13 mai 2015

L'Occident souffre de malnutrition spirituelle




Daumier. "Nous voulons Barrabas. Ecce homo." 1849-1852
Depuis des siècles, l'homme occidental ne vise, à peu près exclusivement, que la maîtrise de la nature, qui fut autrefois la condition de sa survie ; saura-t-il à temps viser d'abord la maîtrise de soi ?
Ce problème, qui est la forme ultime du problème de la croissance, relève des prophètes et non des technocrates. Mais nos Églises sont-elles prêtes à jouer ce rôle qui est leur rôle : montrer ce but ?

Il y va de l'avenir de l'homme tout entier : de l'homme dans ses rapports avec le monde, et c'est le problème de sa fonction; de l'homme dans ses rapports avec l'autre homme, et c'est le problème de sa relation ; de l'homme dans ses rapports avec lui-même et le Dieu qui l'habite, et c'est le problème de sa méditation.

Dans sa fonction, c'est-à-dire dans son travail, son rôle civique ou familial, ses obligations professionnelles, religieuses, militaires, politiques, l'homme est invariablement intégré et situé à l'intérieur d'une hiérarchie, soumis à des fins qui lui échappent. Les diverses fonctions tendent à atrophier en lui ses dimensions proprement humaines : sa transcendance, c'est-à-dire sa possibilité permanente de rupture avec ses conditionnements et ses aliénations, son autonomie personnelle à l'égard de cette vie d'homme double, contraint de faire sans le vouloir, ou contraint de vouloir sans avoir les moyens de le faire ; sa vision globale du monde auquel il appartient, et qui seule pourrait
donner un sens à ses actions et à ses fonctions ; sa vocation de créateur, de co-créateur du monde, l'appelant à découvrir lui-même ses propres fins et celles de son univers, à rechercher librement, et de
façon responsable — c'est-à-dire à ses risques et périls, et à travers essais et erreurs —, les moyens propres à les atteindre.

Dans sa relation, dans ses contacts de personne à personne, liens d'amour ou d'amitié, de dialogue et de communion, de solidarité ou fraternité de groupe, son aliénation n'est pas moindre. Toutes les
relations, c'est-à-dire les rapports d'intériorité, dans notre système, se dégradent en fonctions, c'est-à-dire en rapports de personnages.
Pour tenter d'échapper à la solitude et à l'absence de signification, la bande tient lieu de communauté et la violence de moyen d'expression. Cette désintégration de la communauté proprement humaine
Daumier. Les émigrants. 1852-1855
commence dès l'enfance où l'enseignement vise à adapter la jeunesse à la société et non la société à la jeunesse. Ce saccage se poursuit tout au long de l'existence, au bout de laquelle semblent de plus en plus prendre chair les fictions les plus déshumanisantes imaginées dans les romans d'Aldous Huxley ou d'Orwell.

Dans sa méditation, c'est-à-dire dans son rapport avec lui-même, dans sa recherche de ce qui est en lui présence du divin, quand il se pose la question du « pourquoi », du « qui suis-je? », du sens de sa vie, l'homme prend conscience de la même faillite de l'Occident.
L'esprit cartésien et faustien, c'est-à-dire la conception seulement quantitative et opératoire de la raison, réduite au maniement des choses, ne nous donne aucun moyen de répondre à de telles questions car elle nous enferme dans une vision machiniste et industrielle du monde où l'homme se réduit à ses fonctions de travailleur et de consommateur.

Tels sont les traits essentiels de la pathologie culturelle de l'Occident qui souffre de malnutrition spirituelle : une culture scientifique et technique donnant aux hommes les pouvoirs d'un géant poursatisfaire les besoins d'un nain pervers ; une théologie archaïque devenue incapable de répondre aux problèmes posés par cette science et cette technique ni aux problèmes posés par les rapports sociaux etpolitiques découlant de cette
« révolution industrielle » ; une philosophie morte, car sans rapport avec l'histoire réelle et sans prise sur elle, colonisée par le scientisme technocratique et devenue ainsi incapable de donner vie aux autres dimensions du rationnel : la réflexion sur les fins de l'homme, c'est-à-dire la «sagesse ».

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Garaudy. Caracas 1981

Roger Garaudy. Appel aux vivants
Seuil, 1979, p. 218-219