[Un texte, un auteur et un thème qui ont inspiré Roger Garaudy dans son choix de la non-violence et dans sa conception de la défense du pays : voir "Appel aux vivants " et "Il est encore temps de vivre" - ndlr]
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LES LEÇONS DES MOUVEMENTS DE RÉSISTANCE
Guérilla et Résistance non-violente
par
Le
Capitaine Sir Basil Liddell Hart a écrit de nombreux
livres sur la stratégie et l'histoire militaire et est largement
reconnu comme étant le principal écrivain militaire de notre
temps. Deux volumes de ses mémoires ont été publiés p a r
Cassel en 1965 ( 1 ) .
Certains passages dans ce chapitre ont paru
précédemment
dans Défense de l'Ouest (
C a s s e l , L o n d o n , a n d M o r r o w,
N
e w - Y o r k , 1950), Déterrent of Defence (
S t e v e n s , L o n d o n , a nd
P r a e g e r , N e w
- Y o r k , 1960) (2) et d a n s l a préface à M a o Tse
Toung
et C h e G u e v a r a , « L u t t e d e guérilla » ( C a s s e l , L o n d r
es
1962) (3).
(1) Publié en français
en 1 volume chez Fayard, 1970.
(2) Publié en français
sous le titre « L'alternative militaire »,
édition de la Table
Ronde, Paris 1961.
(3) Sir Basil Liddel
Hart a également écrit une « Histoire de la
Seconde Guerre
Mondiale » parue en français chez Fayard 1973.
INTRODUCTION
Il y a plus de trente ans, dans la
préface à l'un de mes
propres livres, j'inventais la maxime :
« Si tu veux la paix,
comprends la guerre ».
Cela me semblait un remplacement
nécessaire et plus
convenable du dicton antique et
simpliste « Si tu veux la paix,
prépare la guerre », qui trop souvent
s'est avéré constituer,
non seulement une provocation à la
guerre, mais aussi une
préparation à répéter les méthodes de
la dernière guerre dans
des conditions qui ont radicalement
changé.
Aujourd'hui, à l'ère nucléaire, la
maxime révisée pourrait
bien être complétée. Mais non, comme on
pourrait s'y attendre,
par l'insertion du mot « nucléaire ».
En effet, si la puissance
nucléaire maintenant disponible était
utilisée, et non plus
gardée comme arme de dissuasion, son
utilisation provoquerait
le chaos et non la guerre, puisque la
guerre est une
action organisée, qui ne pourrait se
poursuivre dans des conditions
de chaos. L'arme nucléaire, cependant,
ne peut s'appliquer
et ne peut être appliquée à la
dissuasion de formes
plus subtiles d'agression. Par son
inaptitude à atteindre ce
but, elle tend à les stimuler et à les
encourager. Le complément
nécessaire de la maxime est à présent :
« Si tu veux
la paix, comprends la guerre et
spécialement la guérilla et les
formes subversives de guerre ».
Une compréhension de ces formes de
guerre et leurs
enseignements fondamentaux est non
moins importante pour
ceux qui préconisent et ont pour but de
développer des formes
non-violentes de résistance, ce qu'on a
récemment appelé
« Défense Civile ».
Aussi vais-je ici commencer par traiter
de l'action de
guérilla, forme que dans le passé la
plupart des mouvements
de résistance ont pris et continuent de
prendre.
I.
— LA LUTTE DE GUERILLA
S
o n développement m o d e r n e.
La lutte de guérilla est devenue une
caractéristique
beaucoup plus importante dans les
conflits de ce siècle que
jamais auparavant, et ce n'est qu'au
cours de ce siècle-ci
qu'elle en est arrivée à bénéficier
d'une attention toute spéciale
dans la théorie militaire occidentale,
bien que des actions
armées menées par des forces
irrégulières se soient souvent
produites à des époques antérieures.
Clausewitz, dans son
oeuvre monumentale « De la guerre »,
consacrait un court
chapitre à ce sujet, presqu'à la fin
des trente chapitres de son
livre VI, qui traitait des divers
aspects de la « Défense »,
traitant de l'armement de la nation en
tant que mesure de
défense contre un envahisseur. Il
formulait les conditions fondamentales
de succès, et les limites, mais ne
discutait pas
des problèmes politiques qui se
posaient à cette occasion.
Il ne faisait que brièvement référence
à la résistance du
peuple espagnol aux armées de Napoléon,
qui était l'exemple
le plus frappant d'action de guérilla
dans les guerres de
l'époque, et introduisit le terme dans
le vocabulaire militaire.
Un examen plus large et plus profond du
sujet fut entrepris,
un siècle plus tard, dans l'ouvrage de
T.E. Lawrence
Les
S e p t P i l i e r s d e l a S a g e s s e . Cette formulation
magistrale
de la théorie de la lutte de guérilla
mettait en lumière sa valeur
offensive, et résultait tant de son
expérience que de sa réflexion
durant le soulèvement arabe contre les
Turcs, à la fois en tant
que lutte pour l'indépendance et en
tant que partie de la
campagne alliée contre la Turquie.
Cette campagne éloignée
dans le Moyen-Orient fut la seule de la
première guerre mondiale
où la guérilla exerça une influence
importante. Sur les
théâtres européens de la guerre, elle
ne joua aucun rôle
significatif.
Pendant la Seconde Guerre mondiale,
cependant, la lutte
de guérilla devint si étendue qu'elle
devint presque une caractéristique
universelle. Elle se développa dans
tous les pays
d'Europe occupés par les Allemands et
dans la plupart des
pays de l'Extrême Orient occupés par
les Japonais. Sa croissance
peut être facilement attribuée à la
profonde impression
que Lawrence avait faite,
particulièrement dans l'esprit de
Churchill. Après que les Allemands
aient envahi la France en
1940, et isolé la Grande-Bretagne,
l'utilisation de la lutte de
guérilla comme riposte devint une
partie de la politique de
guerre de Churchill. Des sections
spéciales de l'organisation
de planification britannique furent
consacrées à l'animation et
à l'organisation de mouvements de « Résistance
» partout où
Hitler essayait d'imposer son « ordre
nouveau ». A la suite
de la série de conquêtes d'Hitler, et
de l'entrée en guerre du
Japon en tant qu'allié de l'Allemagne,
ces efforts allaient en
s'élargissant de plus en plus. Le
succès de pareils mouvements '
de résistance était changeant. Le plus
efficace fut celui mené
en Yougoslavie par les partisans
communistes serbo-croates
sous la direction de Tito.
