19 décembre 2014

"Quand quelqu’un a peur d’une autre religion, il peut suffire de lui faire rencontrer des membres de cette religion pour faire tomber les préjugés"







 

On la dit unique au monde: dans l’ancienne banlieue ouvrière et multiculturelle de Berne s’ouvre une maison abritant cinq sanctuaires, de cinq religions différentes. Lieu de coexistence, mais aussi lieu d’échanges et d’ouverture à tous les publics.







Des locaux de prières pour chacun - avec un temple hindou dont la tour dépasse du toit - et des locaux communs pour le dialogue des cultures. C'est le concept de la nouvelle Maison des religions à Bümpliz.
(swissinfo.ch)
Du bout de sa spatule, l’artiste rectifie l’arrondi de l’épaule de Ganesh. Le petit dieu à tête d’éléphant est assis sur un genou de Shiva, une des divinités majeures du panthéon hindou. Au bas de l’échafaudage, un ouvrier prépare son mortier, couvrant du bruit de sa machine la voix de la chanteuse tamoule qui vocalise dans la sono portable. Plus loin, certains autels ont déjà reçu leur habillage de couleurs vives. Mais le gopuram, la grande tour qui marque l’entrée du temple, n’a encore pour seule teinte que celle du ciment.
C’est que ces sculpteurs et ces peintres sont venus tout exprès du Tamil Nadu. «Il a été assez difficile de leur obtenir des visas. On avait l’impression qu’à chaque échelon de la procédure, il fallait recommencer toute la paperasserie», raconte Sasikumar Tharmalinguam, le prêtre hindou qui officiera à la Maison des religions. «Difficile, c’est peu dire, rectifie Brigitta Rotach», responsable du programme culturel de l’institution.
Mais aujourd’hui, tous deux auraient plutôt tendance à en rigoler. Car le jour de l’ouverture (ce 14 décembre) est enfin arrivé. Alors tant pis pour les tracasseries administratives, place à la fête, à la rencontre, à la concrétisation d’une vision née il y a presque 15 ans.
A l’époque, Brigitta Rotach, théologienne zurichoise d’origine juive, anime l’émission religieuse «Sternstunde» à la télévision alémanique. C’est là qu’elle rencontre Hartmut Haas, pasteur morave (une branche du protestantisme), qui dirige aujourd’hui l’association Maison des religions – Dialogue des cultures. «Il avait passé quelques années en Palestine, on était peu de temps après le 11 septembre 2001, tout le monde parlait de clash des civilisations. Il est venu avec un imam et un rabbin et tous trois ont exposé cette utopie d’une maison où les religions pourraient cohabiter et s’entendre».
A ce moment, les pères de l’idée sont bien conscients que les murs ne vont pas sortir de terre par miracle. Mais Hartmut Haas ne veut pas attendre que la maison soit là. Alors, il commence dans sa cuisine, puis trouve un premier local en ville, qui s’appelle déjà Maison des religions et où les communautés tiennent déjà un restaurant, organisent des cours de langue, d’intégration, de yoga… L’institution déménage ensuite dans des baraques en planches. Les hindous y ont un petit temple, et les bouddhistes, les alévis (une foi non dogmatique, dérivée de l’islam chiite) et les moraves s’y réunissent pour prier et méditer.

Nécessité fait loi
Rien de commun toutefois avec les nouveaux locaux d’Europaplatz. Ici, dans un complexe flambant neuf qui comprend également hôtel, bureaux, appartements centre commercial, les religions ont véritablement pignon sur rue. La partie qui leur est dévolue s’ouvre sur une grande salle et une série de pièces plus petites à l’étage, qui serviront pour les activités communes. Et tout autour, sur deux niveaux également, se répartissent les lieux de culte de cinq religions: chrétienne, musulmane, hindoue, bouddhiste et alévie.

Pourquoi elles et pas les autres? C’est ici qu’intervient l’aspect local de cette réalisation. Car si la Maison des religions a potentiellement valeur de symbole universel, c’est aussi une histoire très ancrée dans la réalité bernoise. «On n’a pas établi de classement pour sélectionner les religions qui ont le plus d’adeptes. En fait, celles qui ont un lieu de prière à la Maison sont celles qui en avaient besoin, explique Brigitta Rotach. Ici, dans les quartiers ouest de Berne, il y a beaucoup d’immigrés et pas mal de religions qui avaient leur lieu de culte dans des arrière-cours, des halles industrielles ou des caves».
Ce qui explique par exemple la présence du cemevi (on ne dit pas mosquée) des alévis et l’absence d’une synagogue, puisque les juifs de Berne en ont déjà une. La mosquée musulmane quant à elle est albanaise, alors que l’espace réservé aux chrétiens sera utilisé par huit communautés différentes, dont les éthiopiens et les moraves.
Les autres religions ne se désintéressent pas pour autant de la Maison. Celles qui n’avaient pas besoin d’un lieu de prière y sont présentes via une vitrine et des animations dans l’espace commun. C’est le cas des juifs, des sikhs et des baha’is.
«Le miracle de Berne»
«Ce projet est entièrement superflu et il échouera avec une probabilité frisant la certitude». Telle a été, au début des années 2000, la réponse d’une des premiers fonctionnaires à qui les pères de la Maison des religions ont soumis leur idée.
Et en effet, les fonds nécessaires à la construction n’ont pas été faciles à trouver. Chacune des communautés présentes a aménagé son lieu de culte à ses frais, mais les locaux et services communes ont tout de même coûté quelque 10 millions de francs. Et il a fallu solliciter plus de 150 fondations, institutions et entreprises pour tenter de réunir la somme.
Finalement, l’essentiel est venu de la fondation Rudolf et Ursula Streit (2,75 millions de francs), du Fonds de loterie du canton de Berne (2,2 millions), de la bourgeoisie de Berne (900'000 francs) et de divers donateurs (2 millions). Les deux Eglises officielles (catholique et réformée) ont également accordé chacune un crédit sans intérêt d'un million. 

