L’ÉGLISE CATHOLIQUE PEUT-ELLE CHANGER ?
Le pape François est, bien
sûr, un conservateur, comme tous les cardinaux qui l’ont élu ; il a
pris la tête, en Argentine, d’une véritable croisade contre l’avortement
et le mariage gay. Mais, il a bien compris que sa simplicité et son
attention aux pauvres, en contraste avec son prédécesseur, vont lui
valoir très vite une grande popularité, en particulier en Italie. Les
médias sont d’ailleurs là pour orchestrer la campagne. Pourtant, son
attitude pendant la dictature militaire argentine est accablante : il
s’est tu, comme toute la hiérarchie catholique argentine, alors qu’un
épiscopat comme celui du Brésil a pris parti en faveur des opprimés. Il
fait aussi l’objet de graves accusations. Le Monde du 15 mars a
osé écrire : « Le prélat s’est battu pour conserver l’unité des
jésuites, taraudés par la théologie de la libération », avec la
préoccupation d’éviter leur politisation. Un commentaire qui n’est pas
de l’information mais de l’idéologie conservatrice ! Pendant ces mêmes
années, des dizaines de jésuites et des centaines de prêtres ont lutté
avec les pauvres, partout en Amérique latine, contre les dictatures et
les oligarchies. Nombre d’entre eux l’ont payé de leur vie. Quant à
Bergoglio, sa lutte déterminée contre la théologie de la libération qui
lui a valu sa promotion : Jean-Paul II le nomme d’abord, en 1992, évêque
auxiliaire de Buenos Aires puis, en 2001, lui accorde le chapeau de
cardinal. Et maintenant ?
Du
pape François – qui a 76 ans et un seul poumon -, on attend qu’il fasse
ce que son prédécesseur n’a pas su réaliser : remettre de l’ordre dans
le gouvernement central de l’Église, nettoyer les écuries du Vatican,
que l’on a découvertes aussi sales que les écuries d’Augias, avec toutes
les affaires de pédophilie que Jean-Paul II a laissé impunies, les
trafics de la banque du Vatican et autres joyeusetés. Voudra-t-il aller
plus loin et engager quelques réformes de fond devenues urgentes ? On
peut en douter compte tenu, entre autres, de son âge. On peut aussi se
demander si, au cours de leurs longs débats avant et pendant le
conclave, les cardinaux ont pris la mesure de l’urgence des réformes que
les deux papes polonais et allemand ont bloquées avec tant de
persévérance pendant 35 ans.
L’état catastrophique de l’Église catholique
Effondrement
de la pratique religieuse et crise du clergé (depuis plus d’un
demi-siècle) dans les pays occidentaux, disparition des intellectuels
catholiques, recul du catholicisme en Amérique latine et en Afrique
devant l’engouement pour les églises évangéliques, nomination
systématique d’évêques conservateurs, voire rétrogrades, crispation sur
une morale sexuelle incomprise de la plupart des fidèles et sur des
dogmes considérés comme immuables.
Le grand théologien suisse Hans Küng a publié, en septembre dernier, un ouvrage intitulé Peut-on encore sauver l’Église ?
, traduit en français et publié au Seuil. On connaît le franc-parler de
ce théologien qui a été le plus jeune expert officiel au concile
Vatican II ; Joseph Ratzinger est de quelques mois plus âgé. Il est
sévère : l’Église souffre « du système de domination romain qui, malgré
toutes les résistances, s’est établi au cours du deuxième millénaire et
s’est maintenu jusqu’à nos jours » : monopole du pouvoir et de la
vérité, juridisme et cléricalisme, hostilité envers la sexualité et les
femmes. Selon lui, les scandales d’abus sexuels du clergé sont le
dernier symptôme de la crise.
Hans
Küng cite les propos d’Alois Glück, le président du comité central des
catholiques allemands lors du Kirchentag de 2010 : « L’alternative est :
ou la résignation, le rétrécissement voulu, en tout cas accepté sans
trop de regret, à une petite communauté de « chrétiens convaincus » ; ou
la volonté et le courage pour un nouveau départ. »
Comment en est-on venu là ?
Voulu par Jean XXIII et amorcé par le Concile, l’aggiornamento
n’a duré que quelques très courtes années. Dès 1967-68, Paul VI,
angoissé et sous l’influence de la Curie romaine, publiait deux
encycliques catastrophiques : Sacerdotalis caelibatus qui maintenait le célibat ecclésiastique (qui n’est pourtant que d’ordre disciplinaire et dont l’obligation peut être levé du jour au lendemain), et l’encyclique Humanae vitae
qui condamne la contraception… parce que Pie XI l’avait déjà condamnée
en 1930. Dès ces années, aux mesures d’application du Concile se mêle,
avec de plus en plus de force, un courant de réaction.
