26 novembre 2013

Le sionisme politique: une régression de l’Eternel au temporel, de l’Universel au local, de l’Esprit à la matière

Cet article d’Emmanuel Lévyne est paru dans le numéro 5 de la revue Tsedek en mars 1957. Les "larges extraits de l’étude de Léon Tolstoï" évoqués au début de celui-ci ont été publiés ici.  

Le véritable sionisme

On aura lu, dans le dernier numéro, de larges extraits d’une étude de Léon Tolstoï, ce prophète moderne, sur le sionisme. On aura constaté que les idées exprimées par le célèbre écrivain russe n’ont pas vieilli ; c’est surtout aujourd’hui qu’elles prennent tout leur sens et qu’elles projettent une vive lumière sur le drame palestinien. Tout homme en qui souffle l’esprit divin ne peut penser et parler autrement que l’auteur de "Résurrection".
L’idée dominante du message de Tolstoï est la suivante : le sionisme, politique est un mouvement ayant sa source non pas dans la pure Tradition d’Israël, mais dans l’esprit européen du XIXème siècle, qui s’est exprimé et manifesté par des principes et des institutions diamétralement opposés aux enseignements de Moïse et des Prophètes : Athéisme, Agnosticisme, Matérialisme scientifique, Patriotisme guerrier, Colonialisme, Mercantilisme, Capitalisme, Machinisme, etc… Le sionisme politique, créé et animé par des personnalités appartenant à l’élite qui donnait le ton au siècle de Victor Hugo, fut fatalement entaché des vices du siècle qui lui donna naissance. Le sionisme politique, qui a trouvé sa pleine expression dans la création de l’Etat d’Israël, a fixé le Judaïsme, dans la mesure où celui-ci s’identifie avec lui, au niveau de l’Europe du XIXème siècle. En termes métaphysiques, c’est une régression de l’Eternel au temporel, de l’Universel au local, de l’Esprit à la matière ; c’est un nouveau retour d’Israël à l’idolâtrie, à une époque où les peuples tendent de plus en plus à se détacher de toutes les formes anciennes et modernes de paganisme, pour accéder à l’essence du monothéisme, qui est la souveraineté absolue, directe, de Dieu et de Sa loi, sans aucun intermédiaire humain.
Le sionisme politique a principalement de fortes affinités avec une des institutions les plus exécrables du siècle passé : le colonialisme.
Les colonialistes, comme le dit Tolstoï, ce sont des européens malheureux qui, pour échapper à la misère matérielle et sociale, "se sont jetés sur les pays lointains peuplés d’hommes pacifiques "non civilisés" pour les exploiter et les asservir" non seulement matériellement, mais aussi - et c’est peut-être le plus grave -moralement et spirituellement, en les détachant de leurs religions, de leurs modes de vie ancestraux par les appâts sataniques de la civilisation industrielle de l’Occident ; ce sont des hommes, élevés dans les pays chrétiens qui ont pris comme principe d’action le contraire de l’enseignement biblique, ordonnant de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse ; ce sont des "visages pâles" , qui n’ont pas trouvé mieux pour se relever que d’aller humilier des hommes de couleur. Le colonialiste, c’est l’esclave qui veut jouer au maître avec des plus petits que lui.
Ne trouve-t-on pas de ces caractères dans l’œuvre sioniste ?
A la lumière de ces quelques considérations, l’hostilité des nations orientales, des Arabes en particulier, au sionisme apparaît sous un jour nouveau. L’opposition fanatique, apparemment irrationnelle et irraisonnable des Arabes au Sionisme n’est pas inspirée par la haine mortelle du Juif, comme on veut nous le faire croire -(si c’était le cas, les masses arabes n’auraient fait qu’une bouchée des minorités juives désarmées qui ont vécu dans leurs territoires pendant des siècles) ; elle n’est même pas provoquée par la présence des Juifs en Palestine - (les Juifs pieux qui venaient en Terre Sainte pour y mourir ou pour y mener une vie sainte étaient estimés par la population arabe au milieu de laquelle ils vivaient en paix ; les attaques systématiques contre les Juifs n’ont commencé qu’avec la création et le développement du sionisme politique, comme l’a fait remarquer l’écrivain israélien pacifiste, Simon Wolf).
