la résistance
non-violente.
Son efficacité a été démontrée à de nombreuses reprises,
et a obtenu quelques succès notables. Mais ses partisans
sont enclins à oublier que ses principaux succès ont été
obtenus contre des adversaires dont le code de moralité était
fondamentalement semblable au leur et dont la rudesse était
de ce fait restreinte. Il est très douteux que la résistance nonviolente
aurait été utile contre un conquérant Tartar dans le
passé, contre un Staline en des temps plus rapprochés. La
seule impression qu'elle semble avoir eu sur Hitler était d'encourager
son impulsion à écraser tout ce qui, dans son esprit,
était faiblesse méprisable, bien qu'il soit prouvé qu'elle embarrassait
beaucoup de ses généraux, élevés selon un code
meilleur, et qu'elle les déconcertait plus que les mouvements
de résistance violente dans les pays occupés.
D'une façon générale, il est probablement vrai que même
si la résistance non-violente ne peut pas avoir un effet direct
sur le dirigeant d'un pays ennemi, elle peut affecter le moral
et la loyauté de ses troupes et de ses fonctionnaires, ayant
ainsi un effet indirect sur le dirigeant en minant les sources de
son pouvoir.
Mais la pratique de résistance non-violente contre un gouvernement,
par les membres d'un mouvement religieux ou
politique qui est cohérent en esprit, est tout autre chose
que son emploi par une nation dans un conflit entre Etats.
Pour offrir quelque chance de succès, ici, elle requiert non
seulement une discipline collective et une force d'âme plus
grandes qu'aucune armée n'a atteintes, mais aussi requiert que
ce niveau soit atteint par la nation dans son ensemble.
L'efficacité d'une armée peut être maintenue par des
chefs de qualité pouvant compter sur un noyau de troupes
sûres et entraînées. Mais l'efficacité de la résistance non-violente
se trouve compromise dès l'instant où une partie de la
communauté, si restreinte soit-elle, joue le jeu de l'adversaire,
que ce soit par faiblesse, par intérêt ou par agressivité.
Pareils instincts tendent à prévaloir beaucoup plus dans
une nation que dans un mouvement sectoriel et spirituel. Comparativement,
une armée est plus dépendante de ses éléments
les plus forts, tandis qu'une force non-armée est plus dépendante
de ses éléments les plus faibles. Faire de la résistance
non-violente une affaire nationale est une tâche extrêmement
difficile, probablement la chose la plus importante à faire est
d'éduquer les gens et de les convaincre qu'il s'agit là d'une
politique réalisable.

Stratégie d e la résistance.
Mais il est évident que les difficultés diminuent, sans
atténuer l'efficacité matérielle, si ce genre de résistance est
conduite de façon indirecte, plus que par une action directe
de grève ou de refus brutal d'accéder aux exigences ou d'obéir
aux ordres du pouvoir occupant. Un acquiescement apparent
qui dissimule, et est combiné avec une stratégie d'insoumission
est beaucoup plus déconcertant pour ce pouvoir, comme
il l'a toujours été pour toute autorité intérieure. Si elle est
pratiquée avec un sourire encourageant et un air d'erreur bien
intentionnée, due à de l'incompréhension ou à de la maladresse,
cette attitude devient encore plus déconcertante, comme
dans l'histoire du « brave soldat Schweik ». (1)
Des individus épris de liberté ont souvent adopté cette
méthode avec succès sous des régimes autoritaires. Pendant
la seconde guerre mondiale les Danois en particulier l'ont
appliquée d'une manière concertée et sur une grande échelle.
Les Allemands ont reconnu après la guerre qu'ils s'étaient
sentis frustrés par cette forme de résistance plus que par
aucune autre. En France une méthode analogue fut adoptée
par certain nombre de hauts fonctionnaires et de cadres de
l'industrie lorsqu'il leur était demandé d'accéder aux exigences
allemandes, en matière par exemple de livraison de vivres.
Les Allemands ne purent trouver de moyens efficaces pour
contrecarrer cette attitude. De temps en temps, exaspérés, ils
exigeaient le remplacement de tel ou tel administrateur qu'ils
suspectaient de les tromper, mais le successeur continuait la
même politique.
Ces tactiques de temporisation, d'une apparente politesse,
ne sont pas des formes de résistance héroïques ou spectacu-

(1) Ce roman bien connu de l'écrivain tchèque Jaroslav HASEK,
inachevé à sa mort en 1923, vient d'être réédité dans la collection
« Folio » n° 676, Paris, 1975.