Entre temps, cependant, une lutte de
guérilla plus étendue
et prolongée avait été mené en Extrême-Orient
depuis les
années 1920, par les communistes
chinois, à la tête de qui
Mao Tsé Toung jouait un rôle croissant.
Elle se développa
en 1927 lorsque Chang Kai-Chek, ayant
défait les chefs de
guerre du nord à la suite d'une
campagne irrésistible menée
à partir de Canton, chercha à supprimer
les éléments communistes
dans son armée révolutionnaire
nationale. Elle se tourna
contre les Japonais à partir de 1937,
lorsqu'une nouvelle fois,
les forces nationalistes et communistes
firent cause commune
en s'alliant tant bien que mal contre
les envahisseurs étrangers.
Les communistes, opérant en guérilla,
firent beaucoup
pour soulager la pression japonaise sur
les forces plus régulières
de Chang Kai-Chek en harassant l'armée
de l'envahisseur.
Pendant cette lutte, les communistes
jouèrent également
leur jeu en pensant à l'avenir,
étendant leur influence parmi
les gens dans les zones occupées de
façon si efficace que
lorsque le Japon s'effondra finalement
sous l'assaut par air
et par mer des Américains, ils étaient
mieux placés pour
profiter du résultat et remplir le vide
que le régime nationaliste
de Chang Kai-Chek.
Cette opération de prise du pouvoir
s'avéra pleinement
victorieuse. Quatre années après le
départ des Japonais, Mao
Tsé-Toung contrôlait complètement le
continent chinois, et
dans le même temps s'emparait de la
plupart des armes
américaines et autres équipements qui
avaient été déversés
en Chine pour aider Chang Kai-Chek dans
sa résistance, à
tour de rôle aux Japonais et aux
Communistes chinois. En
même temps, il transformait
progressivement ses guérillas en
forces régulières, tout en exploitant
une combinaison des
deux formes d'action.
Depuis lors, une combinaison de
guérilla et de guerre
subversive s'est poursuivie avec un
succès croissant dans
des zones avoisinantes d'Asie du
Sud-Est, et également dans
d'autres parties du monde, en Afrique,
en premier lieu en
Algérie ; à Chypre, et, de l'autre côté
de l'Atlantique, à Cuba.
Il est très probable que des campagnes
de ce genre continueront
parce que c'est le seul genre de guerre
qui convienne
aux conditions modernes, tout en étant
en même temps en
mesure de tirer profit du
mécontentement social, des problèmes
raciaux et de la ferveur nationaliste.
A
r m e s nucléaires et guérilla.
Une telle évolution devint d'autant
plus probable avec
le perfectionnement des armes
nucléaires, particulièrement
avec l'avènement de la bombe H
thermonucléaire en 1954
et la décision simultanée du
gouvernement des Etats-Unis
d'adopter la politique et la stratégie
de « représailles massives
» comme dissuasion de toutes les sortes
d'agression. Le
Vice-Président Nixon annonçait alors :
« Nous avons adopté
un principe nouveau : plutôt que de
laisser les communistes
nous réduire à néant en nous
grignotant, dans le monde entier,
par de petites guerres, nous ferons
appel, à l'avenir, à des
moyens massifs et mobiles de
représailles ». La menace implicite
d'employer des armes nucléaires pour
réprimer des guérillas
était aussi absurde que de parler
d'employer un marteaupilon
pour se défendre d'un essaim de
moustiques. Cette
politique n'était pas sensée et son
effet naturel fut de stimuler
et d'encourager les formes d'agression
par érosion, auxquelles
les armes nucléaires ne pouvaient
s'appliquer.
Pareille conséquence était facile à
prévoir, bien qu'elle
n'apparût pas au Président Eisenhower
ni à ses conseillers
lorsqu'ils adoptèrent ce qu'on appela
leur « Nouvelle façon
de voir » (« New Look ») et qu'ils
prirent la décision de
faire appel à la politique de
représailles massives. Pour prouver
que c'était là la conséquence évidente,
le plus simple est
de répéter, brièvement, ce que nous
écrivions à cette époque
en critiquant leur pensée et leur
décision :
«
En admettant que la bombe H réduit la probabilité de
guerre à grande échelle, elle a u g
m e n t e les possibilités
de guerre limitée poursuivie par une
agression locale
étendue. L'ennemi peut exploiter un
choix de techniques
selon des modèles différents, mais
toutes étudiés pour
faire des progrès tout en entretenant
chez l'adversaire
une hésitation à répliquer en utilisant
une bombe A ou
une bombe H.
L'agression pourrait être réalisée à
allure limitée, selon
un processus graduel d'empiétement.
Elle pourrait être
de profondeur limitée mais d'allure
rapide, de petits
coups effectués rapidement et suivis
tout aussitôt
d'offres de négociation. Elle pourrait
être de densité
limitée, une muliple infiltration par
des particules si
petites qu'elles formeraient une vapeur
intangible.
Nous sommes entrés dans une nouvelle
ère stratégique
qui est très différente de ce qui avait
été prévu par
les défenseurs de la puissance atomique
aéroportée,
les révolutionnaires de l'ère
précédente. La stratégie à
présent mise en oeuvre par nos
adversaires est inspirée
de la double idée d'éviter et de rendre
inopérante une
puissance aérienne supérieure.
Ironiquement, plus nous
avons développé l'effet massif de
l'arme de bombardement,
plus nous avons contribué au progrès de
cette
nouvelle stratégie de type guérilla »).
(1).