Pour le Musulman fanatiquement religieux, et non fanatiquement sanguinaire (les fours crématoires, qui ont englouti 6.000.000 de Juifs et les bombes modernes et atomiques qui ont massacré des dizaines de millions d’enfants, de femmes, de vieillards, et qui risquent de détruire la vie sur la planète, ont-ils été inventés et utilisés par les Arabes ?) - pour le musulman fanatiquement religieux, disions-nous, le sioniste est à priori un Occidental, c’est-à-dire un athée, un impie, un matérialiste mercantile qui veut asservir, exploiter et débaucher l’Oriental. L’hostilité de l’Arabe au sionisme est un aspect particulier de la lutte de plus en plus dramatique entre l’Orient et l’Occident. L’antisionisme de l’Arabe procède du sentiment, plus ou moins conscient, que le Juif parti en Exil foncièrement oriental, c’est-à-dire religieux, revient, comme sioniste, foncièrement occidental, c’est-à-dire impie.- Le drame palestinien est le drame même du colonialisme : l’incompréhension, l’hostilité entre deux conceptions de vie, deux mentalités opposées ; entre l’oriental spiritualiste et l’occidental matérialiste [1].
Le fait qu’une minorité juive ultra-orthodoxe, les "Netouré Karté", qui rejetant la civilisation occidentale, vouent une haine aussi farouche que celle des Arabes à l’Etat d’Israël, nous confirme bien dans notre manière de voir. Très significative aussi est l’attitude des nations orientales n’ayant jamais été hostiles aux Juifs et ayant une vie spirituelle intense et raffinée, comme l’Inde, qui se montrent solidaires avec les Arabes dans leur conflit avec Israël et les puissances colonialistes. Bref, pour les Orientaux, les sionistes sont des Occidentaux qui se sont installés et imposés sur une terre orientale.
C’est pourquoi, il faut bien comprendre que jamais Israël ne trouvera grâce aux yeux des Arabes, tant qu’il apparaitra comme un représentant de l’Occident voulant créer au Moyen-Orient, région biblique, une succursale dernière modèle de la civilisation industrielle dans sa forme la plus achevée. Ce n’est certainement pas en promettant aux Arabes de contribuer à l’américaine à leur prospérité matérielle, en leur construisant des hôpitaux, des centrales électriques, des usines, des tracteurs, des routes et des ponts, etc ... qu’il s’attirera leur sympathie ; c’est au contraire, en reniant la diabolique civilisation occidentale et en optant pour une civilisation naturelle et spirituelle comme le prône la Sainte Torah, qu’il trouvera le chemin du cœur de l’Orient religieux. Le rôle prédestiné d’Israël est celui qu’assume l’Inde de nos jours ; c’était à Israël de donner naissance à des géants spirituels, à des Ramakrichnas, des Vivekanandas, des Aurobindos, des Gandhis, des Krishnamurtis, dont la lumière émanant de leur vie sainte et de leurs enseignements divins jette un peu de clarté dans les ténèbres spirituelles de l’Occident ; c’était à Israël de prendre la défense des peuples d’Afrique et d’Asie asservis et opprimés par le colonialisme européen, comme le furent jadis les Hébreux par les Egyptiens ; c’était à Israël de se proposer d’arbitrer les conflits entre les Nations, d’être le pacificateur du monde.
Cependant si la Vérité et la Justice, c’est-à-dire Dieu, dont nous voulons être le serviteur zélé, nous contraignent à dénoncer les erreurs et les injustices sionistes, nous remplirions bien incomplètement notre mission, si nous taisions les erreurs et les injustices arabes. Et l’erreur des Arabes, c’est principalement de vouloir combattre les injustices dont ils sont victimes par la violence, dont l’emploi conduit fatalement à créer d’autres injustices. Nous le proclamons bien haut ; nous condamnons sans réserve toute violence d’où qu’elle vienne, car l’utilisation de la force brutale pour défendre le droit implique l’idée impie que Dieu est impuissant à gouverner le monde seul, qu’il a besoin des mains impures de l’homme pour exercer la Justice ; ce qui est le réduire à l’image de l’homme, c’est-à-dire professer l’idolâtrie. L’homme qui fait le justicier agit comme si Dieu n’existait pas. C’est pourquoi, si nous reprochons au sionisme politique d’avoir implanté en Terre Sainte des institutions et des modes de vie païens, nous condamnons sans équivoque la violence arabe dont sont victimes, avant tout, les pauvres masses juives innocentes, dont les politiciens des Nations et d’Israël ont exploité les souffrances, et aussi les nobles sentiments nationalistes, à des fins politiques. En versant le sang innocent de l’ouvrier ou du paysan juif, l’Arabe fait le jeu des forces impures qui inspirent et animent les politiciens sionistes, qui, comme tous leurs collègues des autres nations, et malgré leurs déclarations démagogiques, ont besoin du sang des enfants d’Israël, donc d’ennemis extérieurs, de guerres, pour affermir leur Etat-idole, qui risque d’être dangereusement miné par les divisions intestines. En faisant couler le sang juif, l’Arabe qui, théoriquement, représente le spirituel, souille la Terre Sainte autant que les institutions sionistes ; par là son opposition au sionisme perd tout son sens et n’a plus sa raison d’être.
