20 décembre 2014

Redeker-Garaudy 1998



Roger Garaudy est-il un philosophe ?
LE MONDE 13.03.1998
par ROBERT REDEKER

LE titre de l'article du Monde du 2 mars relatant le verdict du procès Garaudy laisse perplexe : « Le philosophe Roger Garaudy est condamné pour contestation de crimes contre l'humanité ». Au mois de janvier déjà, un titre du même journal désignait l'idéologue négationniste comme « philosophe antisioniste ». Or, les questions de sémantique n'étant pas indifférentes, dans le contexte d'une mémoire qui tangue, il convient d'être attentif au langage. Le négationnisme est-il une philosophie ? Roger Garaudy est-il un philosophe ?
Pourquoi s'obstiner à gratifier Garaudy de l'honorable appellation de « philosophe » dans le moment même où ses écrits sont condamnés pour l'abjection de leur contenu, où ils font figure de délits ? Est-ce salir la philosophie par un voisinage répugnant, ou bien est-ce sauver Garaudy en atténuant sa condamnation par le qualificatif de « philosophe » ? La philosophie y perd ; Garaudy y gagne. Le titre de cet article ne gratifie-t-il pas de quelque dignité les idées (les délires) de Garaudy, et, par ricochet, ne jette-t-il pas sur sa condamnation le soupçon de délit d'opinion ? Outre la philosophie, la justice y perd aussi ; Garaudy y gagne encore. Bref, ne transforme-t-il pas Garaudy en victime d'un procès d'opinion ? Voilà qui inscrirait cet auteur dans une longue et digne tradition, celle des penseurs persécutés pour leur liberté de penser, de Socrate à Spinoza et à Rushdie, en passant par Kant sommé de se taire et par les dissidents de l'ex-bloc de l'Est.
Avec le négationnisme, nous n'avons affaire ni à de l'histoire ni à de la philosophie, mais à un brigandage intellectuel
Le négationnisme est-il une philosophie ? Au vu d'un pareil titre d'article, on pourrait le supposer. Est-il un courant philosophique, à la semblance du kantisme ou du positivisme ? S'il a derrière lui ce qu'il veut être une école qui n'est en fait qu'une secte , on est conduit à l'admettre. Dans ce cas, faut-il l'enseigner comme tel à nos élèves et à nos étudiants ? Ou bien, s'il faut en bannir l'enseignement, mais que l'on maintienne parallèlement l'opinion que Garaudy est un philosophe, cela indique-t-il que ce dernier est un solitaire, sorte d'aigle-philosophe, à la Nietzsche, à la Spinoza, dont la pensée serait à la fois si forte et si dangereuse qu'il faudrait en éloigner la jeunesse ? On voit les extrémités auxquelles on sera conduit tant que l'on conservera l'attribut « philosophe » au sujet Garaudy.
Le négationnisme s'essaie depuis vingt ans à une entreprise de légitimation qui se marque dans la volonté d'accéder au rang de théorie intellectuelle ayant droit de cité. C'est ainsi qu'après avoir fait feu de tout bois pour être reconnu comme « histoire », le négationnisme cherche aujourd'hui à se faire admettre comme « philosophie ». Ne l'aide-t-on pas dans sa tâche lorsqu'on énonce la proposition : « Le philosophe Roger Garaudy est condamné pour contestation de crimes contre l'humanité » ? Si, dans le même énoncé, on se laisse aller à connecter le thème de la condamnation au substantif « philosophe », on renforce cette aide à la légitimation dans la mesure où l'on transforme le négationnisme en une philosophie persécutée, changeant un prétendu « philosophe » négationniste en martyr de la vérité.
Cherchant à se faire reconnaître dans les domaines de l'histoire, de l'humanitaire (l'abbé Pierre), de la philosophie, le négationnisme projette (ce qu'indique la combinaison histoire-philosophie) de devenir une vision totalisante (une philosophie au sens large) apte à dominer dans l'avenir le secteur des sciences humaines. Il tient à se faire passer pour une école historique, il veut également se faire passer pour une philosophie, toutes deux persécutées ! Nos maladresses dans l'expression ne doivent en aucun cas aider leur développement. Cultivons au contraire le devoir de les entraver.
Avec le négationnisme, nous n'avons affaire ni à de l'histoire ni à de la philosophie, mais à un brigandage intellectuel. Il faut refuser à Roger Garaudy le label de « philosophe ». Pierre Vidal-Naquet l'avait naguère affublé du sobriquet de « spécialiste du n'importe quoi » !
Nul titre d'article surtout dans un journal aussi respecté que Le Monde n'est sans efficace. La maladresse dans la formulation peut avoir sur beaucoup d'esprits, principalement jeunes, des conséquences regrettables (la légitimation du négationnisme). Puisqu'il est condamné pour avoir proféré des théories odieuses, il eût probablement été préférable de titrer : « L'idéologue négationniste Roger Garaudy est condamné pour contestation de crimes contre I'humanité », ce qui eût à la fois permis d'éviter de hausser Garaudy au niveau de la philosophie et d'empêcher que ne germât dans l'esprit du lecteur le soupçon martyrologique du délit d'opinion.