Avec
Jean-Paul II, la nomination d’évêques conservateurs partout dans le
monde mène à l’immobilisme. Hans Küng souligne que, pour sélectionner
les futurs évêques, un questionnaire – qu’il a vu de ses yeux – circule
pour vérifier qu’ils approuvent Humanae vitae,
l’obligation du célibat et rejettent l’ordination des femmes. Le
théologien suisse donne l’exemple de trois cardinaux actuels qui, pour
assurer leur promotion, ont changé radicalement de position. Aux
États-Unis, l’épiscopat concentre ses efforts contre la politique de la
santé d’Obama à cause du remboursement de l’IVG. Le cardinal-archevêque
de New York, Timothy Dolan, président de la conférence des évêques des
États-Unis, mène la campagne…
J’ai
déjà, dans ces pages, souligné les dégâts provoqués par le cardinal
Ratzinger, pendant ses 23 ans de règne, comme préfet de la congrégation
de la foi, ex-Saint-Office. Paradoxalement, la liste de ses
condamnations dessine les contours de certaines réformes à promouvoir.
Sans oublier l’interdiction de l’ordination des femmes, plusieurs fois
répétées, en particulier par une lettre apostolique de Jean-Paul II en
mai 1994.
Le pape voudra-t-il et pourra-t-il faire des réformes ?
Voilà
la grande question. Chacun songe (et rêve) d’un nouveau Jean XXIII mais
l’histoire ne se répète pas ; elle est toujours nouvelle. On peut
s’interroger d’ailleurs sur la marge de manoeuvre dont le pape François
va disposer.
N’oublions pas qu’en
démissionnant, Benoît XVI a pris des dispositions inquiétantes. En
effet, en prenant sa retraite au sein du Vatican (4,4 hectares), il
reste très près du pouvoir et n’a pas dit qu’il se consacrerait
uniquement à la prière et à ses chères études. De surcroît, Mgr Georg
Gaenswein, secrétaire particulier de Benoît XVI (qui l’accompagnera
dans sa retraite), récemment nommé préfet de la Maison pontificale, le
restera ! Le P. Lombardi, directeur de la salle de Presse du Vatican, a
précisé, bien sûr, qu’il n’aurait, par cette fonction, aucun type
d’influence sur le nouveau pape, car “ses compétences ne concernent pas
le gouvernement ou les décisions de l’Eglise”, mais “des fonctions
pratiques et logistiques relatives à l’organisation des audiences de Sa
Sainteté”. Contre-vérité : en préparant les audiences publiques mais
aussi privées, Mgr Gaenswein recueillera nombre d’informations qu’il
pourra transmettre à son patron, le « pape émérite ». Enfin, après avoir
annoncé le 11 février sa démission effective pour le 28, Benoît XVI a
nommé, le 15 février, à la tête de l’Institut pour les Oeuvres de
religion, c’est-à-dire de la banque du Vatican, un industriel allemand,
Ernst von Freyberg, chevalier de l’Ordre de Malte et constructeur de
navires de guerre… On devine le souci du « pape émérite », convaincu de
détenir la Vérité, de veiller à ce que son successeur ne touche pas à la
sainte doctrine dont lui, Ratzinger, est le gardien.
Le
nouveau pape a reçu la mission de remettre de l’ordre dans le
gouvernement central de l’Église : rien de plus ? Je crois donc utile de
rappeler un texte conciliaire, promulgué le 21 novembre 1964 :
« L’Église, au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à une
réforme permanente dont elle a perpétuellement besoin en tant
qu’institution humaine. » (Décret Unitatis Redintegratio, n° 6)
Pour
terminer, je voudrais citer les paroles du grand théologien Karl
Rahner, lors d’une conférence à Paris en février 1965 : « La théologie
d’aujourd’hui et de demain devra se faire théologie du dialogue avec les
hommes qui pensent ne pas pouvoir croire. Il lui faudra donc réfléchir à
fond, avec une sincérité radicale, sur ce qu’elle pense et veut dire
quand elle parle de Dieu et du Christ. Ces questions ne peuvent être
résolues par un biblisme naïf. » Et Karl Rahner d’appeler de ses voeux
une théologie oecuménique qui serait « accompagnée, entourée d’une
théologie du dialogue avec le monde d’aujourd’hui. (…) Quand nous disons
théologie du dialogue avec le monde, il ne s’agit pas tellement d’une
question d’apologétique ou de pédagogie religieuse, donc de savoir comment
rendre le dogme de l’Église acceptable à nos contemporains. Mais qu’on
se pose sérieusement cette question et l’on ne pourra échapper à la
nécessité de repenser théologiquement ce que le christianisme proclame. »
Karl
Rahner ajoute, certes, que « le dogme demeure » mais souligne qu’il
porte « des possibilités de développement dogmatique et théologique. »
Qui
peut dire ce que fera demain le nouveau pape ? Qu’au moins, il renverse
le courant qui, depuis 1968, fait de l’Église, malgré ses fastes et
grands rassemblements, un petit monde clos, dérivant vers la secte.