Jacques Berque ou l’incitation au dialogue des civilisations
par Mériem Mahmoudi
«Toutes les civilisations ont des points en commun, possèdent des passerelles et communiquent entre elles par leurs valeurs communes. Aucune ne peut se croire supérieure aux autres. L’esprit ne connaît pas de nations mineures, il ne connaît que des nations fraternelles et des vainqueurs sans vaincus.»André Malraux, 1959
La funeste prophétie de Samuel Hutington (1) est-elle en train de s’accomplir ? Assistons-nous impuissants au choc des civilisations que le professeur prédit dès les années quatre vingt dix ?
D’une cruauté bouleversante, les évènements que nous vivons actuellement, sont-ils les preuves irréfutables de cette thèse sinistre ? Extermination de populations entières, démunies et traquées depuis des décennies, guerre en Irak, terribles attentats de Bombay ? La violence n’engendre que la violence, la haine de l’Autre et le crime.
Cette redoutable thèse, tant décriée, est réactivée telle une bombe avec des conséquences imprévisibles. Les récents évènements ébranlent le monde dans ses certitudes et jettent le doute sur ses convictions les plus profondes. Plus les agressions et la violence se multiplient, plus les nations se détournent de leurs combats essentiels, ceux, contre les fléaux de la maladie, de la misère, de l’ignorance et de l’injustice. Ceux qui encouragent cette thèse alimentent le caractère éminemment dangereux de cette approche des relations internationales et accentuent sans cesse les préjudices politiques, économiques, culturels et raciaux. Comment pouvons-nous éviter le renouvellement de tels affrontements irresponsables et meurtriers, sinon que par le dialogue des cultures et des civilisations ?
Un homme de grande culture, un spécialiste du dialogue des civilisations, Jacques Berque, quant à lui, choisit de mettre l’accent sur le dialogue plutôt que sur le choc des civilisations. Il a la sagesse d’aborder cette question en lançant une invitation à s’engager sur les chemins de la paix plutôt que sur celui de la guerre. «La paix, bien que nous commencions à le comprendre, est bien plus que l’absence de guerre, c’est une manière de vivre ensemble»
Sa connaissance profonde et sans cesse renouvelée des civilisations nourrit sa vision du dialogue Est-Ouest. Toute sa vie, il milite pour le rapprochement des peuples, l’édification d’une paix durable basée sur le respect de l’autre, le dialogue et la réconciliation.
Dans la situation dramatique actuelle, la pensée berquienne revient en force et incite les antagonistes à s’asseoir à la même table pour dialoguer, négocier afin de construire un monde où les droits de l’homme et l’acceptation de l’Autre dans le respect des différences auraient leur place. Sa pensée toujours en mouvement est désireuse de ne pas trahir les civilisations, toujours confiante d’ouvrir chez ses interlocuteurs les frontières d’accueil et de partage dans le dialogue. Il en est l’initiateur, convaincu que c’est la seule solution permettant aux civilisations d’aller du spécifique à l’universel, basée sur l’écoute de l’autre mais pas seulement dans un sens. Donner et recevoir, sont essentiels dans un va-et-vient incessant entre les autres et moi : don et enrichissement, tels sont les traits caractéristiques du dialogue. Le dialogue suppose égalité, il n’est possible qu’entre des individus qui se reconnaissent mutuellement comme sujets et accordent à l’autre la même dignité et les mêmes droits. Jacques Berque a su tirer profit de sa situation privilégiée d’être homme des deux rives sur lesquelles s’attache et s’attarde son regard.
CITOYEN DES DEUX RIVES
Jacques Berque a la chance de naître et de grandir dans une société multiculturelle, société où se côtoient presque en permanence diverses ethnies de confessions différentes, parlant une langue plurielle, hormis en classe où l’on enseigne le bon français. Cette pluralité langagière lui fait prendre conscience de la diversité des langues, des gens, des pays et des cultures. Dès son jeune âge, il se frotte à des personnes de confessions différentes, parmi lesquelles il se fait de nombreux amis. Ainsi, il accepte le droit à la différence confessionnelle et fait sienne la devise du prophète : «vous avez votre religion et j’ai la mienne.»
Son père, arabisant très avisé, semble avoir pressenti l’importance de la langue dans les rapports entre le monde arabe et lui : aussi l’envoie à l’école coranique où il apprend à lire, à écrire l’arabe et à psalmodier les versets du Coran. A vingt ans, il maîtrise parfaitement la langue du prophète et dans ses moindres subtilités. Plus tard, cet apprentissage lui donnera les moyens de traduire le livre fondateur de la civilisation musulmane.