On mit bien du temps à se rendre compte
de ces facteurs
et de leurs implications, mais le
processus s'accéléra rapidement
avec l'avènement de l'administiration
du Président Kennedy
en 1961. En mai, le nouveau président,
s'adressant au
Congrès annonçait qu'il « donnait des
instructions au Ministre de
la Défense pour étendre rapidement et
substantiellement, en
collaboration avec nos alliés,
l'orientation des forces existantes
pour pouvoir mener une guerre non-nucléaire,
des opérations
para-militaires et des guerres limitées
ou non-conventionnelles
».
Le Ministre de la Défense, M. McNamara,
parla d'une
« augmentation de 150 % de la puissance
de nos forces antiguerilla
», et une aide à des forces étrangères
de guérilla
(1) L'article dont ce
passage est extrait a d'abord été publié
sous une forme
écourtée dans le Daily Herald de Londres les 26 et
27 mai 1954, et par la
suite inclus dans mon livre l'Alternative militaire,
Paris, éditions de la
Table Ronde, 1961, au chapitre 2.
oeuvrant contre les régimes communistes
fut envisagée par la
nouvelle administration.
Le problème « un homme averti en vaut
deux » s'applique
de façon plus forte encore à la
guérilla et à la guerre subversive
qu'à la guerre régulière telle qu'on la
connaissait jusqu'à
présent. La base de la préparation est
une compréhension
rigoureuse de la théorie et de
l'expérience historique de
pareille lutte, ainsi que d'une
connaissance de la situation
particulière là où elle est en cours ou
peut se produire.
Stratégie
d e la guérilla.
La lutte de guérilla doit toujours être
plus dynamique et
maintenir son élan. Des intervalles
statiques causent plus de
tort à son succès que dans le cas d'une
lutte régulière,
puisqu'ils permettent à l'adversaire de
resserrer son étreinte
sur le pays et de donner du repos à ses
troupes, tout en
tendant à étouffer l'élan de la
population à se joindre aux
maquisards ou à les aider. La défense
statique n'a aucun rôle
à jouer dans la guérilla et une défense
fixe aucune raison
d'être sauf de façon momentanée quand
il s'agit de dresser
une embuscade.
Stratégiquement, une guérilla renverse
la pratique normale
de la guerre en cherchant à éviter
toute bataille ; et tactiquement,
en évitant tout engagement où il est
probable que l'on
subisse des pertes. En effet dans un
combat, mais non une
embuscade, une si forte proportion, par
rapport à la force
totale des partisans, des meilleurs
chefs et des meilleurs
hommes peut succomber que le mouvement
entier peut être
mutilé et sa flamme éteinte. Aussi «
frapper et disparaître »
est-il le principe distinctif de toute
guérilla. Une multitude de
petits coups et menaces peuvent avoir
un plus grand effet,
pour faire pencher la balance, que
quelques très grands coups,
en produisant un amoncèlement de distractions,
de gêne et de
démoralisation parmi les rangs ennemis,
tout en faisant une
plus grande impression sur la
population. L'ubiquité combinée
à l'intangibilité est le secret
essentiel de tout progrès dans
pareille campagne. De plus, frapper et
disparaître est souvent
la meilleure façon d'atteindre cet
objectif offensif : entraîner
l'ennemi dans une embuscade.
La lutte de guérilla renverse l'un des
principes premiers
de la guerre orthodoxe, à savoir le
principe de « concentra-
tion », et ce des deux côtés. Parce que
la dispersion est une
condition essentielle de survie et de
succès de la guérilla,
qui ne doit jamais présenter de cible,
et ne peut ainsi opérer
qu'en menues particules, bien que
celles-ci puissent momentanément
se coaguler comme des globules de
mercure pour
prendre d'assaut quelque objectif
faiblement gardé. Pour les
guérillas, le principe de «
concentration » doit être remplacé
par celui de « fluidité des forces »
qu'il faudra également
qu'adoptent maintenant, de façon
modifiée, les forces régulières
opérant sous la menace de bombardement
par armes
nucléaires.
La dispersion est aussi une nécessité
du côté opposé
aux maquisards, puisqu'une
concentration étroite de forces
n'a aucune valeur contre des forces
insaisissables, agiles comme
des moustiques, et la seule chance de
les réprimer consiste
pour une grande part en la possibilité
d'étendre un filet fin
mais fortement tissé sur la zone la
plus large possible. Plus le
filet de contrôle sera étendu, plus il
est possible que les
actions anti-guérilla seront efficaces.
Le rapport espace-forces est un facteur
clé dans la guerre
de guérilla. Il fut exprimé de façon
très claire dans le calcul
mathématique de Lawrence à propos de la
révolte arabe : pour
contenir celle-ci les Turcs « auraient
eu besoin d'un poste fortifié
tous les quatre miles carrés, et un
poste ne pouvait pas
compter moins de vingt hommes » ; ainsi
ils auraient eu besoin
de 600 000 hommes alors qu'ils n'en
avaient que 100 000 de
disponibles. « Notre succès pouvait
assurément être prouvé
avec un crayon et du papier dès lors
que le rapport espace nombre
était connu ».
Pareil calcul, bien qu'étant une
simplification outrancière,
incarne une vérité générale. Le rapport
espace-forces est un
facteur de base mais le résultat varie
selon le type de pays
et la relative mobilité des deux côtés,
aussi bien que leur
moral relatif. Un terrain accidenté ou
boisé est le terrain le
plus propice aux guérillas. Les déserts
ont diminué d'intérêt,
comparativement, depuis le
développement des forces terrestres
mécanisées et de l'aviation. Les zones
urbaines ont des
avantages et des inconvénients, mais
tendent à être défavorables
à des opérations de guérilla, bien
qu'elles soient le terrain
idéal pour une campagne subversive.
Bien que les zones accidentées et
boisées soient les
meilleures par nature pour la sécurité
des maquisards, et en
fournissant des occasions d'attaques
par surprise, les avanta-
ges ne sont pas tous du même côté,
parce qu'un tel territoire
peut être plus difficile pour obtenir
des fournitures et
plus distant des objectifs clés. Les
objectifs incluent non seulement
les cibles présentées par la puissance
occupante, et
particulièrement ses communications,
mais aussi par les popuations
qu'on doit amener à coopérer contre
l'occupant. Un
mouvement de guérilla qui accorde la
priorité à la sécurité
se sclérosera bientôt. Sa stratégie
doit toujours viser à produire
une tension croissante de l'ennemi,
physiquement et
moralement.
