« Notre mère, c'est l'Amérindie, notre père c'est
l'Espagne », écrit
Enrique Dussel13.
Nul, en effet, ne saurait comprendre l'apport, de
valeur universelle,
13 Enrique Dussel, H i s t o i r e et Théologie
de l a libération, Paris, Éd. ouvrières, 1974, p. 36.
de l'Amérique latine à la conception et à la
réalisation d'un socialisme
de type nouveau, sans tenir compte de la double
contribution des
cultures autochtones de l'Amérique, notamment celles
des Incas, des
Mayas, des Aztèques, et des actuelles « théologies
de la libération »,
libérant le christianisme de la chrétienté et de ses
perversions grecques
et romaines.
L'apport des cultures indiennes a été
systématiquement nié et
détruit par les conquistadores espagnols.
C'est seulement au xxe siècle, avec les pionniers de la « renaissance
indienne » (l'Indien maya-quitché Adrian Chavez, et
l'Indien aymara
[des Incas de Bolivie] Fausto Reynaga) que fut
exhumé le riche
héritage humain des grandes cultures de l'Amérique «
préhispanique
».
Le phénomène est d'autant plus signifiant que les
Indiens autochtones
constituent la majorité de la population dans quatre
pays de
l'Amérique latine : ils sont 9 millions d'Incas au
Pérou sur 15 millions
et demi, 4 millions et demi sur 6 millions et demi
en Equateur,
3 millions et demi sur 4 millions et demi en
Bolivie, et 4 millions
d'Indiens mayas sur 6 millions d'habitants du
Guatemala. Il existe, en
outre, de fortes minorités comme au Mexique où
vivent 10 millions de
Mayas et d'Aztèques sur 60 millions d'habitants, et
600000 Incas au
Chili sur 10 millions d'habitants.
Alors qu'ils ont été pratiquement exterminés aux
États-Unis et au
Canada, les Indiens sont environ 40 millions dans
l'ensemble du
continent américain.
Mais, plus important encore que leur nombre est le
fait
qu'ils sont les héritiers de hautes civilisations,
notamment celles
des Incas, des Mayas, des Aztèques, qui, avant le
massacre systématique
perpétré par les Occidentaux au 16e et au 17e siècle, étaient à la
pointe de la technique en ce qui concerne
l'hydraulique et l'irrigation,
l'agronomie avec la rotation des cultures et la
sélection des animaux
d'élevage, l'architecture, la médecine,
l'astronomie, les mathématiques,
et professaient de grandes religions. Cet héritage
culturel leur a
permis de résister à cinq siècles de colonialisme
sauvage.
Les problèmes actuels de l'Amérique latine sont
inintelligibles pour
qui conserve encore le préjugé occidental selon
lequel, par exemple,
le Pérou ne commence à exister que lorsque
l'Européen le « découvre
», ou la Chine quand Marco Polo y parvient.
Lorsque l'Indien maya-quitché Adrian Chavez a
traduit le livre
sacré de ses ancêtres mayas le Pop Vu (que
l'on appelle d'ordinaire, en
Occident, le Popol Vuh ) , c'est-à-dire le «
Livre des événements », qui
n'est pas une simple « chronique », mais qui
condense les grandes
étapes de la civilisation indienne, il a donné le
fil conducteur pour
comprendre cette haute culture.
Fausto Reynaga, Indien aymara, a résumé l'âme de
cette culture :
« Le premier enseignement que les parents, avant
toute école,
transmettaient à l'enfant était celui-ci : Tu vois
cet enfant qui est en
face de toi ? Pense que ses yeux sont comme les
tiens, et que lui aussi
te regarde ; c'est comme si c'était toi avec un
autre visage [...] Plus
tard, devant le champ de maïs, ils lui disaient :
Regarde la petite
plante de maïs qui commence à pousser grâce à la
pluie et à la lumière
du soleil. Tu dois savoir que la pluie, le soleil,
l'air et la terre
travaillent tous ensemble pour aider la petite
plante à grandir. Tous
les êtres du monde travaillent en collaboration. Or,
pense que tu te
nourris de maïs et donc qu'il y a, en toi, quelque
chose que t'ont
donné la pluie, le soleil, l'air et la terre, que tu
es né de leur
fécondation, qu'elles constituent ta substance même
! On lui enseignait
ensuite des idées supérieures pour le conduire
jusqu'au désir
cosmique qui devait l'inciter à apprendre, à
chercher, à agir collectivement
dans le tout de la croissance de l'univers. De cette
éducation
naquirent des astronomes, parmi les plus grands de
l'humanité, des
mathématiciens qui inventèrent, avec le zéro, les
lois des progressions
numériques, cette invention qui rendit possible tous
les calculs [...]
Tels sont les fondements de la conscience de l'homme
pré-américain.
Le Bien c'est de nous acheminer tous ensemble vers
un plus être, avec
la joie profonde d'aider au cheminement de tous. Tel
est l'enseignement
cosmique du Popol Vuh . »
Pour l'Indien, l'homme occidental, isolé du cosmos,
saccage la
nature ; isolé de l'autre homme et de la communauté,
il engendre les
deux grands fléaux de l'histoire : la propriété
privée et la guerre.
Le socialisme de modèle occidental ne met pas fin à
ces maux parce
qu'il n'est pas pénétré de la vision indienne
fondamentale : l'homme
est solidaire de l'univers, et tous les êtres ne forment
qu'une seule
communauté. « Le communisme marxiste, écrit Reynaga,
ne tient pas
compte de la dimension cosmique de l'homme : il
s'isole de la terre.
