29 mai 2015

Pour une synthèse du marxisme et du christianisme

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Pour une synthèse du marxisme et du christianisme,
La longue marche

par Yves Florenne , mai 1975
Le dernier livre de Roger Garaudy est une manière de testament. Non pas au sens de testament politique ou philosophique, mais de au sens religieux, prophétique : témoignage essentiel, parole – cette « parole d’homme » est parole de Dieu dite par l’homme – acte de foi, annonce de la « bonne nouvelle » (1). Ce caractère qui marque le livre tout entier est contenu tout entier aussi dans les dernières lignes tracées comme des inscriptions sur la clef de voûte :
« Le socialisme et le communisme ont donné un visage à l’espérance des hommes.

 » ... Ma tâche de communiste est de lui rendre ce visage.
 » ... Vivre selon la loi fondamentale de l’être : l’amour.

 » Je suis chrétien. »
Le communiste et le chrétien se rencontrent pour exceller dans l’exercice de la confession publique, mais, cette fois, le public est vaste. Ainsi brille à nos yeux, dans son ultime intensité, sans éclipses ni vacillements, cette « lumière » dont Roger Garaudy atteste qu’elle l’éclaire depuis quarante ans, et qu’il a reflétée dans une trentaine de livres. Et il est bien vrai qu’on retrouve à travers ces livres, avec cette « loi fondamentale » de l’amour, la dénonciation inlassable du dualisme, véritable péché originel, et l’affirmation d’une trinité : Foi – Poésie–Révolution, qui se manifeste dans la certitude que la création doit être continuée par les hommes ; ce qui s’exprime par un leitmotiv dont l’involontaire répétition est elle-même révélatrice : « l’émergence poétique de l’homme ». Conséquence : « J’appelle politique conservatrice toute politique prétendant apporter aux masses, du dehors et d’en haut. leur avenir et leur sens. (Sont explicitement visés « le parti et ses chefs ».) J’appelle révolutionnaire toute politique fondée sur les possibilités créatrices de chaque homme et de tout homme. »
Aussi, pour ce « militant de la création », « l’acte de création artistique est peut-être à la fois le modèle de l’action révolutionnaire et de la foi chrétienne ». Idées et convictions qui se trouvaient déjà dans ses romans de jeunesse, Antée et le Huitième Jour de la création (2), et se retrouvent naturellement dans ses essais d’esthétique et d’éthique (3).

