23 février 2013

Cordoue: le dialogue des civilisations



Dès que j ' a i été convaincu de l'universalité de l'Islam, j ' a i
rêvé d'en faire renaître le message spirituel en Occident. Le
dégager de la gangue des traditions particulières et du folklore
du Proche-Orient, qui l'empêche de susciter en Europe un
réveil de la foi.
Cordoue, pendant la période musulmane de l'histoire espagnole,
fut la plus grande ville de l'Europe, quand Paris et
Londres n'étaient que des bourgades. Elle fut le centre de
rayonnement de la culture.
Il m'apparaît que ma tâche est d'aider les Européens à
prendre conscience de cette troisième source de leur civilisation
: avec la judéo-chrétienne, et la gréco-romaine, la source
arabo-islamique.
Dès ma première visite à la mosquée de Cordoue, qui reste,
après dix siècles, la plus vaste et l'une des plus belles du monde,
j'éprouve le sentiment physique, vécu, de cette spiritualité
inscrite dans la pierre.
A Chartres, à Reims, à Notre-Dame de Paris, l'espace
appelle, par l'élévation de ses voûtes mystérieuses, l'angoisse de
l'infini.
Ici, un espace horizontal, et non vertical, par la répétition
rythmique des colonnes, inspire à l'homme l'assurance d'un
monde transparent à sa pensée.
Dans son langage de pierre, cette mosquée résume le message
d'une civilisation : une manière d'exister, c'est-à-dire de penser,
d'aimer, d'agir.
Chaque élément de l'architecture est porteur de parole et de
symbole, comme un poème. Les arcs superposés pour élever
le plafond font songer à un aqueduc romain. Mais le bâtisseur
romain a respecté la logique de la pesanteur, sa prose;
ici ce rapport naturel est inversé : le plus grand poids est en
haut.
Le maître d'oeuvre ordonne ainsi sa technique à une
mystique : ces arcades puissantes, soulevées par une structure
inférieure si gracile, nous donnent l'impression physique d'une
respiration plus large, d'une élévation et d'une expansion.
Cette sensation est renforcée par l'ordonnance des arcs : les
arcs supérieurs sont de plein cintre, les inférieurs sont outrepassés
: un cercle se dilate, comme un ballon qui se gonflerait
dans son ascension.
En retour, le volume des superstructures et l'amincissement
des colonnes porteuses suggère le déferlement d'une cascade où
la puissance du torrent, en haut, se divise et s'amenuise en filets
d'eau de plus en plus ténus en venant vers nous.
De Dieu tout vient, à Dieu tout retourne. Diastole et systole
du coeur musulman.
L a symphonie des arcs de toutes courbures, déroulant les
vaguelettes de leurs festons, le contrepoint des chapiteaux de
tous les styles, faisant courir, au sommet des colonnes, l a ronde
de leurs acanthes ou de leur lotus, de toutes les géométries et de
toutes les flores, qui ne peuvent naître que dans la terre des
songes, toute cette architecture devient entrelacs et arabesques
nous entraînant dans un mouvement sans fin, en une lumière
semblable à celle des profondeurs de la mer.
A chaque pas, toute chose est tirée des ténèbres et du néant,
la pierre est transmutée en lumière, la musique devient visible.
L a forêt enchantée des colonnes de marbre bleues et roses et
la frondaison des arcatures où alternent la brique et la pierre,
ont, près de nos yeux, des rutilances d'aurore, pour passer, au
loin, à la dominante bleue de la nuit. U n envol d'arcs en ciel
balisant l'infini.
Comment traduire en d'autres langages ce message? Comment
imaginer, après avoir entendu l'appel d'un art si profondément
habité par Dieu, que la période musulmane puisse être
effacée de l'histoire de l'Espagne et de l'Europe, et que pendant
des siècles, i l ne s'est passé rien d'autre ici qu'une croisade de
reconquête ? Comment même croire à la légende officielle d'une
invasion militaire de douze mille cavaliers de l'Apocalypse
submergeant les d ix millions d'habitants de la péninsule?
J'entreprends une révision critique des thèses officielles.
Aucun témoin oculaire, aucun texte contemporain de « l'invasion
» : toutes les sources sont très postérieures et projettent sur
le passé les invasions des almoravides et des almohades. Aucun
apologète chrétien ne polémique contre l'Islam avant le milieu
du i x e siècle, le confondant sans doute avec l'arianisme.
Ce qui arrive en Espagne, au début du 20e siècle, ce ne sont
pas les Arabes, mais l'Islam. Après une petite bataille, où
l'évêque de Séville, Oppas, se range aux côtés des Berbères,
l'Islam se répand comme un feu de prairie. Sans combat.
Comme en Orient, ce n'est pas une conquête militaire, mais