Tout comme un christianisme platonicien enseignait :
dédaigne la
matière et sauve ton âme. » Cette vision
occidentale, chrétienne ou
marxiste, est dualisme, séparation, alors que, selon
la vision indienne,
« chaque être doit vivre, par nature et librement,
de manière
cosmique et communautaire ».
D'une telle vision du monde, un groupe d'Indiens
péruviens,
descendants des Incas, tiraient, en 1977, une
conception originale du
socialisme.
Au point de départ de leurs réflexions sur le
socialisme inca était
une vision religieuse du monde. La divinité suprême
est pour eux
féminine : Pachamama, qui est toute chose et mère de
toute chose.
Tout ce qui existe dans l'immensité de l'espace fait
partie d'elle et
provient d'elle. Dans cette vision intégrative de
l'univers comme unité
infinie, Pachamama englobe le temps comme l'espace.
Le passé a
engendré le présent (c'est pourquoi il est aussi
présent), de même que
le présent est en train de créer le futur (c'est
pourquoi il est aussi
futur). Pachamama porte en elle tous les possibles
qui naîtront dans le
futur.
A la différence de l'Occidental qui cherche à ravir
les richesses de la
nature et à en tirer profit, l'Indien n'est pas en
lutte contre la nature, il
vit en harmonie avec elle. « Les Incas considéraient
que la nature, qui
n'est autre que la divine Pachamama, non seulement
nous donne la
vie, mais nous protège, nous permet de nous
développer, veille sur
nous. Elle se réjouit lorsque dans ses champs en
«euis nous sommes
en harmonie avec elle. Elle s'attriste quand nous
transgressons ses lois
[...] La maladie est une rupture avec l'ordre de la
nature14. »
Ce texte nous invite à une méditation cosmique sur
les édifices
cyclopéens de Machupicchu ou d'OUantaytampy : « Les
Incas pensaient
que la vie habite les oiseaux, les plantes, les
animaux, les
montagnes, les rochers. C'est pourquoi ils taillèrent
les pierres avec
les pierres, pour ne pas les blesser ; c'est
pourquoi ils élevèrent les
murs en pierres si parfaitement travaillées qu'elles
jouxtent les unes
avec les autres et qu'elles se soutiennent
mutuellement. Ils firent cela
avec amour car il faut aimer les pierres comme on
aime ses parents,
ses frères, sa communauté. L'Occidental a perdu
cette sorte
d'amour... c'est pourquoi il ne parvient pas à
comprendre ces
monuments... Il n'a pas d'amour pour les pierres,
comme nous les
Indiens15. »
De même, les Indiens ne considérèrent jamais les
métaux précieux
comme un moyen d'accumuler des richesses. Pour eux,
l'or, l'argent
étaient des métaux propres à l'expression plastique,
que Pachamama
leur offrait de ses entrailles pour qu'ils exaltent
toutes les manifestations
du beau existant au sein de l'harmonie universelle,
alors que les
barbares conquistadores fondirent en lingots la
plupart de ces oeuvres
artistiques. Seules furent épargnées quelques pièces
du Mexique qui
firent l'admiration d'Albert Durer : « Tout cela est
bien plus beau à
14. Pour toute cette description du « socialisme
inca » nous suivons de très près les textes
indiens publiés par le centre Croissance des Jeunes
Nations et l'Université catholique, document
n° 23 : « Paroles du mouvement de libération
indienne », avril-juin 1968.
15. Op. cit.
voir que des prodiges [...] Et de toute ma vie je
n'ai jamais rien vu qui
m'ait plus réjoui le coeur que ces choses. Car j'ai
vu là des oeuvres d'un
art singulier et j'ai été saisi d'admiration devant
la subtile ingéniosité
des hommes dans les pays étrangers1 6 . »
De cette vision unitaire, intégrative, communautaire
de la vie, qui
caractérise la spiritualité indienne, découle la
forme spécifiquement
inca du socialisme. Même si les Indiens actuels du
Pérou nous en
donnent peut-être une version idéalisée et
préconisent un retour à elle
comme à un âge d'or, cet âge d'or inversé, projeté
dans l'avenir,
constitue une utopie fécondante pour l'élaboration
d'un socialisme à
visage humain et divin.
A la différence des Occidentaux, disent les Indiens
du Pérou,
héritiers des Incas, le monde n'est pas pour nous un
champ de bataille
où l'homme est un loup pour l'homme. Ils perçoivent
au contraire le
monde comme un tout naturellement harmonieux, peuplé
de gens
apparentés entre eux puisqu'ils naissent tous de la
même mère,
Pachamama. De cette conception indienne de la
fraternité cosmique
naît l'esprit communautaire, comme de la conception
individualiste de
l'Occident naît l'égoïsme.
Les Incas, conscients de leur unité en la divine
Pachamama d'où ils
émanent tous, considèrent que chacun, du seul fait
de sa naissance, a
le droit de jouir d'une parcelle de terre, mais cet
usufruit n'implique
pas la propriété, car personne ne peut être
propriétaire de l'indivisible
Pachamama. Le travail ne nous oppose pas à la nature
; il nous
identifie à elle tout comme il nous permet de vivre
pleinement.