La chance lui sourit une deuxième fois, lorsqu’en mil neuf cent trente, ses parents l’envoient à Paris pour étudier à la Sorbonne, prestigieuse université de l’époque. Mais le nouvel étudiant, fraîchement débarqué, se sent tout de suite dépaysé. Une profonde tristesse voile son regard et l’empêche de contempler tout ce qui est beau dans ce pays. Cette tristesse est-elle due au déracinement du sol natal ? A l’arrachement à son univers familial ? Est-ce le ciel bas et la grisaille de Paris ou l’atmosphère glaciale de ce onze novembre ? «Cet émigré du soleil» ressent-il déjà la nostalgie des Hauts Plateaux de Frenda, de la rive sud de la Grande Bleue ?
Son ami, Jean Sûr analyse la situation et note : « la vraie tristesse vient, sans doute, de l’absence, de l’arrachement à l’univers familier, du souvenir de la jeune fille laissée à Alger. Elle vient plus profondément encore d’une autre absence, celle du pays abandonné où s’entrecroisent trois ou quatre langues, où la nature invitante, où la mer renouvelle les pensées. Rien à Paris pour rappeler la qualité modeste et délicate…ce bon vouloir qui fait tranquillement écho à la nature et aux autres, par lequel l’existence personnelle se glisse avec souplesse dans l’existence collective, comme pour une fête ou une cérémonie.»
Ce qui déçoit et aggrave la détresse du jeune homme, c’est la désillusion que déclenche en lui la France: «cette France qui en Algérie lui était comme un sur-moi, comme un surplomb d’espérance, qu’elle est glacée, qu’elle est empruntée, qu’elle est frigide !» Jean Sur.
Cependant, peut-on oublier la France, le pays de ses ancêtres, la maison paternelle de Saint-Julien en Born où, avouera-t-il, bien des années plus tard, sentir encore la présence tiède des siens.
« Il ne cessera pourtant, jamais de l’aimer, mais il l’aimera comme il l’avait rêvée.» J.S.
Peut-il s’arracher si brutalement à la terre qui l’a vu naître, le berceau de son enfance et de son adolescence dont il garde jusqu’à la mort le goût suave des fleurs d’acacia? Jacques se sent citoyen des deux rives et le proclame. Sur une décision aussi hâtive qu’imprévisible, il met fin à son séjour parisien et rentre au pays. Sans doute, dira M. Jean Sûr «qu’il n’y rien de contradictoire dans cette double fidélité à la patrie de ses ancêtres et au pays où il est né et qu’il aime passionnément.»
Jacques Berque, l’initiateur du dialogue des civilisations.
Nommé administrateur civil au Maroc ses rapports entre le monde arabe et lui, se dessinent dès l’année mil neuf cent trente deux et on songe surtout à son premier article «le contrat pastoral de Sidi Aissa,» puis à son autre ouvrage intitulé «structures sociales du Haut Atlas.» résultant d’une enquête menée sur le terrain. L’intérêt de Jacques Berque pour l’étude des sociétés musulmanes du Maghreb ne date pas uniquement de son séjour au Maroc, il le précède. Avant même de se lancer dans ses recherches, il semble avoir reconnu l’importance de la langue vernaculaire dans le projet scientifique qui est le sien. Il est convaincu que, pour être valable, toute recherche sur les sociétés doit désormais s’appuyer sur la connaissance de la langue et du mode de vie de ces populations.
POUR MIEUX APPRENDRE LA LANGUE
Vernaculaire, il ne trouve pas mieux que de s’introduire au coeur même des tribus et s’installe parmi les bergers du Hodna, à Sidi Aissa en tant qu’administrateur adjoint, en Algérie, puis parmi les tribus du Haut atlas marocain. Là, il consacre une partie de son temps à apprendre la langue tel qu’on la parle, confrontant ses acquisitions avec le savoir consigné dans les livres. Il souligne en disant : «avec les lettrés marocains, je ne bornais pas le dialogue au service…le cadi de Souk-el-Arba corrigeait mon arabe rustique, plus d’une fois, il m’expliqua des grimoires.» J.B. p 206, de m’Euphrate à l’Atlas. C’est donc à des fins utiles et pratiques qu’il a le souci d’apprendre l’arabe parlé pour pouvoir converser avec le plus humble des habitants. Cet outil efficace lui permet de s’intégrer aisément au sein d’une population, de vivre la joie de ses fêtes, de comprendre et de partager sa souffrance.