Maintenant que notre réquisitoire contre le sionisme politique n’induise pas le lecteur en erreur et lui fasse croire que, pour nous, la Terre d’Israël ne représente plus rien, et, que le drame palestinien se résoudra dans l’établissement d’un Etat arabe moderne, obtenu par la renonciation pure et simple de tout droit juif sur la Terre biblique.
Nous sommes profondément sionistes, mais notre sionisme procède des vérités éternelles et universelles d’Israël et non des erreurs temporelles et locales des nations, comme le sionisme israélien. Qu’est-ce que la Palestine pour la Tradition prophétique et mystique dont nous nous réclamons ?
C’est la Terre Sainte, la Terre Spirituelle ; c’est l’esprit et le cœur d’où jaillit le sang cosmique, énergie vitale de l’univers. La Palestine est aux autres terres, ce qu’est Israël aux Nations ; l’âme au corps ; le sacré au profane ; elle est l’Eternel dans le temporel, l’Immortel dans le mortel, le monde futur dans le monde présent. C’est ce qu’exprimaient rituellement nos pieux parents en allant mourir en Terre Sainte ou, s’ils n’en avaient pas les moyens, en se faisant envoyer de la terre de Palestine pour qu’on la versât dans leur cercueil ; et les Juifs qui naissaient là-bas ou qui s’y rendaient pour y demeurer, menaient une vie sainte, une vie dépouillée, une vie céleste, comme s’ils vivaient déjà dans le Royaume de Dieu.
Telle était la Palestine avant la création du sionisme politique. Mais depuis, en introduisant toutes les institutions, tous les modes de vie, toutes les coutumes des nations ; en voulant coûte que coûte faire du pays de nos ancêtres un pays comme tous les autres, les sionistes- ont profané ce qui était saint. Ils ont fait, spirituellement parlant, de la Terre d’Israël, une terre des Nations ; ils ont permis au profane de conquérir le sacré.
Or, le véritable sionisme est tout le contraire : il ambitionne d’étendre la Terre Sainte jusqu’aux confins de la Planète, de faire que toute la Terre devienne Sion, la Terre d’Israël, c’est-à-dire le Royaume de Dieu.
De même que le corps doit devenir âme ; la matière, esprit ; le profane, sacré ; ainsi la sainteté de la Terre d’Israël doit s’étendre aux terres des Nations. Et les Juifs dans cette opération, dans cette extension universelle de Sion, ont le même rôle que les cellules du sang qui puisent dans les organes vitaux les éléments nécessaires à la vie pour les transporter à toutes les parties de l’organisme, même les plus basses. La place du sang est aussi bien dans le centre du corps, où logent les organes vitaux, que dans les membres les plus éloignés du cœur et des poumons. Si le sang ne circule pas dans tout le corps, c’est la congestion, c’est la mort. De même les Juifs doivent avoir un contact permanent avec la Palestine, cœur et centre vital de l’univers, pour y puiser les éléments nécessaires à la vie spirituelle du monde (la sainteté et la justice), mais ils doivent aussi circuler parmi les nations pour leur transmettre ces éléments vitaux afin qu’elles deviennent partie intégrante d’un même tout : le Royaume de Dieu.
Créer et entretenir en Palestine un puissant foyer de sainteté et de justice, dont les flammes illumineront les esprits et réchaufferont les cœurs de tous les peuples et de tous les hommes de la terre, voilà le but essentiel et exclusif du véritable sionisme, voilà ce que l’humanité attend d’Israël, voilà ce qui manque le plus au monde. Des nouveaux états on n’en a nul besoin, on en a déjà assez comme cela ; on commence à en avoir une indigestion et à les vomir, car ce sont eux, ces idoles, ces Molochs qui empoisonnent la vie spirituelle et sociale. Durant l’Exil, Israël a tant bien que mal assuré son rôle physiologique. Mais l’Émancipation et le Sionisme politique ont gravement perturbé ses fonctions vitales, alors que ces deux mouvements auraient dû les parfaire, leur donner toute leur plénitude, pour le plus grand bonheur de toute l’humanité. Par l’Émancipation et le Sionisme politique, le profane s’est introduit en Israël et a détruit sa sainteté et sa justice, alors que ces deux courants auraient dû, telle une rivière dans une terre aride, arroser abondamment le désert des nations de ces éléments vivifiants. En sortant du Ghetto, telles les eaux d’une source de montagne descendant vers la vallée, Israël devait purifier les terres des Gentils de toutes leurs souillures païennes (l’idolâtrie, les injustices sociales, les violences guerrières) pour permettre la culture des plantes messianiques de vérité, de justice et de paix. Sa tâche était d’autant plus facile que les philosophes français, véritables disciples des prophètes bibliques, en prêchant la Liberté, l’Egalité et la Fraternité, avaient préparé le terrain. Mais hélàs ! c’est le contraire qui s’est produit ; c’est le monde qui a contaminé les Juifs de ses vices, dont il est en train de périr, entraînant le peuple de l’Eternel dans sa descente aux abîmes, où gisent toutes les civilisations qui ont combattu la Nation Sainte.