F a c t e u r s p s y c h o l o g i q u e s et p o l i
t i q u e s.
Les facteurs mathématiques et
géographiques représentés
dans le rapport espace-forces ne
peuvent être séparés des
facteurs psychologiques et politiques.
Parce que les perspectives
et le progrès d'un mouvement de
guérilla dépendent de
l'attitude des gens dans la zone où la
lutte a lieu, de leur
volonté d'y aider positivement, en
fournissant informations et
approvisionnements ; et, négativement,
en refusant des informations
aux forces d'occupation, tout en aidant
à cacher les
combattants de la guérilla. En effet
une condition première
de succès est que l'ennemi soit
maintenu « dans l'obscurité »
tandis que les maquisards opèrent à la
lumière d'une meilleure
connaissance de la région, ajoutée à
des nouvelles sûres sur
les positions et les mouvements de
l'ennemi. Cette espèce de
lumière mentale est d'autant plus
nécessaire que, physiquement,
les mouvements de guérilla doivent, en
grande partie,
être effectués dans l'obscurité à des
fins de sécurité et pour
ménager des surprises. L'exactitude des
détails qu'ils obtiennent
et la rapidité des nouvelles qui leur
sont transmises
dépendent des progrès qu'ils font pour
obtenir l'aide de la
population locale.
La guerre de guérilla est un genre de
guerre menée par
un petit nombre mais dépendant du
soutien d'un grand nombre,
i Bien qu'étant, en elle-même, la forme
la plus individuelle
d'action, elle ne peut se faire avec
efficacité, et atteindre son
but, que lorsqu'elle est soutenue
collectivement par la sympathie
des masses. C'est pourquoi elle tend à
être la plus
efficace si elle unit un appel à la
résistance nationale ou au
désir d'indépendance, une exploitation
du mécontentement
socio-économique, donc en devenant
révolutionnaire en un
sens plus large.
Inconvénients
d e s méthodes d e guérilla.
Dans le passé, la guérilla a été une
arme employée par
le côté le plus faible et donc avant
tout défensive, mais à l'âge
atomique, elle peut être développée de
façon croissante,
comme forme d'agression convenant pour
exploiter une
situation d'impasse nucléaire. Ainsi le
concept de « guerre
froide » est maintenant passé de mode,
et devrait être remplacé
par celui de « guerre camouflée ».
Cette conclusion,
tracée à grands traits, nous amène
cependant à une question
qui va très loin et qui est plus
profonde. Les hommes d'Etat
et stratèges des pays occidentaux
feraient preuve de sagesse
en apprenant les leçons de l'histoire
et en évitant les erreurs
du passé, lorsqu'ils cherchent à mettre
sur pied une stratégie
de riposte dans ce genre de guerre.
La grande extension de ce type de
guerre durant les vingt
années passées a suivi, et a été dans
une grande mesure le
produit d'une politique militaire
visant à encourager et à fomen- '
ter la révolte populaire dans les pays
occupés par l'ennemi,
politique que la Grande-Bretagne, sous
la conduite de Chur- ,
chill, adopta en 1940 pour contrer les
Allemands, politique qui i
par la suite fut étendue à
l'Extrême-Orient pour contrer les
Japonais. A cette époque, cette
politique fut adoptée avec
beaucoup d'enthousiasme et peu de mise
en doute. Une
fois que la vague des conquêtes
allemandes eut recouvert la
plus grande partie de l'Europe, cette
politique apparaissait
avec évidence comme la seule à suivre
dans le cadre de
l'effort visant à libérer le monde des
griffes d'Hitler. C'était
exactement le genre de politique qui
plaisait à l'esprit et au
tempérament de M. Churchill. Outre sa
combativité instinctive
et son inébranlable résolution à battre
Hitler — sans tenir
compte de ce qui pourrait arriver après
— il avait été un
proche associé et admirateur de
Lawrence. Il voyait maintenant
une occasion de mettre en pratique à
grande échelle en
Europe ce que ce dernier avait démontré
dans une partie
relativement limitée de la zone arabe.
Mettre en question les avantages de
cette politique, cela
revenait à manquer de résolution, et
semblait presque antipatriotique.
Peu de gens osèrent s'exposer à
pareille accusation,
même s'ils nourrissaient des doutes
quant aux effets
ultimes de cette politique sur le
redressement de l'Europe. La
guerre consiste toujours à faire du mal
dans l'espoir qu'il peut
en résulter du bien, et il est très
difficile de faire preuve de
discernement sans manquer de
résolution. De plus, une poli-
tique de prudence est habituellement
une erreur dans les
batailles, où elle est trop communément
suivie, si bien qu'elle
bénéficie rarement de crédit au plan
plus élevé de la politique
militaire, où elle est plus souvent
sage, mais habituellement
impopulaire. Dans la fièvre de la
guerre, l'opinion publique
désire les mesures les plus
draconniennes sans s'arrêter à
considérer où elles peuvent conduire.
Quels furent les résultats ? Les forces
armées de la
résistance imposèrent indubitablement
une tension considérable
aux Allemands. Dans l'Europe de
l'ouest, ce fut en
France que ce fut le plus marqué. Elles
s'avérèrent également
être une sérieuse menace aux
communications allemandes en
Europe de l'est et dans les Balkans. Le
meilleur hommage à
leurs effets provient du témoignage des
commandants allemands.
Tout comme les commandants britanniques
en Irlande
pendant les « troubles », ils étaient
conscients avec beaucoup
d'acuité du souci et de la gêne d'avoir
à tenir tête à des
adversaires menant une guérilla, qui
frappaient par surprise et
étaient protégés par la population.