Pour les Incas, loin d'être une malédiction et un
châtiment, le
travail s'identifiait avec la joie de vivre. Dans le
travail, ils s'éduquaient,
ils renforçaient leurs liens mutuels, et, par là
même, se
reliaient à Pachamama. C'est pourquoi leurs plus
belles fêtes, des
semailles à la moisson, leurs chants, leurs danses,
toutes leurs
expressions de la joie de vivre étaient reliées à
leur travail.
Pour eux, écrivent en 1977 leurs descendants, «
gouverner signifie
faire que tout le monde travaille dans la joie ».
Alors que, pour
l'Indien d'Amérique, l'Occident a apporté le travail
forcé, le chômage
et la misère.
A partir de cette conception du travail, pour les
Incas, l'organisation
économique est ordonnée à l'organisation sociale, alors qu'en Occident,
sous tous les régimes, esclavagiste, féodal,
capitaliste (et même chez
ceux qui se disent « socialistes »), l'organisation
sociale a été subordonnée
à l'économie. L'exemple le plus typique — dont les
Indiens
16. A. Durer, Lettres, Paris, Éd. Hermann,
1964, p. 123.
d'Amérique eurent le plus à souffrir — est celui du
capitalisme, où les
dirigeants des entreprises les plus puissantes
disposent du pouvoir
effectif alors qu'ils n'ont d'autre visée que la
croissance et le profit de
leurs entreprises, sans avoir la moindre vocation «
sociale ». L'idéal
inca du socialisme implique ainsi une inversion
radicale : partir non
des exigences de la production économique et du
profit, mais des
besoins réels d'un peuple et de son harmonie
sociale.
Du point de vue politique, la société inca est
composée de
communautés ( ayllus ) qui se gouvernent
d'elles-mêmes. A tous les
niveaux, Payllus, unité sociale de base, à la fois
centre de production
et d'éducation, se gouverne elle-même : des
assemblées communales
et des conseils formés par les « sages » de la
communauté élisent un
chef qui n'est que le premier entre des égaux. Même
le Sapan Inca est
ainsi élu par le Conseil d'État.
La femme jouit des mêmes droits que l'homme. Non
seulement le
pouvoir suprême, divin, est exercé par une divinité
féminine, Pachamama,
mais la plus petite unité humaine n'est pas
l'individu, mais le
couple.
Le Manifeste du mouvement indien péruvien en 1978,
se référant
au système des Incas, proclame : « Nos problèmes
catastrophiques ne
pourront être résolus par le gouvernement actuel ni
par aucun des
partis de mentalité ou d'inspiration occidentales,
mais à partir des
principes communautaires incas17 [...]
le capitalisme est la plus grande
création de l'Occident, alors que la plus grande
création indienne est
Payllus, qui est, par essence, communautaire et
socialiste. »
Identité culturelle et libération sont étroitement
liées dans le
mouvement indien, et cette lutte pour l'identité
culturelle et la
libération ne peut être réduite à la lutte de
classes, même si celle-ci en
est une composante.
Il y a d'ailleurs, dans le mouvement actuel, des
tendances diverses.
Alors, par exemple, que les Indiens du Pérou posent
le problème du
socialisme en termes de « retour aux sources » d'un
socialisme inca
considéré par eux comme la forme la plus pure de la
société
communautaire et socialiste, les Indiens de
l'Equateur (relevant
également de la filiation inca) ont une attitude
moins intransigeante,
notamment à l'égard de la technologie occidentale,
bien qu'ils
considèrent, eux aussi, qu'une certaine technique
rompt les équilibres
naturels et les équilibres sociaux et qu'ils
refusent le modèle occidental
de croissance. Les Indiens shuar de l'Equateur
écrivent par
17. Rappelons que les Indiens du Pérou constituent
la majorité (9 millions sur moins de 16
millions) et sont ainsi dans la situation d'un
peuple opprimé par une minorité coloniale.
exemple : « Utiliser les outils de la civilisation
ne conduit pas
nécessairement à imiter le Blanc, mais plutôt à
partager avec lui un
trésor commun à l'humanité tout entière auquel
toutes les cultures, à
toutes les époques, ont apporté leur contribution. »
De même, sans adopter en bloc le marxisme, ils
trouvent en lui des
instruments d'analyse des lois de la croissance du
capitalisme et du
sous-développement des pays du tiers monde,
sous-développement
qui est un corollaire de la croissance des pays
industrialisés.
Le problème du socialisme, en Amérique latine, n'est
donc pas un
produit d'importation : il a des racines profondes
dans les grandes
civilisations bien antérieures aux « grandes
invasions » de l'Occident
au xvie siècle.
Le christianisme non plus n'est pas arrivé, chez les
Incas du Pérou,
chez les Mayas et les Aztèques du Mexique, dans un
vide spirituel.
C'est cette deuxième composante du mouvement actuel
de libération
de l'Amérique latine qu'il convient d'examiner pour
discerner, dans
ce continent immense, les germes de l'avenir.
Ce que les conquérants européens, les
conquistadores, apportèrent
d'abord en Amérique, ce fut la destruction, le
pillage, la servitude et
la mort. Ce fut le génocide indien, perpétré par des
hommes qui
n'avaient d'autre supériorité que militaire : une
marine puissante, le
cheval, les armes à feu, le canon.