laires. Mais, comme l'expérience l'a prouvé, elles peuvent être
appliquées avec continuité sur une vaste échelle, de façon à
concéder le minimum à la puissance d'occupation et à créer
chez lui un sentiment de frustration de plus en plus paralysant.
Il n'est pas possible de faire face par la force à cette
forme subtile de résistance.
A vrai dire rien ne permet d'y faire face : il n'y a en
réalité aucune parade adéquate à ces tactiques « douces ».
Plus l'action est généralisée et étendue à de vastes régions,
plus elle est difficile à combattre en raison de la complexité
des problèmes posés aux forces d'occupation. Il me semble
que toute stratégie de défense civile devrait être fondée sur
des principes tirés de ces constatations.
Si j'étais le gouverneur militaire d'un pays, je serais
déconcerté à la fois par une politique de non-coopération
totale, et par une tactique de travail au ralenti, mais spécialement
par cette dernière, à moins bien sûr que j'arrive à persuader
un assez grand nombre de gens de les dénoncer. En
pareille situation, je prendrais des mesures sévères pour intimider
les gens et les dissuader de résister. Mais il pourrait
bien s'avérer nécessaire de mettre en place mes propres fonctionnaires,
militaires et civils, ce qui opérerait une énorme
ponction sur mes propres ressources ; et même cela n'a guère
d'efficacité contre une attitude d'acquiescement poli combinée
avec un ralentissement systématique du travail, etc.. Je ne
pense pas qu'il existe des moyens de répression qui puissent
être appliqués efficacement contre pareille résistance.
Pour venir à bout d'une résistance non-violente, sous formes
de grèves, on n'aurait probablement pas besoin d'autant
de troupes et de fonctionnaires parce que, plus la résistance
non-violente est concentrée, moins il faut de forces pour la
contrer. Plus elle est générale et étendue, plus il est difficile
d'en venir à bout. Plus les troupes d'occupation sont obligées
de s'éparpiller, plus leurs problèmes deviennent complexes.
Ceci, selon moi, devrait servir de principe et de guide pour
l'organisation de la défense civile et un effort devrait être fait
pour adopter des stratégies et des méthodes qui causent le
maximum de tensions et donc d'éparpillement. Tout comme
dans la guerre de guérilla, en matière de défense civile, le
principe est valable : il faut viser à une multiplication d'actions
offensives — offensives au sens psychologique, couplées à une
multiplicité de contacts humains avec les forces d'occupation.
La défense civile, au contraire de la guérilla, n'est pas
très influencée par des facteurs géographiques, et peut être
efficace sans qu'on en tienne compte. En gros, c'est au coeur
même de la civilisation qu'elle est la plus efficace. En généralisant,
il est probablement vrai que plus la population est
nombreuse et dense, plus elle est efficace.

C o n t a c t s a v e c l e s f o r c e s d ' o c c u p a t i o n.
Dans la résistance non-violente des contacts tout à fait
amicaux peuvent s'établir entre d'une part la population, et
d'autre part les soldats, les fonctionnaires, etc.. du pays
occupant. Ces contacts ont par eux-mêmes leur efficacité en
créant une situation qui inquiète l'état adverse et sape la
cohésion et le moral de son personnel.
On dit souvent que c'est la bombe atomique qui a
empêché les Russes d'envahir l'Europe dans les années qui
ont suivi la seconde guerre mondiale. Cet argument n'emporte
pas ma conviction. En 1946-47 et dans les années qui ont
suivi la démobilisation chez les Anglais et les Américains, les
Russes auraient pu envahir l'Europe s'ils l'avaient voulu. S'ils
étaient dépourvus d'armes atomiques, ils avaient une très forte
supériorité militaire, et il faut rappeler que les Etats-Unis
n'avaient à cette époque que relativement peu d'armes atomiques
et ne possédaient pas de bombe à hydrogène. Plus je
progresse dans la connaissance de ce problème et plus il
m'apparaît que ce qui a dissuadé les Russes, c'est l'idée que
leurs troupes allaient se mêler aux populations de l'ouest. Ils
craignaient leur propre peuple et il est clair que leur principal
souci était d'éviter des contacts qui auraient permis aux soldats
de l'URSS de comparer les conditions de vie à l'Est et
à l'Ouest. Aussi ne cessèrent-ils de déplacer leurs officiers et
leurs divisions pour éviter les contacts. Les fréquentes mutations
des unités et des personnels civils et militaires étaient
surtout pratiquées en Allemagne de l'Est, mais on sait qu'il
en était de même dans d'autres pays satellites.
Dans un système de défense civile, on ne doit jamais
perdre de vue la distinction entre gouvernants et individus
ordinaires ? Certains Allemands de mes amis qui furent prisonniers
en Russie pendant la guerre m'ont raconté qu'ils ont
eu maintes fois à souffrir d'un système terriblement brutal,
mais que par ailleurs ils ont reçu quantité de bienfaits de la
part d'individus. Ils rencontraient souvent chez leurs gardiens
le sentiment que ces derniers étaient, comme eux, victimes du
régime. Une formule analogue de solidarité peut facilement
se développer dans une nation occupée. Les méthodes de la
résistance armée tendent à supposer que tous les membres
des forces d'occupation sont des ennemis, alors qu'il est extrêmement
profitable de se concilier leurs membres en leur
manifestant des sentiments amicaux. Il ne faut pas oublier par
ailleurs qu'un refus total de coopération peut entraîner d'immenses
souffrances pour le peuple occupé. On n'a pas tenu
assez compte des souffrances causées aux innocents par ce
type de résistance.