Mais lorsque ces campagnes de l'arrière
sont analysées,
il semblerait que leur effet était pour
une bonne part fonction
de leur combinaison avec les opérations
d'une forte armée
régulière qui engageait le front
ennemi, en exerçant une
ponction sur ses réserves. Elles
devinrent rarement plus qu'une
contrariété sauf lorsqu'elles
coïncidèrent avec la réalité ou la
menace imminente d'une puissante
offensive qui absorbait
l'attention des ennemis (1).
A d'autres moments, elles furent moins
efficaces qu'une
résistance passive étendue, et
causèrent, de loin, plus de mal
aux gens de leur propre pays. Elles
provoquèrent des représailles
bien plus sévères que les pertes
infligées à l'ennemi.
Elles accordèrent à ses troupes une
occasion d'action violente,
ce qui est toujours un soulagement pour
les nerfs d'une garnison
dans une région hostile.
Les dommages matériels que les
maquisards produisirent
directement, et indirectement dans le
cadre des représailles,
causèrent beaucoup de souffrances parmi
leur propres com-
(1) Dans mes
recherches sur l'histoire, et sur celle des mouvements
de résistance en
particulier, j'ai trouvé que ceux qui mènent
pareille résistance
tendent toujours à surestimer son effet et le surestiment
de plus en plus,
rétrospectivement, à mesure que les années
passent. Le témoignage
le plus valable sur les effets de la résistance
provient de
l'interrogation des officiers des forces d'occupation, et
des archives saisies.
patriotes, et, en fin de compte,
devinrent un inconvénient lors
du redressement du pays après la
libération.
Mais l'inconvénient le plus lourd de
tous, et celui qui
perdura le plus était d'ordre moral. Le
mouvement de résistance
armée attirait beaucoup de « mauvaises
têtes ». Il leur
donnait patente pour nourrir leurs
vices et vider leurs rancoeurs,
sous couvert de patriotisme, prouvant
ainsi la vérité de ,
la remarque historique du Dr Johnson
selon laquelle « le
patriotisme est le dernier refuge de la
canaille ». Pire encore
était son effet amoral plus large sur
toute la jeune génération
dans son ensemble. Cela leur apprenait
à défier l'autorité et à
violer les règles de la moralité
civique dans la lutte contre les
forces d'occupation. Ceci laissait un
manque de respect pour
« la loi et l'ordre », qui se
poursuivait inévitablement après le
départ des envahisseurs.
L'habitude de la violence prend racine
plus profondément
dans une guerre irrégulière qu'elle ne
le fait dans une guerre
régulière. Dans cette dernière, elle
est contrée par l'habitude
d'obéissance à une autorité constituée,
tandis que la première
élève au niveau d'une vertu le défi à
l'autorité et le viol des
lois. Il devient très difficile de
reconstruire un pays et un
Etat stable sur des bases ainsi sapées.
Il y a quelques années, j'écrivis un
article contenant ces
commentaires sur les inconvénients des
méthodes de guérilla
dans une publication américaine (1). Il
y avait à cette époque
une vogue populaire pour tout ce qui
avait rapport avec la
guerre de guérilla et la
contre-insurrection, mais les gens
dirent à propos des réflexions
critiques de mon article : « Tout
ceci est nouveau, nous n'y avions pas
du tout pensé ». Le
président Kennedy fut impressionné par
cette thèse, et fit beaucoup
pour freiner les idées un peu folles
qui alors prévalaient,
selon lesquels la riposte à une guerre
de guérilla est de faire
pire encore. Si la pratique de la
résistance non-violente n'est
pas entièrement dénuée de pareils
effets seconds, ils causent
beaucoup moins de dégâts,
matériellement et moralement.
Cette pratique peut entretenir une
habitude de subterfuges et
de dissimulation, mais elle ne sème pas
les germes de la
guerre civile, ni ne donne naissance à
des terroristes.
J'en vins à comprendre les suites
dangereuses d'une
guerre de guérilla en réfléchissant aux
campagnes de
(1) Cet article
d'abord envoyé au président Kennedy sous forme
de mémorandum fut
publié dans la Marine
Corps Gazette en
décembre
1962.
Lawrence en Arabie, et à nos
discussions sur ce sujet. Mon
livre sur ces campagnes, et la
publicité donnée à la théorie
de la guérilla, furent pris comme guide
par de nombreux chefs
d'unités de commandos et de mouvements
de résistance pendant
la dernière guerre. Wingate, alors
seulement capitaine
servant en Palestine, vint me voir peu
avant, et était, selon
toute évidence, empli de l'idée
d'appliquer la théorie dans un
cadre plus large. Mais je commençais à
entretenir des doutes,
non pas sur son efficacité immédiate,
mais sur ses effets à
long terme.
On pouvait en retrouver les traces dans
les troubles que
nous, successeurs des Turcs, subissions
dans la région même
où Lawrence avait propagé la révolte
arabe.
Ces doutes furent approfondis en
réexaminant l'histoire
militaire de la guerre de la péninsule
ibérique, un siècle plus
tôt, et en réfléchissant, par la suite,
à l'histoire de l'Espagne.
Dans cette guerre, la défaite infligée
par Napoléon aux armées
régulières d'Espagne, fut
contrebalancée par le succès des
bandes de guérilleros qui les
remplacèrent. Comme soulèvement
populaire, ce fut l'un des plus
efficaces enregistrés. Il
fit plus que les histoires de
Wellington pour desserrer l'étreinte
de Napoléon sur l'Espagne et pour miner
sa puissance. Mais
il n'apporta pas la paix à l'Espagne
libérée. En effet il fut
suivi par une épidémie de révolutions
armées qui se succédèrent
rapidement pendant un demi-siècle, et
qui éclata de
nouveau pendant ce siècle.
Un autre exemple sinistre fut la façon
dont les « franctireurs
» créés en France pour harasser les
envahisseurs
allemands en 1870, avaient eu un effet
de boomerang. Ils
n'avaient été qu'une gêne légère pour
les envahisseurs, mais
leur section métropolitaine était
devenue le moteur de cette
lutte fratricide épouvantable, la
Commune. De plus, le legs
de l'action « illégitime » a été une
source continuelle de faiblesse
par la suite dans l'histoire de la
France.