Homme de terrain, Jacques Berque nous confie en disant que : «le meilleur de ma prébende, je le recueillais à la faveur des tournées dans les montagnes, des causeries, de débats judiciaires, de fêtes et de veillées. Ainsi s’approfondissaient simultanément, l’amitié et la connaissance.» Connaissance de l’Autre dans sa diversité et amitié ne sont-elles pas favorisées par dialogue ? Jacques Berque pense «qu’on ne peut rencontrer l’Autre que par cette double recherche, d’eux en nous et de nous en eux.»
Il parcourt bien des pays arabes et musulmans et sa passion pour la diversité des civilisations le pousse à y séjourner. L’Orient exerce une véritable fascination sur Jacques Berque qui est l’un des premiers à révéler au monde occidental une civilisation longtemps méconnue. Il est également, avec Louis Massignon, l’un de ceux qui ont le mieux contribué à faire connaître en Occident le monde musulman, ses coutumes, ses pratiques sociales, ses croyances religieuses. Son séjour en Egypte, au Liban, en Syrie, au Yémen, en Iran, est une aubaine qui lui permet de constater la diversité des peuples, de langues et de rites, d’où son oeuvre colossale intitulée de l’Euphrate à l’Atlas. Il écrit : «mes séjours en Orient n’ont fait que définir pour moi le sens d’une vie accrochée aux franges réciproques du sémitisme et de la latinité. Je suis parti en me déracinant…ou plutôt j’ai retourné mes racines vers l’avenir.» www.google. fr.
Tout le sens de l’action soutenue par Jacques Berque, pendant plus de cinquante ans, consiste à dire que les Arabes sont nos semblables et nos voisins et il importe d’entretenir des bons rapports avec eux, rapports que la connaissance de leur langue et leur civilisation rendraient plus faciles et plus efficaces. La constance de sa pensée lui permet d’affirmer qu’il y a : «la présence des Arabes en nous, et de nous dans les Arabes.» son engagement vis-à-vis d’eux se manifeste à travers tous ses écrits, son souci majeur est d’améliorer les relations entre l’Orient et l’Occident et cela jusqu’à son dernier souffle.
JACQUES BERQUE LE SOCIOLOGUE
Toujours à l’écoute des sociétés musulmanes, au fil des jours, des mois et des ans, Jacques Berque use de l’analyse des faits et évènements et, en observateur avisé, il souligne que chaque pays a son propre parcours et que les mutations se font à travers des guerres et des révolutions. Par ailleurs, il note, qu’après une période de troubles succède une autre, plus sereine, marquée par une explosion démographique et une généralisation de l’enseignement, deux facteurs favorisant le développement économique.
Il insiste sur le caractère original de ces mutations qui s’inscrivent dans une civilisation souvent millénaire, s’appuyant sur des valeurs permanentes. Jacques Berque qui écarte toute idée d’incompatibilité entre authenticité et modernité, appelle au renouveau dans l’authenticité «tajdid oua el açala» Le sociologue résume sa pensée ainsi en parlant de société : «elle a besoin de toute son énergie créatrice pour récuser «un passé sans avenir» et une « modernité sans racine».
Dans le même ordre d’idées, il souhaite la renaissance de nouvelles Andalousies, c’est à dire, un monde arabe renouvelé, retrouvant à la fois ses racines classiques et sa capacité de faire preuve de tolérance et d’ouverture. Il prend conscience de la nécessité de réformer les sociétés musulmanes et en particulier la société algérienne, qu’elles puissent se mettre au niveau de l’évolution dans la fidélité à leurs valeurs identitaires.
Par ailleurs, il incite les sociétés arabes à rattraper leur retard, en matière d’acquisition et de maîtrise de technologie car celle-ci est un lieu de progrès irréversible. Toute société assez forte doit intégrer à son propre legs les emprunts d’outillage et de méthodes qu’elle s’appropriera ensuite. Une technique ne crée pas un sentiment d’appartenance alors que la culture est la forge de l’identité. Ainsi que la technologie, le dialogue des civilisations est l’un des moteurs du progrès. Il permet la diffusion des innovations produites et représente le vecteur de perfectibilité du genre humain dans son ensemble.