Berne, capitale de la tolérance?
Si tout le monde s’accorde à reconnaître le rôle moteur d’Hartmut Haas et de la communauté morave dans cette aventure bernoise, Toni Hodel, estime qu’elle aurait aussi pu aboutir ailleurs. «Mais ici, nous avons déjà pris depuis longtemps l’habitude de dialoguer, dans les lieux provisoires qui ont précédé la Maison des religions», précise le théologien catholique. Son collègue protestant Martin Bauer rappelle qu’il y avait au départ «une poignée d’hommes avec une vision commune, qui croient à la réalisation de leur rêve. Et naturellement, le fait que l’on soit en Suisse, pays avec une longue tradition de cohabitation entre cultures différentes, a certainement contribué à la réussite du projet».

«C’était le destin et la volonté de Dieu, salue l’imam albanais Mustafa Memeti, que toutes les forces progressistes des différentes communautés religieuses agissent ensemble, de manière exemplaire et constructive, à la réalisation de ce projet unique». Un projet qui doit bien sûr favoriser l’entente et le dialogue et apporter «une contribution durable à la paix et à la compréhension mutuelle», note Ralph Friedländer, président de la communauté juive de Berne. Tolérance et respect également dans l’esprit de Bhante Anuruddha, moine bouddhiste, qui se réjouit de voir la Maison des religions «servir d’exemple pour la paix et la coexistence pacifique des religions et des cultures».

Pour le corps et pour l’âme
«Nous sommes bien conscients que nous n’allons pas sauver le monde, résume Brigitta Rotach, mais la Maison aura atteint son but si au moins elle peut contribuer à quelque chose à Berne. Quand quelqu’un a peur d’une autre religion, il peut suffire de lui faire rencontrer des membres de cette religion pour faire tomber les préjugés».

Et comme la rencontre passe souvent par la table, le rez-de-chaussée de la partie centrale de la Maison est essentiellement dévolu à un restaurant. C’est Sasikumar Tharmalinguam qui officie aux fourneaux et propose ses menus ayurvédiques, la cuisine «100% végétarienne, qui prolonge votre vie». Une partie des légumes viendra du propre jardin de la Maison, les femmes viennent faire des gâteaux pour l’après-midi et les week-ends, le restaurant sert des brunchs internationaux.
«L’idée, c’est de proposer un bon repas, pas cher, notamment pour les gens qui travaillent dans le quartier, explique Brigitta Rotach. Et mon rôle est aussi de monter un programme culturel. Il y aura des expositions, conférences, débats, des films, du yoga, des cours, tout cela afin d’offrir de la nourriture non seulement pour le corps, mais aussi pour l’âme».

A chacun sa foi

Une fois passées les portes de ces zones communes toutefois, chaque religion tient à conserver sa spécificité. «Nous prônons le dialogue, pas le mélange, précise l’animatrice culturelle. Il ne s’agit pas de dire que nous sommes tous pareils et de réduire les religions à leur plus petit dénominateur commun. Je me souviens, lors de débats, d’avoir vu de jeunes croyants venir exposer leur vérité avec véhémence et avouer avoir de la peine à admettre que les autres puissent aussi avoir une vérité. Ici, je compte bien animer des discussions de ce genre et tant mieux s’il y a des gens dans le public qui viennent défendre leur foi avec vigueur».
Quant à ceux dont la foi est plus molle, chancelante, voire inexistante, et qui semblent de plus en plus nombreux en Suisse, ils devraient aussi trouver leur compte à la Maison des religions. Ne serait-ce qu’au niveau de la rencontre et de l’échange. Comme le dit Brigitta Rotach, «le restaurant, le yoga, les films vont attirer du monde et on peut apprécier de manger ayurvédique sans être convaincu de quoi que ce soit. Nous devons aussi offrir quelque chose au gens qui ne sont pas totalement passionnés par les questions de vérité».