Ces leçons de l'histoire furent
négligées avec trop de
légèreté par ceux qui avaient prévu de
promouvoir des insurrections
violentes dans le cadre de notre
politique militaire.
Les répercussions ont eu un effet
désastreux dans les années
d'après-guerre sur la politique de paix
de l'alliance occidentale,
et pas seulement en procurant
équipement et encouragement
aux mouvements anti-occidentaux en Asie
et en Afrique.
En effet il devint très tôt apparent,
dans le cas de la France,
que l'effet militaire du maquis en tant
qu'instrument contre
les Allemands fut contre-balancé par
les effets pernicieux des
points de vue politique et moral pour
l'avenir.
Le malaise a continué de s'étendre.
Conjugué avec une
vue et un traitement non-réalistes des
troubles extérieurs,
il a miné la stabilité de la France,
et, par là, affaibli dangereusement
la position de l'OTAN.
Il n'est pas trop tard pour tirer des
enseignements de
l'expérience de l'histoire. Si tentante
que puisse sembler l'idée
de répliquer aux activités de guerre
camouflée de nos adversaires
par des activités de contre-offensive
du même genre,
il serait plus sage d'imaginer et de
poursuivre une contrestratégie
d'un genre plus subtil et prenant en
compte les effets
à long terme. En tout cas, ceux qui
décident d'une politique
et l'appliquent ont besoin d'une
meilleure compréhension du
sujet qu'ils ont montrée dans le passé.
II. — RESISTANCE NON-VIOLENTE
En interrogeant les généraux allemands
après la Seconde
Guerre mondiale, j'eu l'occasion de
recueillir leur témoignage
sur l'effet des différentes sortes de
résistance qu'ils avaient
rencontrées dans les pays occupés. Leur
témoignage tendait
à montrer que les formes violentes de
résistance n'avaient pas
été très efficaces ni gênantes pour
eux, sauf dans des territoires
vastes ou dans des zones montagneuses
comme la
Russie et les Balkans, où la
topographie favorisait l'action de
guérilla. Dans les régions plates et de
population dense de
l'Europe occidentale, elle devint
rarement un handicap sérieux
sauf lorsque les armées alliés furent
assez proches et capables
d'exercer une pression simultanée.
Leur témoignage montrait aussi
l'efficacité de la résistance
non-violente telle qu'elle avait été
pratiquée au Danemark,
en Hollande et en Norvège, et, dans une
certaine mesure,
en France et en Belgique. Plus claire
encore était leur incapacité
à lui tenir tête. Ils étaient experts
en violence, et avaient
été formés à traiter avec des
adversaires qui employaient cette
méthode. Mais d'autres formes de
résistance les déconcertaient,
et ce, en proportion de la subtilité et
de la dissimulation
des méthodes. Ce fut un soulagement
pour eux lorsque la
résistance devint violente et lorsque
les formes non-violentes
furent mêmes à l'action de guérilla,
rendant ainsi plus facile
la combinaison d'actions draconniennes
de répression contre
les deux en même temps. Cependant, il
faut reconnaître, plus
pleinement qu'il l'a été jusqu'ici, que
les généraux allemands,
à tout prendre, étaient handicapés par
la tradition r e l a t i v e m e nt
humaine dans laquelle ils avaient été
élevés. Ils trouvaient
difficile d'être aussi rude que la
logique et la théorie militaire
tendaient à l'exiger. Pareilles
inhibitions doivent être présentes
à l'esprit lorsqu'on évalue les
perspectives de la résistance
non-violente.
Son efficacité a été démontrée à de
nombreuses reprises,
et a obtenu quelques succès notables.
Mais ses partisans
sont enclins à oublier que ses
principaux succès ont été
obtenus contre des adversaires dont le
code de moralité était
fondamentalement semblable au leur et
dont la rudesse était
de ce fait restreinte. Il est très
douteux que la résistance nonviolente
aurait été utile contre un conquérant
Tartar dans le
passé, contre un Staline en des temps
plus rapprochés. La
seule impression qu'elle semble avoir
eu sur Hitler était d'encourager
son impulsion à écraser tout ce qui,
dans son esprit,
était faiblesse méprisable, bien qu'il
soit prouvé qu'elle embarrassait
beaucoup de ses généraux, élevés selon
un code
meilleur, et qu'elle les déconcertait
plus que les mouvements
de résistance violente dans les pays
occupés.
D'une façon générale, il est
probablement vrai que même
si la résistance non-violente ne peut
pas avoir un effet direct
sur le dirigeant d'un pays ennemi, elle
peut affecter le moral
et la loyauté de ses troupes et de ses
fonctionnaires, ayant
ainsi un effet indirect sur le
dirigeant en minant les sources de
son pouvoir.
Mais la pratique de résistance
non-violente contre un gouvernement,
par les membres d'un mouvement
religieux ou
politique qui est cohérent en esprit,
est tout autre chose
que son emploi par une nation dans un
conflit entre Etats.
Pour offrir quelque chance de succès,
ici, elle requiert non
seulement une discipline collective et
une force d'âme plus
grandes qu'aucune armée n'a atteintes,
mais aussi requiert que
ce niveau soit atteint par la nation
dans son ensemble.
L'efficacité d'une armée peut être
maintenue par des
chefs de qualité pouvant compter sur un
noyau de troupes
sûres et entraînées. Mais l'efficacité
de la résistance non-violente
se trouve compromise dès l'instant où
une partie de la
communauté, si restreinte soit-elle,
joue le jeu de l'adversaire,
que ce soit par faiblesse, par intérêt
ou par agressivité.
Pareils instincts tendent à prévaloir
beaucoup plus dans
une nation que dans un mouvement
sectoriel et spirituel. Comparativement,
une armée est plus dépendante de ses
éléments
les plus forts, tandis qu'une force
non-armée est plus dépendante
de ses éléments les plus faibles. Faire
de la résistance
non-violente une affaire nationale est
une tâche extrêmement
difficile, probablement la chose la
plus importante à faire est
d'éduquer les gens et de les convaincre
qu'il s'agit là d'une
politique réalisable.