Au lieu de s'ouvrir à ces hautes cultures, ils
accomplirent « la
destruction des Indes18 »,
selon le titre même d'un grand témoin,
l'évêque Barthélémy de Las Casas dont le père avait
été un
compagnon de Christophe Colomb. Il avait commencé sa
vie en
recevant des terres volées aux Indiens et en les
exploitant par le travail
forcé jusqu'à ce que, prenant conscience du crime
commis dont il était
complice, il se convertisse, renonce à la propriété
de ces terres et de
ces hommes, née dans le sang, et devienne à la fois
le témoin, le
premier historien du crime, et l'apôtre militant et
solitaire de la
« protection des Indiens ». Il fut longtemps le
seul, et demeura parmi
le nombre infime de prêtres, qui, avec Vasco de
Quiroga, surent
proclamer : « Je ne suis pas l'évêque des Espagnols
mais des
Indiens », qui, avec le dominicain Montesinos, dès
1511, osèrent
distinguer christianisme et hispanité, qui,
avecToribio de Mogrovero,
18. Barthélémy de Las Casas, L a Destruction de
los I n d i a s , traduit en français sous le titre
Très brève r e l a t i o n
sur l a destruction des I n d i e n s , Paris, Mouton-De Gruyter, 1974.
ancien président de l'Inquisition de Grenade, après
avoir su s'ouvrir à
la culture arabe en Espagne, essaya encore de
comprendre et d'aimer
l'Indien. Ce furent là quelques exceptions héroïques
d'hommes en
butte à l'administration coloniale, comme Valdivioso
qui, pour avoir
tenté un ultime effort pour « s'ouvrir » à l'Indien,
fut assassiné par le
gouverneur, en 1650, en Amérique centrale.
Le dieu que le christianisme officiel apportait et
qui servait de
prétexte « spirituel » à l'invasion, au massacre et
au nouvel esclavage,
était une sanglante idole. C'était d'abord un
christianisme strictement
occidental, hellénisé et romanisé depuis des
siècles, refusant de
reconnaître toute culture autre que gréco-romaine,
fossilisé depuis des
siècles dans la scolastique. Dans le cas de
l'Espagne, c'était pire
encore : depuis près de huit siècles, depuis 718,
c'est-à-dire aussitôt
après les premiers débarquements des Arabes, en 711,
accueillis, on
l'a vu, en libérateurs, la lutte de l'Église
d'Espagne pour la reconquête
avait commencé. Pendant près de huit siècles, la «
chrétienté »
s'identifia à la guerre, à la « guerre sainte ».
Alors que dans le reste
de l'Europe, depuis deux siècles, plus personne ne
songeait aux
croisades, l'Espagne continuait la sienne jusqu'à la
fin du xve siècle :
en 1492, c'est la chute de Grenade et du dernier
royaume arabe
d'Espagne. C'est aussi l'année où Christophe Colomb
débarque en
Amérique. La conquête de l'Amérique apparaissait,
dès lors, comme
la continuation de la croisade. Seule la frontière
avait changé. Elle
passait désormais par les Caraïbes. La même guerre,
commencée en
718 en Espagne, se poursuivit, d'un même mouvement,
jusqu'à ce que
les conquérants, Pizarre sur les Andes et Cortès au
Mexique, eurent
détruit les Empires des Incas et des Aztèques1 9 .
Alors, en 1620, ils
déposèrent les armes après mille ans d'une guerre
continue, qui avait
été une guerre d'extermination, ignorant et
détruisant les plus
prestigieuses civilisations dont quelques vestiges
épars attestent
encore la splendeur, de l'Alhambra de Grenade aux
ruines de
Machupicchu.
De 1492 à 1551, toute une civilisation est détruite
par les Espagnols,
après la chute des Empires inca et aztèque. L'Indien
meurt, ou est
contraint au travail forcé dans les terres qui lui
ont été volées pour
devenir la propriété des envahisseurs (les encomiendas).
Toutes les
structures politiques sont anéanties comme l'avait
été l'économie
savante de leurs systèmes d'irrigation, de leurs
réseaux routiers, de
leur urbanisme géant et raffiné : depuis 1524, tout
le pouvoir
19. Nous suivons ici la très forte analyse faite par
l'Argentin Enrique Dussel dans son livre
fondamental : H i s t o i r e et Théologie de l a
libération, op. cit.
colonialiste est aux mains du Conseil des Indes qui,
d'Espagne,
gouverne et le continent américain et l'Église,
décidant à la fois des
entreprises commerciales, de la guerre ou de la
fondation de diocèses
et de « missions ». En 1767, les jésuites seront
chassés parce qu'ils
étaient le seul ordre qui n'admettait pas que le roi
d'Espagne désigne
les missionnaires.
Ces missionnaires, depuis 1620, ont cessé de parler
aux Indiens dans
leur langue, les paroisses sont créées par les chefs
de ces camps de
travail forcé que sont les encomiendas de telle
sorte que le christianisme
puisse jouer son rôle dans l'entreprise de
domination coloniale
: garantir la résignation et la soumission des
peuples opprimés.
En 1816, une Encyclique condamne les révolutions des
Amériques
pour l'indépendance comme, vingt-cinq ans plus tôt,
la papauté avait
condamné la Révolution française. D'ailleurs ces
guerres d'émancipation
« nationale » n'apportent rien aux peuples : seules
les oligarchies
dominantes rompent le lien colonial avec l'Espagne
pour faire un
pacte plus profitable avec les Anglais et entrer
dans le schéma néocolonial
tracé par Adam Smith : l'Amérique latine vend ses
matières
premières à l'Angleterre et devient un débouché pour
les produits
manufacturés anglais. Cette intégration au système
capitaliste amène
au pouvoir, au milieu du xixe siècle,
une bourgeoisie « libérale » qui
emprunte volontiers à la France une idéologie
positiviste et athée, aux
États-Unis leur technique et leur pragmatisme.