L e s a b o t a g e.
J'ai déjà indiqué que, selon les généraux allemands, les
formes violentes de résistance étaient généralement assez
dépourvues d'efficacité et qu'en outre elles tendaient à contrarier
la résistance non-violente. Le sabotage toutefois soulève
un problème intéressant. Il se situe à la limite des deux
formes de résistance : on peut dire qu'il y a deux sortes de
sabotage, les sabotages violents et les sabotages non-violents.
On conviendra qu'il paraît difficile de faire entrer dans la
deuxième catégorie les destructions par explosifs de ponts
et d'édifices divers. Pourtant ne doit-on pas faire une distinction
en fonction des choix qui ont présidé à la détermination
de l'objectif et du moment de l'action ? Faire sauter un
train plein de soldats, ou le pont sur lequel ce train va s'engager,
est évidemment un acte de violence et constitue une
invitation aux représailles. Mais si le pont est détruit avant le
passage du train sans qu'aucune vie soit mise en danger,
alors je pense que cet acte ne suscitera pas de représailles.
On pourrait proposer sur ce sujet deux illustrations. La
première se réfère à la crise de Berlin. J'avais été frappé
par le manque de réalisme des plans établis en vue d'acheminer
des blindés à Berlin et j'avais soutenu que pour rendre
la tâche extrêmement difficile aux Occidentaux, il suffirait aux
Russes d'obstruer la route, de démolir les ponts de l'Autobahn
et d'aligner leurs troupes sur la rive opposée du fleuve sans
tirer un seul coup de feu et en se contentant d'affirmer leur
présence avec détermination. Je pensé que les troupes alliées
se seraient trouvées dans l'impossibilité morale d'avancer dans
de telles conditions (1). La seconde illustration concerne les

(1) Voir le chapitre 13 de mon livre « l'Alternative Militaire »,
déjà cité.

armes nucléaires tactiques qui présentent un sérieux danger
d'escalade si elles sont utilisées directement contre l'armée
adverse. Mais envisageons le cas où elles seraient employées
par exemple dans un pays de montagnes pour bloquer un
passage bien avant l'arrivée de l'envahisseur. Le risque d'escalade
serait alors écarté. Un emploi analogue pourrait être fait
des mines atomiques. De telles actions d'obstruction empêcheraient
la réalisation rapide d'un plan d'invasion sans causer
de pertes de vie humaines qui entraîneraient inévitablement
des représailles.

Développement de la défense c i v i l e.
Il s'écoulera beaucoup de temps avant qu'un gouvernement
accepte de prendre en considération l'idée d'une
défense civile. Pendant la seconde guerre mondiale, certains
Etats ont reconnu la valeur de la résistance, mais celle-ci
a pris une forme violente. C'est quand un gouvernement prend
conscience de son incapacité à organiser une défense militaire
efficace qu'il prend au sérieux la défense civile. Aussi ai-je
trouvé dans les pays Scandinaves beaucoup plus d'intérêt pour
ces systèmes de défense qu'en Angleterre, en Allemagne ou
en France.
La question doit toujours être examinée de savoir si la
résistance armée a des chances d'être efficace dans une
région ou un pays déterminé. Si elle ne l'est pas, plus la résistance
restera non-violente, plus elle sera efficace. Dans certains
cas, il serait peut-être indiqué d'offrir d'abord une résistance
militaire, puis, en cas de défaite, de passer résolument
à la résistance non-violente, tactique qui serait de nature à
embarrasser considérablement l'adversaire.
Pour amener les gens à aborder ce sujet sérieusement,
il importe grandement d'éviter d'être confus et vague. Il faut
au contraire démontrer aussi clairement que possible qu'il
s'agit d'une politique réalisable et qu'elle est plus efficace que
la défense militaire.
Il serait du plus grand intérêt de faire de la défense
civile un sérieux sujet d'étude, ce qui n'a pas été suffisamment
fait jusqu'à présent. Ce qui manque le plus pour une telle
étude, ce sont peut-être des rapports détaillés sur des cas
particuliers de résistance et sur les leçons qui peuvent en
être tirées.