Stratégie
d e la résistance.
Mais il est évident que les difficultés
diminuent, sans
atténuer l'efficacité matérielle, si ce
genre de résistance est
conduite de façon indirecte, plus que
par une action directe
de grève ou de refus brutal d'accéder
aux exigences ou d'obéir
aux ordres du pouvoir occupant. Un
acquiescement apparent
qui dissimule, et est combiné avec une
stratégie d'insoumission
est beaucoup plus déconcertant pour ce
pouvoir, comme
il l'a toujours été pour toute autorité
intérieure. Si elle est
pratiquée avec un sourire encourageant
et un air d'erreur bien
intentionnée, due à de
l'incompréhension ou à de la maladresse,
cette attitude devient encore plus
déconcertante, comme
dans l'histoire du « brave soldat
Schweik ». (1)
Des individus épris de liberté ont
souvent adopté cette
méthode avec succès sous des régimes
autoritaires. Pendant
la seconde guerre mondiale les Danois
en particulier l'ont
appliquée d'une manière concertée et
sur une grande échelle.
Les Allemands ont reconnu après la
guerre qu'ils s'étaient
sentis frustrés par cette forme de
résistance plus que par
aucune autre. En France une méthode
analogue fut adoptée
par certain nombre de hauts
fonctionnaires et de cadres de
l'industrie lorsqu'il leur était
demandé d'accéder aux exigences
allemandes, en matière par exemple de
livraison de vivres.
Les Allemands ne purent trouver de
moyens efficaces pour
contrecarrer cette attitude. De temps
en temps, exaspérés, ils
exigeaient le remplacement de tel ou
tel administrateur qu'ils
suspectaient de les tromper, mais le
successeur continuait la
même politique.
Ces tactiques de temporisation, d'une
apparente politesse,
ne sont pas des formes de résistance
héroïques ou spectacu-
(1) Ce roman bien
connu de l'écrivain tchèque Jaroslav HASEK,
inachevé à sa mort en
1923, vient d'être réédité dans la collection
« Folio » n° 676,
Paris, 1975.
laires. Mais, comme l'expérience l'a
prouvé, elles peuvent être
appliquées avec continuité sur une
vaste échelle, de façon à
concéder le minimum à la puissance
d'occupation et à créer
chez lui un sentiment de frustration de
plus en plus paralysant.
Il n'est pas possible de faire face par
la force à cette
forme subtile de résistance.
A vrai dire rien ne permet d'y faire
face : il n'y a en
réalité aucune parade adéquate à ces
tactiques « douces ».
Plus l'action est généralisée et
étendue à de vastes régions,
plus elle est difficile à combattre en
raison de la complexité
des problèmes posés aux forces
d'occupation. Il me semble
que toute stratégie de défense civile
devrait être fondée sur
des principes tirés de ces
constatations.
Si j'étais le gouverneur militaire d'un
pays, je serais
déconcerté à la fois par une politique
de non-coopération
totale, et par une tactique de travail
au ralenti, mais spécialement
par cette dernière, à moins bien sûr
que j'arrive à persuader
un assez grand nombre de gens de les
dénoncer. En
pareille situation, je prendrais des
mesures sévères pour intimider
les gens et les dissuader de résister.
Mais il pourrait
bien s'avérer nécessaire de mettre en
place mes propres fonctionnaires,
militaires et civils, ce qui opérerait
une énorme
ponction sur mes propres ressources ;
et même cela n'a guère
d'efficacité contre une attitude d'acquiescement
poli combinée
avec un ralentissement systématique du
travail, etc.. Je ne
pense pas qu'il existe des moyens de
répression qui puissent
être appliqués efficacement contre
pareille résistance.
Pour venir à bout d'une résistance
non-violente, sous formes
de grèves, on n'aurait probablement pas
besoin d'autant
de troupes et de fonctionnaires parce
que, plus la résistance
non-violente est concentrée, moins il
faut de forces pour la
contrer. Plus elle est générale et
étendue, plus il est difficile
d'en venir à bout. Plus les troupes
d'occupation sont obligées
de s'éparpiller, plus leurs problèmes
deviennent complexes.
Ceci, selon moi, devrait servir de
principe et de guide pour
l'organisation de la défense civile et
un effort devrait être fait
pour adopter des stratégies et des
méthodes qui causent le
maximum de tensions et donc
d'éparpillement. Tout comme
dans la guerre de guérilla, en matière
de défense civile, le
principe est valable : il faut viser à
une multiplication d'actions
offensives — offensives au sens
psychologique, couplées à une
multiplicité de contacts humains avec
les forces d'occupation.
La défense civile, au contraire de la
guérilla, n'est pas
très influencée par des facteurs géographiques,
et peut être
efficace sans qu'on en tienne compte.
En gros, c'est au coeur
même de la civilisation qu'elle est la
plus efficace. En généralisant,
il est probablement vrai que plus la
population est
nombreuse et dense, plus elle est
efficace.
C o n t a c t s a v e c l e s f o r c e s d ' o c c u
p a t i o n.
Dans la résistance non-violente des
contacts tout à fait
amicaux peuvent s'établir entre d'une
part la population, et
d'autre part les soldats, les
fonctionnaires, etc.. du pays
occupant. Ces contacts ont par
eux-mêmes leur efficacité en
créant une situation qui inquiète
l'état adverse et sape la
cohésion et le moral de son personnel.
On dit souvent que c'est la bombe
atomique qui a
empêché les Russes d'envahir l'Europe
dans les années qui
ont suivi la seconde guerre mondiale.