Une lettre de Roger Garaudy

LE MONDE  07.04.1998


Après la publication du point de vue de Robert Redeker « Roger Garaudy est-il un philosophe ? » (Le Monde du 13 mars), M. Garaudy nous a fait parvenir la lettre suivante :

J'ai lu avec admiration mon excommunication de la philosophie par Robert Redeker. Il pose une question capitale pour tout notre peuple, en particulier pour ses « philosophes » : « Le négationnisme est-il une philosophie ? » Répondant non à cette question, j'étais automatiquement exclu comme porteur de cette « idéologie ».

Je me suis précipité sur le Grand Robert pour trouver une définition du « négationnisme ». Pour mon malheur ce mot n'y figurait pas. Je me suis mis donc à chercher dans mon passé ce qui pouvait me valoir telle mésaventure. Mon éminent censeur étant rédacteur des Temps modernes, je relus d'abord mes débats avec Sartre : il n'y s'agissait que de « dialectique ». Dans ma correspondance avec Lévi-Strauss sur le « structuralisme » je ne trouvais pas non plus trace de ce critère « innominé » autant qu'ignominieux départageant ceux qui sont philosophes et ceux qui ne le sont pas. Pas davantage dans les lettres de mon maître Bachelard sur les rapports de la science et de l'esthétique, ni dans la postface de Jean Wahl à mon étude sur Hegel.

Je ne trouvais aucune allusion à ce néologisme dans les quinze thèses consacrées à mon oeuvre dans onze pays. A quel moment avais-je contracté cette maladie mystérieuse qui me faisait chasser du prestigieux Panthéon redekérien ? Je finis par dénicher ce vocable dans le langage ésotérique de certains avocats de la partie civile lors de mon récent procès. J'essayais d'en trouver une définition ; seule celle-ci me parut vraisemblable : « Terme employé pour désigner ceux que l'on n'aime pas et que l'on se dispense de lire. »

Pour essayer de préciser le sens de ce terme qui n'appartenait ni aux dictionnaires ni à la langue des Français, je remarquais pourtant qu'il englobait le mot « négation ». Mais qu'est-ce que j'avais donc nié ? Même pas, comme ce pauvre Galilée, l'évidence du Soleil tournant autour de la Terre, ni même comme Einstein, cette autre évidence millénaire de la valeur absolue du postulat d'Euclide, ni même mis en « doute », comme Descartes, « tout ce que je tenais jusque-là en ma créance », mais simplement quelques événements historiques dont certains ne veulent pas discuter, donnant ainsi, comme dit justement Mme Veil à propos de la loi Gayssot et de ses interdits, « l'impression que nous avons quelque chose à cacher ».

Toute « contestation » était assimilée à une négation. Pauvre Descartes !