Cette bourgeoisie, qui a fait sa richesse non par
une véritable
industrialisation mais surtout par l'exploitation de
travailleurs réduits
à la misère, est balayée par la crise de 1929, et,
depuis lors, face aux
assauts de masses populaires misérables, les castes
militaires prennent
directement le pouvoir avec l'aide des États-Unis
qui utilisent ces
armées pour faire, à leur profit, la relève du
néo-colonialisme anglais.
Ces armées dites « nationales » sont, en fait, les «
courroies de
transmission » servant à maintenir leur peuple sous
le joug des États-
Unis.
Avec la chute de la bourgeoisie laïcisante et athée,
l'Église
catholique profite du revirement conservateur pour
essayer de réaliser
une nouvelle « chrétienté » en créant ses propres
organismes de
pouvoir dans l'enseignement, la politique et
l'économie (écoles
confessionnelles, syndicats chrétiens, action
catholique, partis de
démocratie chrétienne). Dussel écrit : « Le temps
dépensé pour le
maintien de la chrétienté est du temps perdu pour le
christianisme
20 », et
ajoute : « Bien que Christophe Colomb soit arrivé en
20. I b i d . , p. 106.
Amérique en 1492, c'est seulement aujourd'hui que
nous sommes en
train de découvrir l'Amérique, surtout l'Amérique
latine21. »
Découvrir l'Amérique, c'est découvrir tout ce
qu'elle portait en elle
de spécifique, dans la richesse de ses cultures et
de ses civilisations,
c'est découvrir les occasions perdues de l'histoire,
c'est-à-dire la
possibilité d'enraciner la foi à partir d'une
culture qui ne soit pas
seulement occidentale, gréco-romaine, mais à partir
des valeurs
vécues des Incas ou des Aztèques. C'est être capable
de prendre ce
recul par rapport à soi-même, de relativiser sa
propre culture, de
comprendre ce qu'il y a de contingent dans le fait
que le christianisme,
depuis le début du ive siècle,
s'est exprimé dans les cadres de la
philosophie grecque et a triomphé politiquement en
empruntant les
hiérarchies de l'Empire romain. Alors, seulement,
des cultures et une
foi pourront se déployer et créer un monde nouveau
sans avoir à
renier ou à abandonner leur propre civilisation,
mais en la fécondant
et en la transformant de l'intérieur.
Cette prise de conscience, en théologie, ne s'est
produite qu'à partir
de 1962. Jusque-là, les théologiens avaient toujours
fait une théologie
européenne, théologie dogmatique partant des
postulats formulés
dans le langage d'une culture étrangère, et non pas
théologie
fondamentale partant de ce qui est vécu par un
peuple pour lui faire
prendre conscience des principes derniers qui
sous-tendent sa propre
pratique.
Saint Paul avait déjà montré, dès le 1er siècle, qu'il n'était pas
nécessaire d'être juif pour devenir chrétien, et
qu'un Grec ou un
Romain pouvaient vivre l'expérience du Christ à
l'intérieur de leur
propre culture. Mais, pendant vingt siècles,
l'Église en est restée là :
la philosophie grecque était sa seule manière de
penser ses dogmes, la
hiérarchie impériale romaine était sa seule forme
d'organisation, le
latin était la seule langue sacrée.
C'est ainsi qu'elle perdit le monde : l'Islam n'a
jamais été évangélisé
parce qu'on prétendait le couler dans le moule
gréco-latin, alors
que l'Islam ne peut être évangélisé qu'à partir de
l'Islam. On ne se
dépasse et l'on ne peut s'enrichir de l'apport des
autres que par un
développement organique, intérieur, à partir du
mouvement profond
que l'on porte en soi. De même n'ont été touchés
profondément ni les
hindous, ni les Chinois, ni les Africains. Au 16ee siècle, Rome refusait
à un grand précurseur, le prêtre Ricci, le droit de
célébrer une liturgie
de « rite chinois », adaptée de la liturgie romaine.
Comme si le latin
21. ibid., p. 36.
seul était la langue sacrée, et non l'arabe, le
chinois, ou toute autre
langue.
Il fallut attendre le dernier tiers du 20e
siècle pour que l'on
commence à comprendre ce qu'il y avait de
misérablement appauvrissant
dans cet « européocentrisme », aussi bien pour le
christianisme
que pour le socialisme.
Sur ce point, l'Amérique latine, avec ses «
théologies de la
libération », a donné le premier exemple. Après les
ouvertures du
Concile de Vatican II, « ouverture au monde »,
malgré bien des
timidités, des réticences, des résistances et des
compromis, un
mouvement irréversible était enclenché pour faire
germer la semence
chrétienne sur de nouveaux terrains culturels (en
Amérique latine, en
Asie, en Afrique), et sur de nouveaux terrains
sociaux (à partir de la
prise de conscience que le divin ne se réalise pas
seulement dans
l'ordre et la conservation mais dans le mouvement,
fût-ce un
mouvement de libération, de révolution, de
mutation).
Dès 1967, en réponse à l'appel angoissé du pape Paul
VI dans son
Encyclique Populorum progressio sur le
développement, était publié
un premier « message de quelques évêques du tiers
monde » dont l'un
des signataires était un Brésilien, Dom Helder
Camara, archevêque
d'Olinde et de Recife. Il y était dit clairement que
« toutes les
révolutions ne sont pas nécessairement bonnes [...]