LE COMBAT DE JACQUES BERQUE
Nommé administrateur civil au Maroc, Jacques Berque est certainement sensible au sort des populations vivant dans la misère, subissant l’injustice sous le joug du colonialisme. Très vite, il désapprouve la politique de la France et prend ses distances avec le protectorat. Qualifié, sans doute, de téméraire à cette époque, il rédige un rapport qui lui vaut l’exil dans le Haut Atlas.
On en a la preuve comme en témoigne ses écrits : «les faits de mon rapport de 1946 et plus encore mes tentatives réformistes fut de me reléguer dans un coin reculé du Haut Atlas et où j’assistais de là, rongeant mon frein, à la dégradation scélérate du protectorat.» J.B.
Son initiative d’instaurer le dialogue entre les populations rurales et lui s’inscrit dans son projet de vouloir connaître l’Autre, lui ouvrir la voie à la modernisation et à l’autonomie : «Rasant prisons et lieux de détention politique, construisant écoles, infirmeries et lieux de prière dans une perspective de développement social, rural et urbain.» J.B.
On se saurait oublier sa prise de position lors de la guerre d’Algérie, déclare son ami Rédha Malek lors du colloque de 2004. «L’été 1956, il publie une «libre opinion»dans le journal «le Monde» «où il manifeste la constance et la cohérence de sa réflexion et où il se prononce ouvertement pour l’indépendance de l’Algérie.» Cette témérité se manifeste bien des années plus tard, lorsque son pays se trouve en proie au terrorisme dévastateur et qu’il condamne d’une façon catégorique. Si Jacques Berque était encore parmi nous, il aurait certainement condamné les violentes attaques sur Gaza et les massacres de populations innocentes, comme il a déjà condamné la guerre du Golf. Jacques Berque a toujours été pour la création d’un état palestinien viable et estime que «la résistance à l’occupant est un droit officiellement reconnu.» Après analyse de la situation, il remonte à la source et souligne l’injustice dont ce peuple est victime.
En 1994, dans Atlantica littéraire,, il affirme que le partage de 1947 marque l’époque de l’incapacité de l’ONU de trouver une conciliation» Dans le même ordre d’idées, il constate…que Jérusalem internationalisée, est annexée par Israël en 1982..» Pour arriver sans équivoque à la conclusion suivante, et note que : «le retour à la légalité internationale, comme à l’équité, s’impose en la matière.» J.B, une cause jamais perdue, p 294.
Homme pondéré, il aurait incité les antagonistes au dialogue : «qui lui seul peut conduire à la compréhension, à la réconciliation et à la paix à long terme.»
JACQUES BERQUE, L’HOMME DES DEUX RIVES
Jacques Berque représente le trait d’union entre les deux rives de la Méditerranée, creuset où se mêlent et se fondent différentes civilisations.
Selon Jacques Berque, le dialo-gue promeut la diversité com-me source de découverte et serait un moyen de recréer cette civilisation méditerranéenne d’antan, civilisation qui fut un creuset fécond, un creuset dans lequel Arabes et Européens échangeraient leurs idées, leurs expériences et emprunteraient réciproquement les fruits de leurs découvertes.Dans un article intitulé «développement et authenticité», M. Jean Pierre Chevènement, résume la pensée de ce grand seigneur, de «l’esprit qui ayant mesuré l’abîme qui pouvait se creuser entre les deux rives n’a eu de cesse de vouloir bâtir autour de la Méditerranée de nouvelles Andalousie, si nous savons voir que l’avenir est plus long que le passé, un passé, malgré les souffrances, qui a créé un lien profond entre les peuples.
Il était pour la cause palestinienne, contre la guerre en Irak et prenait toujours position aux côtés des peuples opprimés. Jacques Berque est en lui-même un pont entre les deux rives.
Il a toujours soutenu l’émergence des nations, leur lutte pour leur affirmation et en particulier, son pays natal, mais il ne voulait pas que cette émergence creusât un fossé avec la France. Il voulait que celle-ci soit un pont entre l’Europe et les pays arabes. Il voulait voir la France renouer avec sa politique méditerranéenne et arabe.» Grâce à la politique actuelle du président français, les anticipations de Jacques Berque ne sont-elles pas en cours de réalisation ? Ne joue-t-il pas un rôle de médiation et non des moindres, dans le dialogue pour la résolution du conflit du Moyen Orient, le conflit israélo-palestinien?
«En ce qui concerne l’immigration, continue M. Jean Pierre Chevènement, il voyait en positif les liens tissés entre les deux rives de celle-ci, il voulait qu’elle fût non un élément de déstructuration de l’identité française, mais au contraire, un élément d’ouverture sur le monde et en particulier sur le monde arabe proche. Il rêvait de nouvelles Andalousie.»