C’est l’antisémitisme, c’est-à-dire la haine, qui a été cause de la création du sionisme politique de Herzl. Un mouvement dont l’essence créatrice est la haine ne peut que produire la haine, qui le nourrit. Et effectivement nous constatons que si le sionisme politique n’a pu réussir à déraciner l’antisémitisme en Ocoident -c’était là le but qu’il se proposait - il a par contre fait naître l’hostilité des nations orientales pour Israël, préparant ainsi le terrain à une tempête antisémite mondiale encore plus terrible que le Nazisme, dont souffriront tous les Juifs, même les non-sionistes, et dont les armées israéliennes seront bien impuissantes à arrêter le déferlement. Gandhi nous avait bien prévenus : "La violence ne vous conduira nulle part". En vérité, c’est à un suicide héroïque et militaire de la nation juive, dans la plus pure tradition païenne, que mène le sionisme politique.
Au contraire, le sionisme mystique et universaliste a son essence dans le plus profond de l’âme d’Israël, dans l’Éternel, dont le saint nom est lié aux sphères de la Justice et de la Miséricorde. Il est conditionné non par la haine de l’antisémite, mais par l’amour d’Israël pour tous les peuples et tous les hommes, auxquels il veut consacrer toutes ses forces spirituelles et matérielles, pour les aider à s’affranchir de toutes les oppressions et de tous les esclavages du corps et de l’esprit. Le sionisme mystique et universaliste, dont l’essence est l’amour ne pourra que provoquer l’amour. Il éteindra toute haine antisémite ; il aboutira finalement à l’hyménée messianique d’Israël et des Nations.

Immanouel HALEVI
[1] Lors de l’agression contre l’Egypte, au début du mois de novembre 1956 , la collusion de la France et de l’Angleterre - les puissances les plus obstinément colonialistes - avec Israël, confirme définitivement et spectaculairement l’existence d’un lien affectif, naturel entre le colonialisme européen et le sionisme, lien que seuls quelques hommes clairvoyants avaient aperçu dès la création du mouvement de Théodore Herzl, qui apparaissait aux yeux du monde comme un mouvement philanthropique et spiritualiste .
Les blindés israéliens attaquant et fonçant dans le désert du Sinaï, pour permettre aux armées franco-britanniques, à la solde des actionnaires de Suez, de perpétrer un acte de piraterie coloniale condamnée par la conscience universelle ; les avions à réaction français, qui mitraillent et bombardent les populations algériennes aspirant à la liberté, soutenant fraternellement l’action militaire israélienne, c’est là une image lourde de signification, qu’un véritable Juif ne peut regarder sans indignation, sans serrement de cœur. Comment les sionistes ont-ils pu se solidariser avec les colonialistes européens qui infligent aux peuples arabes les traitements dont le peuple juif a tellement souffert pendant des siècles ? Comment les sionistes ont-ils pu aider les Anglais à commettre une action qui a provoqué dans le monde la même émotion que l’affaire de "l’Exodus" ? Comment les sionistes ont-ils pu se sacrifier pour réaliser les plus chers désirs des fascistes français, qui ont envoyé tant de juifs à Auschwitz ? Est-ce parce qu’ils crient et écrivent dans les rues de Paris "Les Juifs en Israël" ?
Si vraiment l’Israël sioniste était l’Israël, de Dieu - et en admettant que l’Israël de Dieu fût autorisé à se servir de la force armée - il n’aurait pu, sous aucun prétexte, même en cas de légitime défense, et à bien plus forte raison pour une agression, s’associer avec les pays qui assument de nos jours le rôle de l’Egypte du temps de Moïse, c’est-à-dire qui exploitent et asservissent les peuples plus faibles qu’eux. Quel choc positif aurait produit sur les cœurs des masses arabes l’Israël sioniste, s’il eût pris position contre l’agression impérialiste franco-britannique, au lieu de l’avoir rendue possible ! C’est par une telle prise de position, que les Juifs marocains ont certainement empêché le déclenchement de violentes manifestations antijuives en Afrique du Nord. C’est ainsi, en se désolidarisant de la politique sioniste opportuniste et athée, qui se moque éperdument de leur sécurité et de leurs intérêts, (les troubles antijuifs sont la propagande sioniste la plus efficace) que les Juifs de la Diaspora détourneront l’ouragan antisémite qui est en train de se former du côté de la Palestine, et que le vent israélien risque de pousser dans les cieux des communautés juives du monde, auxquelles les gouvernants israéliens ne demandent pas leur avis pour mener leur politique de suicide héroïque.

Emmanuel Lévyne