Mais l'histoire
montre que certaines étaient nécessaires et ont
produit de bons fruits
[et que] l'Évangile a toujours été, visiblement ou
invisiblement, par
l'Église ou hors des Églises [souligné par
nous — R.G.], le plus puissant
ferment des mutations profondes de l'humanité depuis
vingt
siècles ».
« [...] Après le Concile des voix s'élèvent, énergiques,
pour qu'on
en finisse avec cette collusion temporaire de
l'Église et de l'argent
dénoncée de divers côtés [...] Dès qu'un système
cesse d'assurer le
bien commun au profit de l'intérêt de quelques-uns,
elle doit non
seulement dénoncer l'injustice, mais se dégager du
système inique,
prête à collaborer avec un autre système mieux
adapté aux besoins du
temps et plus juste.
« [...] Si, pendant un siècle, l'Église a toléré le
capitalisme [...], peu
conforme à la morale des prophètes et de l'Évangile,
elle ne peut que
se réjouir de voir apparaître dans l'humanité un
autre système social
moins éloigné de cette morale [...] Bien loin de
bouder la socialisation,
sachons y adhérer avec joie, comme à une forme de
vie sociale
mieux adaptée à notre temps et plus conforme à
l'esprit de l'Évangile.
« [...] Nous avons eu le tort de nous accommoder de
principes
juridiques païens hérités de la Rome antique [...]
le droit civil de
l'Empire romain païen fut conservé sous le vêtement
de la tradition
ecclésiastique. »
Et de conclure : « Si certains prétendent accaparer
pour euxmêmes
ce qui est nécessaire aux autres, c'est un devoir
pour les
pouvoirs publics d'imposer le partage qui n'a pas
été fait de bon gré
[...] » Les évêques signataires reprenaient, pour
finir, l'appel lancé,
un an plus tôt, dans le Manifeste des évêques du
Nord-Est brésilien, à
Recife, le 14 juillet 1966 : « Nous vous exhortons à
rester fermes et
intrépides, comme ferment évangélique dans le monde
du travail,
confiants dans la parole du Christ : Redressez-vous
et relevez la tête,
car votre délivrance est proche (Luc XXI ,28) 2 2 . »
Ainsi naissaient les « théologies de la libération
», dont le caractère
commun est de montrer qu'il ne peut pas y avoir de
capitalisme à
visage humain mais qu'il peut, en revanche, même
s'il existe des
perversions du socialisme, exister un socialisme à
visage humain, celui
qui ne fait pas abstraction des dimensions divines
de l'homme : la
transcendance et l'amour. En 1971, dans un document
de travail
préparé pour le Synode, les évêques péruviens
écrivaient : « Les
chrétiens doivent opter (et pas seulement «
peuvent ») en faveur d'un
socialisme qui ne soit pas bureaucratique, ni
totalitaire ni athée, mais
un socialisme qui soit humaniste et chrétien. »
Dès août et septembre 1968, c'était, à Medellin,
l'ensemble de
l'épiscopat de l'Amérique latine qui prenait
position en affirmant que
« la paix, en Amérique latine, n'est pas la simple
absence de violence
ou de sang versé [...] la justice est une condition
indispensable de la
paix [...] Sont responsables des injustices tous
ceux qui n'agissent pas
en faveur de la justice avec les moyens dont ils
disposent et restent
passifs par peur des sacrifices et des risques
personnels qu'implique
toute action audacieuse et véritablement efficace
[...] Le chrétien est
pacifique, mais il n'est pas simplement pacifiste,
car il est capable de
combattre ».
Sans doute la célébration du dixième anniversaire de
la conférence
de Medellin, à Puebla, en 1979, n'a rien apporté de
nouveau par
rapport à Medellin, mais elle ne l'a pas désavouée.
Elle n'en a pas non
plus stoppé le dynamisme car, si elle ne les a pas
exaltées, elle n'a pas
condamné les « théologies de la libération ».
C'est là un point essentiel, car les théologies de
la libération
marquent une étape nouvelle dans le devenir de
l'Église d'Amérique
latine et ont, comme nous le verrons, donné une
impulsion décisive à
22. Ce manifeste a été publié par Témoignage
chrétien, 31 juillet 1966.
la vie chrétienne dans tout le tiers monde et même
en Europe et aux
États-Unis.
Car Medellin, en dépit de ses aspects éminemment
positifs,
demeurait dans la perspective de l'idéologie et de
la théologie du
développement. Or la notion même de développement,
dès la fin des
années soixante, c'est-à-dire au moment de l'échec
de ce que l'on
appelait la « décennie du développement »,
apparaissait de plus en
plus, en Amérique latine, comme une idée réformiste
et même
réactionnaire. Parler de développement, même
lorsqu'on ne le définit
pas par les critères purement économiques de la
croissance à
l'occidentale (élévation du produit national brut,
c'est-à-dire augmentation
quantitative de la production et de la
consommation), implique
toujours qu'il n'y a qu'une seule trajectoire du
développement, celle
qu'a parcourue l'Occident, et que tous les autres
pays du monde sont
considérés comme sous-développés ou en voie de
développement
selon la place qu'ils occupent sur cette
trajectoire, c'est-à-dire selon
leur plus ou moins grande ressemblance avec les
structures et le
devenir des sociétés industrialisées, développées.