une révolution culturelle et une révolution sociale : contre les
féodaux, la terre est donnée aux paysans ; les hérésies ne sont
plus traquées : la synagogue du j u i f et l'église du chrétien
demeurent ouvertes.
De cette symbiose des trois cultures est née la floraison de
Cordoue.
Le maire, Anguita, acquis à mon projet de faire revivre ce
passé pour éclairer l'avenir, m'offre d'installer notre centre à la
tour Calahorra, forteresse au bord du Guadalquivir.
Son successeur nous cède la tour pour quarante-neuf ans, à
charge d'y aménager cette évocation de l'apogée de Cordoue.
Alors pour moi commence la merveilleuse aventure de la
réalisation d'un rêve.
Pour marquer le caractère de notre entreprise, je décide
d'inaugurer la Calahorra, le 12 février 1987, par un « Colloque
abrahamique » rassemblant, comme dans la Cordoue califale,
juifs, chrétiens et musulmans.
Il est présidé conjointement par dom Helder Camara et par
le directeur musulman de l ' U . N . E . S . C . O . : Amadou Mahtar
M'Bow. I l s'ouvre sur un message de Yehudi Menuhin.
Nous excluons toute polémique religieuse entre les trois
grandes familles abrahamiques pour nous concentrer sur ce que
chrétiens, juifs et musulmans pourraient faire ensemble :
contribuer à l'unité du monde.
Les propositions qui émergent du colloque sont significatives;
dom Helder et M . M ' B ow suggèrent conjointement la
suppression du droit de veto des « grands » aux Nations unies,
vestige du colonialisme, et l'abolition des dettes du Tiersmonde.
Le père Lelong (un père blanc) qui fut, avec le rabbin
Elmer Berger et moi-même, l'un des trois invitants du colloque,
rappelle que l'éducation religieuse doit avoir pour objet non
seulement d'enraciner l'enfant dans sa propre tradition, mais
de lui faire connaître (et donc aimer) celle des autres.
Ces démarches caractéristiques définissent l'esprit dans
lequel nous créons les évocations de la Calahorra, dont le nom
arabe signifie : « Forteresse de la liberté ».
Roger Bacon, pionnier en Europe de la méthode expérimentale
et mathématique, l'a apprise à Cordoue et dans L'Optique
d'Ibn Hayttham. A Cordoue est née la science moderne, et nos
salles y montrent le haut niveau de sa médecine, de son
astronomie, de ses techniques hydrauliques.
Cette science n'était pas séparée d'une sagesse, d'une
réflexion sur les fins de la science, ni d'une foi consciente des
postulats de cette science.
Dans la Calahorra, les grands penseurs de L’Andalous :
Averroès, Maïmonide, Ibn A r a b i , et le roi catholique Alphonse
le Sage, en figures de cire, délivrent, chacun à partir de sa
propre foi, le message, si profondément actuel, d'une sagesse
qui doit orienter les pouvoirs de la science vers les fins
humaines et divines.
Alphonse le Sage fait retentir, dans les voûtes de l a Calahorra,
l ' un de ses cantiques :
ô mon Christ
qui pouvez accueillir
le chrétien, le juif, le maure,
pourvu que leur f oi
se dirige vers Dieu.
Nous suggérons, en multivision, une histoire écrite du point
de vue, non des vainqueurs mais des vaincus, montrant le rôle
des cultures non occidentales dans l'humanisation de l'homme.
Devant la maquette géante de la mosquée de Cordoue,
recréée dans la splendeur originelle de ses neuf cents colonnes,
j'ai vu une religieuse prier, et dire louange à Dieu, en ce lieu où
la mosquée, devenue cathédrale, est habitée, depuis mille ans,
par le même Dieu.
J ' a i ordonné toutes les évocations scientifiques, artistiques et
religieuses, dans la Calahorra, de manière à rendre directement,
physiquement saisissable, cette vérité à faire vivre
aujourd'hui : une véritable Renaissance de l'Europe, à la
différence de celle qui se déploie contre Dieu au XVIe siècle,
pouvait naître ici, au XIIIe siècle, avec Dieu et non contre Lui.
Lorsque, de la meurtrière de mon bureau, dans la tour
Calahorra, je vois couler, comme un fleuve de vie, les eaux
dorées du Guadalquivir, je pense, avec allégresse, que j ' ai
pu réaliser là, de manière inattendue, le plus vieux de mes
rêves.
Devant ce pont romain de la V i a Augusta, que foulèrent si
souvent les pas écrasants des légions des Césars, la tour
Calahorra, « pont entre l'Orient et l'Occident » , symbolise la
vocation de toute ma vie, celle du «Jean Christophe» de
Romain Rolland : « Charrier, comme une artère, toutes les
forces de vie de l'une à l'autre rive. »
En la vie d'un seul, peut ainsi retentir le mouvement entier
du monde et s'en révéler le sens.


ROGER GARAUDY
MON TOUR DU SIÈCLE EN SOLITAIRE
Mémoires  ÉDITIONS ROBERT LAFFONT, pages 408 à 413