Cet argument n'emporte
pas ma conviction. En 1946-47 et dans
les années qui ont
suivi la démobilisation chez les
Anglais et les Américains, les
Russes auraient pu envahir l'Europe
s'ils l'avaient voulu. S'ils
étaient dépourvus d'armes atomiques,
ils avaient une très forte
supériorité militaire, et il faut
rappeler que les Etats-Unis
n'avaient à cette époque que
relativement peu d'armes atomiques
et ne possédaient pas de bombe à
hydrogène. Plus je
progresse dans la connaissance de ce
problème et plus il
m'apparaît que ce qui a dissuadé les
Russes, c'est l'idée que
leurs troupes allaient se mêler aux
populations de l'ouest. Ils
craignaient leur propre peuple et il
est clair que leur principal
souci était d'éviter des contacts qui
auraient permis aux soldats
de l'URSS de comparer les conditions de
vie à l'Est et
à l'Ouest. Aussi ne cessèrent-ils de
déplacer leurs officiers et
leurs divisions pour éviter les
contacts. Les fréquentes mutations
des unités et des personnels civils et
militaires étaient
surtout pratiquées en Allemagne de
l'Est, mais on sait qu'il
en était de même dans d'autres pays
satellites.
Dans un système de défense civile, on
ne doit jamais
perdre de vue la distinction entre
gouvernants et individus
ordinaires ? Certains Allemands de mes
amis qui furent prisonniers
en Russie pendant la guerre m'ont
raconté qu'ils ont
eu maintes fois à souffrir d'un système
terriblement brutal,
mais que par ailleurs ils ont reçu
quantité de bienfaits de la
part d'individus. Ils rencontraient
souvent chez leurs gardiens
le sentiment que ces derniers étaient,
comme eux, victimes du
régime. Une formule analogue de
solidarité peut facilement
se développer dans une nation occupée.
Les méthodes de la
résistance armée tendent à supposer que
tous les membres
des forces d'occupation sont des
ennemis, alors qu'il est extrêmement
profitable de se concilier leurs
membres en leur
manifestant des sentiments amicaux. Il
ne faut pas oublier par
ailleurs qu'un refus total de
coopération peut entraîner d'immenses
souffrances pour le peuple occupé. On
n'a pas tenu
assez compte des souffrances causées
aux innocents par ce
type de résistance.
L
e s a b o t a g e.
J'ai déjà indiqué que, selon les
généraux allemands, les
formes violentes de résistance étaient
généralement assez
dépourvues d'efficacité et qu'en outre
elles tendaient à contrarier
la résistance non-violente. Le sabotage
toutefois soulève
un problème intéressant. Il se situe à
la limite des deux
formes de résistance : on peut dire
qu'il y a deux sortes de
sabotage, les sabotages violents et les
sabotages non-violents.
On conviendra qu'il paraît difficile de
faire entrer dans la
deuxième catégorie les destructions par
explosifs de ponts
et d'édifices divers. Pourtant ne
doit-on pas faire une distinction
en fonction des choix qui ont présidé à
la détermination
de l'objectif et du moment de l'action
? Faire sauter un
train plein de soldats, ou le pont sur
lequel ce train va s'engager,
est évidemment un acte de violence et
constitue une
invitation aux représailles. Mais si le
pont est détruit avant le
passage du train sans qu'aucune vie
soit mise en danger,
alors je pense que cet acte ne
suscitera pas de représailles.
On pourrait proposer sur ce sujet deux
illustrations. La
première se réfère à la crise de
Berlin. J'avais été frappé
par le manque de réalisme des plans
établis en vue d'acheminer
des blindés à Berlin et j'avais soutenu
que pour rendre
la tâche extrêmement difficile aux Occidentaux,
il suffirait aux
Russes d'obstruer la route, de démolir
les ponts de l'Autobahn
et d'aligner leurs troupes sur la rive
opposée du fleuve sans
tirer un seul coup de feu et en se
contentant d'affirmer leur
présence avec détermination. Je pensé
que les troupes alliées
se seraient trouvées dans
l'impossibilité morale d'avancer dans
de telles conditions (1). La seconde
illustration concerne les
(1) Voir le chapitre
13 de mon livre « l'Alternative Militaire »,
déjà cité.
armes nucléaires tactiques qui
présentent un sérieux danger
d'escalade si elles sont utilisées
directement contre l'armée
adverse. Mais envisageons le cas où
elles seraient employées
par exemple dans un pays de montagnes
pour bloquer un
passage bien avant l'arrivée de
l'envahisseur. Le risque d'escalade
serait alors écarté. Un emploi analogue
pourrait être fait
des mines atomiques. De telles actions
d'obstruction empêcheraient
la réalisation rapide d'un plan
d'invasion sans causer
de pertes de vie humaines qui
entraîneraient inévitablement
des représailles.
Développement
de la défense c i v i l e.
Il s'écoulera beaucoup de temps avant
qu'un gouvernement
accepte de prendre en considération
l'idée d'une
défense civile. Pendant la seconde
guerre mondiale, certains
Etats ont reconnu la valeur de la
résistance, mais celle-ci
a pris une forme violente. C'est quand
un gouvernement prend
conscience de son incapacité à
organiser une défense militaire
efficace qu'il prend au sérieux la
défense civile. Aussi ai-je
trouvé dans les pays Scandinaves
beaucoup plus d'intérêt pour
ces systèmes de défense qu'en
Angleterre, en Allemagne ou
en France.
La question doit toujours être examinée
de savoir si la
résistance armée a des chances d'être
efficace dans une
région ou un pays déterminé. Si elle ne
l'est pas, plus la résistance
restera non-violente, plus elle sera
efficace. Dans certains
cas, il serait peut-être indiqué
d'offrir d'abord une résistance
militaire, puis, en cas de défaite, de
passer résolument
à la résistance non-violente, tactique
qui serait de nature à
embarrasser considérablement
l'adversaire.
Pour amener les gens à aborder ce sujet
sérieusement,
il importe grandement d'éviter d'être
confus et vague. Il faut
au contraire démontrer aussi clairement
que possible qu'il
s'agit d'une politique réalisable et
qu'elle est plus efficace que
la défense militaire.
Il serait du plus grand intérêt de
faire de la défense
civile un sérieux sujet d'étude, ce qui
n'a pas été suffisamment
fait jusqu'à présent. Ce qui manque le
plus pour une telle
étude, ce sont peut-être des rapports
détaillés sur des cas
particuliers de résistance et sur les
leçons qui peuvent en
être tirées.