La notion de
développement implique donc toujours une intégration
aux valeurs
occidentales de croissance.
Or l'événement historique fondamental, à la fin des
années
soixante, vers 1968, c'est la prise de conscience de
cette réalité
historique cruciale : le sous-développement du tiers
monde est un
sous-produit de la croissance des pays capitalistes
industrialisés. Il en
est la conséquence nécessaire.
Un tel développement, loin d'aider à
l'épanouissement des peuples,
accroît partout les inégalités à l'intérieur de
chaque pays, industrialisé
ou non, et, sur le plan mondial, accroît les
inégalités entre les pays
occidentaux ex-colonisateurs et les pays du tiers
monde autrefois
colonisés.
Le problème central est donc de rompre cette
dialectique de
l'implication réciproque de la croissance et du
sous-développement.
Ce mouvement de rupture s'est exprimé, dans le
christianisme
d'Amérique latine, par le passage des « théologies
du développement
» aux « théologies de la libération ».
Dès lors, il ne s'agissait plus de bavarder sur le
leurre du
développement (c'est-à-dire d'une industrialisation
réalisée par les
sociétés multinationales, de l'extérieur, et dont
les implantations ne
profitaient qu'à 5 % ou 10 % de la population, à la
bourgeoisie et à la
haute bureaucratie « collaboratrice » de l'étranger,
et aggravaient la
misère et l'exode des campagnes en même temps que
l'extension et le
chômage des bidonvilles autour des grands centres
urbains), mais, au
contraire, de travailler et de lutter pour la
libération à l'égard de cette
nouvelle dépendance et de cette nouvelle servitude
néo-colonialiste.
Les théologies de la libération sont nées de la
prise de conscience de
ce caractère fondamental de la réalité
latino-américaine (qui s'est
révélée consonante avec la situation historique des
pays du tiers
monde dans les autres continents).
Le caractère le plus remarquable de cette théologie,
c'est d'opérer
une grande inversion par rapport aux théologies
occidentales : au lieu
de partir de l'Évangile pour tenter d'en déduire une
« politique tirée
de l'Écriture sainte » (à la manière de Bossuet et
de ses émules
modernes de la prétendue « démocratie chrétienne »,
ou une « doctrine
sociale », à la manière de Léon XIII et de ses
successeurs, des
syndicats dits « chrétiens », pratiquant en fait la
collaboration avec les
forces dominantes), la théologie de la libération
part des luttes réelles
des peuples, de leur pratique libératrice et
révolutionnaire, les
déchiffre et leur donne leur pleine dimension
humaine à la lumière du
message de l'Évangile.
Partant ainsi « des questions et des actes nés du
monde de
l'histoire », la théologie de la libération
considère que le lieu
privilégié de la révélation divine, c'est la
participation à la lutte des
peuples. Une telle théologie cesse d'être un « opium
du peuple » pour
devenir le ferment, le levain de ses combats, car,
pour transposer la
formule célèbre de Marx, elle ne se contente plus
d'interpréter le
monde, elle contribue à le changer. La transcendance
émerge ainsi de
l'immanence, sans extériorité par rapport à elle,
appelée par elle
comme son accomplissement plénier.
Le problème majeur de la théologie de la libération,
tel que le pose,
par exemple, le Père Gustavo Gutierrez23 au
Pérou, c'est d'articuler
le « salut » en Christ et le mouvement de
libération, de penser et de
vivre l'absolu dans l'histoire, d'établir un juste
rapport entre la foi et
l'action politique, entre le Royaume de Dieu et la
construction
concrète d'un monde nouveau. Selon lui, la lutte
pour la libération est
un lieu privilégié de l'annonce de la Bonne Nouvelle
de l'Évangile, car
le péché n'est pas seulement individuel, il est
collectif. Il y a péché
partout où un être humain est empêché de déployer
pleinement son
humanité, c'est-à-dire sa divinité. Il y a péché
chaque fois que cette
image de Dieu qu'est l'homme est défigurée, bafouée
par l'exploitation,
l'oppression, la dépendance, la misère et la
violence institutionnalisée.
C'est ce que le Père Guttierrez appelle le « péché
objectif »
23. Gustavo Gutierrez, Théologie de l a
libération, Bruxelles, Lumen Vitae, 1974.
ou le « péché historique ». La situation actuelle de
l'Amérique latine,
écrit-il, est « une situation de péché ».
La lutte pour la libération prend alors sa
signification profonde,
toute sa dimension humaine : elle est à la fois
libération politique de
l'oppression et de l'exploitation ; libération
historique, car l'histoire
tout entière est mouvement de libération de l'homme
; libération du
péché, qui est la libération ultime. Il n'y a pas
dualisme entre
libération « intérieure » du repliement égoïste sur
soi et libération
« historique » du « péché objectif » de la
domination des puissances
extérieures : je ne puis changer le monde sans me
changer moi-même,
car je fais partie de ce monde, et je ne puis me
changer moi-même
sans participer activement au changement du monde,
car ce changement
m'oblige, par les résistances qu'il m'oppose, à
m'ouvrir à l'autre,
à sortir de mon insularité.
Cette théologie, qui est d'abord prise de conscience
critique de ce
que nous sommes en train de vivre, ne se laisse pas
ligoter par les
discours hypocrites sur la violence et le refus
chrétien de la violence.