Toutefois, ce militant et croyant du changement total, il serait étrange et même inquiétant qu’il n’eût pas lui-même changé. On peut saisir cette évolution, presque aux extrêmes de l’itinéraire, en un repère très ponctuel mais très actuel. Aujourd’hui, Roger Garaudy compte parmi les défenseurs de Soljenitsyne. En 1947, dans Une littérature de fossoyeurs (les trois autres étant Malraux, Mauriac et Sartre), il écrasait le menteur, mystificateur et imposteur Koestler. Or, ce que les orthodoxes reprochent à l’auteur du Goulag (et Garaudy n’est pas de ceux-là), c’est de ranimer une vieille vérité qu’il faut oublier au nom d’intérêts supérieurs à la vérité. Qu’est-elle, sinon la vérité même de Koestler ?
En ce temps-là, Roger Garaudy l’écrit (dans Toute la vérité, justement) : « Nous ne savions pas. » Mais : « Maintenant, nous savons. » Terrible savoir. Quelque chose comme si Garaudy, chrétien des premiers temps, apprenait soudain que Pierre a trahi toute sa vie le Christ mort, a perverti et déshonoré le christianisme et jeté les chrétiens aux bêtes. L’étonnant, c’est qu’il croie aussitôt, la mort dans l’âme, cette dénonciation par les propres acolytes de l’apôtre-traître. Révélation-choc, en tout cas, qui fut – qui est redevenue, avec le néo-stalinisme – le drame des communistes. De ceux, du moins, qui n’en ont pas pris, si j’ose dire, leur parti.
Après d’autres, avec d’autres, qui sont entrés dans les rudes et épineux chemins de la liberté, Roger Garaudy le déclare : « Je n’ai jamais rougi d’avoir été stalinien. » Ce qui va de soi, puisqu’il était communiste français. L’intéressant est de voir comment, non en surface mais au plus profond, il a cessé de l’être. Il est instructif de relire aujourd’hui Pour un modèle français du socialisme (4) parce que, – paru sous le titre Peut-on être communiste aujourd’hui ? (5), à la veille de mai 1968, republié dès le lendemain – ce livre marque pour son auteur la ligne de partage des eaux. C’est un exposé classique du marxisme et de son application encore pure quoique personnelle par Lénine (ce n’est pas chez Garaudy qu’on trouvera l’accusation de préstalinisme) (6) ; une défense et illustration du « modèle soviétique », où sont notées des « déformations » auxquelles le vingtième congrès a apporté « certains correctifs ». Immédiatement suivis, à Budapest, d’un correctif d’une autre sorte, auquel l’étude du « modèle » ne fait d’ailleurs aucune allusion.
Il en ira tout autrement du correctif de Prague, dont six mois nous séparent encore. Pour l’heure – après la description critique du « modèle chinois », « révolution pervertie » – l’enthousiasme se hâte de fleurir, en ce printemps, devant le modèle tchécoslovaque, « le plus beau visage humain du socialisme ». L’espérance qu’il a fait naître sera proclamée comme un défi dans la préface, à la seconde édition, malgré l’agression décidée par « les actuels dirigeants soviétiques » : l’expression significative apparaît et ne disparaîtra plus ; elle s’étendra d’ailleurs à d’autres dirigeants.
Il y a néanmoins dans ces pages l’expression conjuratoire d’une confiance dans le parti communiste français où l’on discerne une angoisse, un ultime appel. En contrepartie de ces positions déjà en flèche, on note plus d’un alignement : « l’utopie », qui sera tenue pour « nécessaire » dans Parole d’homme, est encore dénoncée au même titre que l’anarchisme. Et gauchisme et gauchistes sont très sévèrement traités, sous le couvert de Lénine.
C’est pourtant dans les divergences sur l’interprétation de Mai que va se révéler la fissure qui se creuse brusquement avec l’intervention en Tchécoslovaquie et ses suites, et ne peut plus aboutir qu’à l’exclusion : pour inopportunisme. Le dossier édifiant de ce procès de Paris, avec toutes ses pièces, constitue Toute la vérité (7). Il ne restait plus à l’exclu qu’à entreprendre la Reconquête de l’espoir (8) : critique radicale de la « version soviétique » et projet d’une version authentiquement socialiste, dans l’autogestion, la démocratie directe, et nourrie par la préoccupation constante du mariage marxisme-christianisme.
L’évolution, les contradictions, les conflits intérieurs, sont plus sensibles pourtant chez le chrétien que chez le communiste. Chrétien surprenant, d’ailleurs, qui note comme négligemment, en 1971 encore : « matérialistes et athées, comme je le suis moi-même » ; et : « bien que ne partageant pas les perspectives de l’espérance chrétienne... ». Mais dès l’année suivante, dans l’Alternative (9), ce singulier athée qui ne concevait rien sans Dieu rejette « l’athéisme positiviste », puis professe : « Pendant toute ma vie, je me suis demandé si j’étais chrétien. Pendant quarante ans j’ai répondu non. Parce que le problème était mal posé : comme si la foi était incompatible avec la vie du militant. Je suis sûr désormais qu’elles ne font qu’un. Et que mon espérance n’aurait pas de fondement sans cette foi-là. »
Qu’on ne s’y trompe pas : le chrétien demeure aussi « hérétique » que le communiste. D’autre part, on ne peut le suivre sans être entraîné dans un long balancement : le royaume de Dieu est à créer sur la terre, il n’est nulle part ailleurs ; et : la terre n’est pas le royaume de Dieu ; – il n’y a pas d’autre monde, il y a un monde autre ; et : le « monde autre » est la condition de l’autre monde, etc. Le lecteur se trouve devant un curieux phénomène de ventriloquie, il se demande : « Qui parle ? ». La réponse finale de Reconquête de l’espoir était encore ambiguë : la révolution, « ce serait un malheur historique que nous ne la fassions pas ensemble ». Nécessairement ensemble, si « nous » ne fait qu’un. Mais manifestement c’est le communiste qui s’adresse ici au chrétien : ils sont encore deux.
Jusque dans la profession de foi de l’Alternative, jusque dans cette certitude déclarée, on croit sentir encore l’ombre d’une incertitude. Il faudra trois années et cette « parole d’homme » pour que le « Je suis chrétien » vienne tout sceller.
Et expliquer la lente séparation et la rupture. Quelle communicabilité peut-on imaginer entre les praticiens sur le tas du réalisme politique et cet intellectuel infecté de spiritualisme suspect et de lyrisme, malade de sa conscience et de ses espérances, imbu de certitude personnelle et, par exemple, de celle-ci, « obscure mais invincible, que le socialisme avait besoin, pour être lui-même, de cette dimension divine de l’homme ». Que faire d’un rêveur qui voit dans le monde socialiste la création divine continuée et qui, aux stéréotypes du socialisme « scientifique », répond : « Une révolution sociale ne sera pas le triomphe de la science mais de l’amour » ; qui répudie le cogito, fût-il devenu « nous pensons », parce que « la première expérience vitale n’est pas « je pense », mais « nous aimons ».
Roger Garaudy prendrait probablement à son compte le mot d’un critique, d’ailleurs marxiste, à propos de Stendhal : « Dans un monde faussé, un amour vrai est le seul signe révolutionnaire vrai » (10). En étendant le sens « romantique » d’amour jusqu’au sens chrétien. On est ramené aux derniers mots du « testament » : communiste et chrétien, amour et révolution. Cette coexistence, cet accord enfin pleinement vécu, et bien davantage, cette consubstantialité, ne surprendront que ceux qui ne sont pas vraiment ou pas assez communistes, et ceux qui ne sont pas assez ou pas vraiment chrétiens. Il est vrai que ça doit faire beaucoup de monde. Roger Garaudy, pendant quarante ans, se sera ardemment efforcé d’être assez, et vraiment, ceci et cela. Ce n’aura pas été sans peine, doutes, déchirements, contradictions, prudences, souffrances et silences, jusqu’à la rupture douloureuse qui sera aussi libération : pour la pensée, la parole, la paix intérieure, le combat, la foi. Il apparaît comme un Lamennais de l’Eglise communiste. Sa « parole d’homme », c’est bien la parole d’un croyant, parvenu à cette croyance à la fois double et unique.


Yves Florenne. Le Monde diplomatique, mai 1975


(1) Parole d’homme, R. Laffont, 1975, 270 p., 30 F.
(2) Edit. « Hier et aujourd’hui », 1945 et 1946.
(3) D’un réalisme sans rivages, Plon, 1965 ; Esthétique et invention du futur, 10/18, 1971 ; Perspectives de l’homme, P.U.F., 1961.
(4) Gallimard, septembre 1968.
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(5) Grasset, avril 1968.
(6) Voir aussi Lénine, P.U.F., 1968.
(7) Grasset, 1970.
(8) Ibid., 1971.
(9) R. Laffont, 1972.
(10) P. Barbéris, édition de Stendhal « selon un ordre politique ».

Lire aussi:  http://rogergaraudy.blogspot.fr/2010/09/parole-dhomme.html