Pendant plus de cinquante ans, les relations entre l’Orient et l’Occident et l’intérêt qu’il leur porte ont toujours été chez lui un sujet de préoccupation, de réflexion et d’étude.
JACQUES BERQUE, LE TRADUCTEUR DU CORAN
Longtemps professeur au Collège de France, son projet scientifique est de traduire le Saint Coran. Ce projet est fortement ancré en lui et sera accentué lors de ses tournées de travail lorsqu’il est en poste ai Maroc. Il rapporte dans ses écrits : «le hasard d’une enquête m’amena à la zaouia de Sidi Allel-el-Bedwi. Le cheikh de cette zaouia me faisait sentir la présence de l’Islam dont je ne suis pas encore rassasié. L’Islam et moi serions toujours compagnons.» J.B. p 206, de l’Euphrate à l’Atlas. Cette traduction qu’il appelle avec humilité «Essai de traduction» révèle au monde son intimité avec les sociétés musulmanes et la parfaite connaissance de leur civilisation. Il souligne que le texte fondateur de la civilisation musulmane ouvre des champs infinis de prospection et découvre, au cours de ses investigations, un appel souvent répété au dialogue et au rapprochement des peuples. S’adressant à l’humanité entière, il relève, dans le Saint Coran, le verset suivant : «Si nous avons fait de vous des peuples et des tribus, c’est en vue de votre connaissance mutuelle.» Coran, XLIX, 13. Quel appel pathétique que cette invitation au dialogue et l’acceptation de l’Autre !
Porteuse de sens et d’écoute, la connaissance de l’Autre est une recommandation impérieuse de l’Islam : ce n’est que par le dialogue que les peuples parviendront à l’entente et à la tolérance, valeur fondamentale, la seule capable d’apaiser les esprits et de mettre fin aux conflits. Tout au long de sa recherche, il découvre que « les musulmans aussi rigoristes qu’ils soient, font preuve de tolérance : ils considèrent le Christ comme un prophète, respectent Marie et condamnent tout blasphème à son égard.» Quel sublime exemple de tolérance relève-t-on chez les Musulmans!
Dans le cheminement de sa pensée, Jacques Berque rejoint son modèle de références, l’Emir Abdelkader et met en lumière les hautes valeurs spirituelles communes aux trois religions monothéistes qui recommandent expressément l’amour du prochain, le dialogue et la justice.. «O Musulmans, croyez à Allah et à son Prophète, aux Révélations qu’Il lui a envoyées, aux Ecritures Révélées avant lui…» Coran.
Après un travail de longue haleine, il conclut que les trois religions se complètent et conduisent inévitablement au dialogue et à la tolérance.
A un de ses amis, M. Boualem Bassayah, après la majestueuse traduction du Coran, il confie : «après avoir étudié le Coran et la sunna nabawiya, j’ai été conforté dans mes convictions catholiques.»
Lors d’une interview, on le questionne sur la foi qu’on lui prête, il répond tout simplement, « de temps à autre, j’éprouve le besoin de me dire que je suis catholique… simplement pour me rappeler que je ne suis pas musulman, ni prêt à le devenir…je veux m’enrichir et même me transformer grâce à l’Autre. Je ne veux pas cesser d’être moi-même.»
Cette idée de l’enrichissement par la différence est fortement enracinée dans l’univers berquien et elle irradie sans cesse des lumières inattendues sur de multiples pistes de recherches. Pour le penseur, le dialogue des cultures se doit de préserver les différences, de les assumer et non de les aplanir. Ne rejoint-il pas la célèbre pensée de Montaigne : « A frotter et à limer sa cervelle contre celle d’autrui et les aspérités s’amenuisent.»
Maître des études arabes et islamiques, l’un des plus grands penseurs du XXè siècle, Jacques Berque laisse une oeuvre impressionnante avec quarante trois ouvrages et plus de deux cents articles écrits au long de cinquante années de recherches. Pour son optimisme et sa réelle ouverture d’esprit, pour son incitation au dialogue et au rapprochement des peuples, pour son oeuvre colossale, on peut dire que ce passeur entre les cultures et les civilisations est l’un des représentants les plus caractéristiques de l’esprit des Lumières.
1/ Samuel Huntington est né le 18 avril 1927 et décède le 24 décembre 2008. Professeur américain de sciences politiques, il est l’auteur d’un livre célèbre, Le choc des civilisations (2004).