Nous vivons dans un monde de violence et nous y
participons de fait
chaque jour, non pas seulement en acceptant d'être
soldat, policier ou
militant d'une organisation politique pour le
maintien de l'ordre et de
ses injustices, mais simplement en restant passif
devant les injustices
de chaque jour. Dans son livre, Spirale de la
violence24, Dom Helder
Camara distingue trois sortes de violence : la
première, mère de
toutes les autres, est la « violence
institutionnelle », celle qui légalise
et perpétue les dominations, les oppressions et les
exploitations, celle
qui écrase et lamine des millions d'hommes dans ses
rouages
silencieux et bien huilés ; la seconde est la «
violence révolutionnaire
», qui naît de la volonté d'abolir la première ; la
troisième est la
« violence répressive », qui a pour objet d'étouffer
la seconde en se
faisant l'auxiliaire et la complice de la première
violence, celle qui
engendre toutes les autres. Il n'y a pas de pire
hypocrisie que de
n'appeler « violence » que la seconde, en feignant
d'oublier la
première, qui l'a fait naître, et la troisième qui
la tue.
Dans la réalité historique quotidienne nous n'avons
jamais le choix
entre la violence et la non-violence. Nous sommes
toujours pris dans
l'inexorable réseau d'une réalité violente. Si je
condamne comme
violence la lutte de l'esclave pour sa libération,
ou même si je fais
silence sur sa servitude, je me rends complice, par
mes criailleries
hypocrites ou par ma passivité, de la violence
permanente du maître
qui le tient enchaîné.
24. Dom Helder Camara, S p i r a l e de l a
violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1970.
La foi, dans la perspective de la théologie de la
libération, devient
une pratique libératrice. Nous devons à la foi de
ces chrétiens
d'Amérique latine quelques-unes des plus hautes
contributions de la
foi chrétienne à un socialisme digne de notre temps
: la pédagogie de
la « conscientisation », et les « communautés de
base ».
La pédagogie de la « conscientisation » du Brésilien
Paolo Freire
inverse la démarche traditionnelle de la pédagogie
qui est adaptation
de l'enfant ou de l'étudiant aux besoins de l'ordre
existant, de ses
exigences techniques ou de son ordre politique et
idéologique. Chez
Paolo Freire, la « pédagogie des opprimés » fait au
contraire de
l'éducation une « pratique de la liberté »,
c'est-à-dire qu'au lieu de
viser à reproduire et à perpétuer les valeurs de
l'ordre établi, elle a
pour objet la prise de conscience des contradictions
de cet ordre. Sa
tâche est d'appeler à l'invention de l'avenir, à la
création de projets
propres à surmonter les contradictions présentes.
Elle aide à prendre
conscience de l'exigence d'une lutte pour la
libération des actuelles
dominations. « La conscientisation, écrit Paolo
Freire, consiste à
apprendre à percevoir les contradictions sociales,
politiques et économiques,
et à agir contre les éléments d'oppression contenus
dans la
réalité 2 5 . » Il y a là
une conception libératrice de la culture. Elle valut
à Paolo Freire d'être exilé du Brésil par la
dictature des militaires
valets de l'ordre américain. Une telle culture est
l'un des ferments les
plus actifs pour combattre la conception d'une
pédagogie et d'une
culture de type positiviste ou pragmatique selon
laquelle la technique
pouvait apporter réponse à tous les problèmes de
l'homme.
Les « communautés de base » sont l'une des créations
les plus
originales de l'Amérique latine, et le germe d'un
socialisme intégrant
les valeurs de la foi. Les théologiens de la
libération n'ont jamais
caché le rôle qu'avait joué leur réflexion sur le
marxisme pour
dénoncer la mystification et les pièges du
développement, et pour
élaborer une stratégie de la libération. Le Père
Guttierez, en
particulier, n'a cessé de méditer sur les
enseignements de son
compatriote péruvien Mariategui, l'un des
théoriciens les plus originaux
du marxisme en Amérique latine. Mais la contribution
la plus
remarquable de l'Amérique latine à l'élaboration
d'un socialisme créé
non d'en haut et du dehors, à partir de doctrines
importées d'Occident
par des « marxistes » qui n'avaient ni l'ouverture
ni l'enracinement de
Mariategui, mais à partir des besoins quotidiens et
de l'expérience des
masses. A la base, ce sont les communautés qui se
sont formées en
25. Voir à ce sujet les deux livres clés de Paolo
Freire, Pédagogie des opprimés, Paris,
Maspero, 1974, et L'Éducation, pratique de l a
liberté, Paris, Ed. du Cerf, 1971.
dehors de toute institution officielle et de tout
parti, lorsque de petits
groupes ou des villages ont pris en charge leur
propre destin, sans
attendre des directives ou des aides de l'extérieur,
pour construire des
ponts ou des écoles, creuser des puits et des canaux
d'irrigation,
aménager des routes, et mettre en commun leurs
expériences et leurs
initiatives, leur méditation vitale . Un
évêque du si pauvre Nord-Est
brésilien, Dom Fragoso, évêque de Crateus, a évoqué
le jaillissement
de créativité de ce mouvement communautaire
Ainsi naît un projet humain nouveau, à partir de la
base, et auquel
les Occidentaux eux-mêmes devront s'ouvrir, pour y
apprendre à
sortir de l'impasse où les techniques, les
technocraties et les bureaucraties
propres à son modèle de croissance et à son modèle
de culture
les ont pour l'instant conduits.
Appel aux vivants, pages 253 à 268, Seuil, 1979 (photographie de la 4e de couverture)