Mon cher frère Garaudy, moi aussi
je veux vous dire, devant tous nos jeunes amis ici
présents,
que je vous aime. Je n'ai pas peur d'aimer. Au
contraire,
c'est peut-être le plus grand commandement : pour
aimer
Dieu, d'abord aimer le prochain, son prochain. Vous
savez
que quand j'entends parler de dialogue des
civilisations et
quand je pense à tout ce que vous avez dit sur
l'homme
blanc civilisé et chrétien, je pense que si la
religion du Christ
est vraiment divine dans son fondateur, elle est
aussi livrée
à la faiblesse humaine. Car elle seule me semble
capable de
rapprochement non violent entre tous les peuples de
la
terre si divisés par la haine et la lutte. Le plus
difficile dans
la religion chrétienne ce n'est pas Dieu, qui est
amour, mais
l'homme qui est faible. Et alors, à propos du
dialogue si
souvent malmené, si souvent en échec du côté de
l'homme
blanc civilisé, nous, les Chrétiens, nous cherchons
quand
même à être toujours présents. Par exemple, pendant
les
grandes découvertes, vous avez très bien montré que
dans
tous les pays découverts, des peuples existaient déjà.
Pour
certains hommes blancs, plus exportateurs de leurs
propres
valeurs qu'explorateurs de celles des autres, il est
malheureusement
vrai qu'ils voyaient dans l'arrivée de l'homme
blanc la naissance « civilisée » de ces peuples.
C'est le cas
par exemple de notre Amérique latine. Le Brésil
était plein
d'indigènes, mais on a dit et on a écrit qu'il a été
« découvert
» seulement avec l'arrivée de l'homme blanc «
civilisé ».
Or, vous savez, à propos de dialogue, je pense que
tous les
hommes blancs ne pensaient pas toujours de cette
manière
hautaine et raciste. La plupart, au contraire,
gardaient au
fond d'eux-mêmes le secret désir de rencontrer les
autres
peuples pour échanger avec eux et, ensemble, bâtir
une
civilisation plus développée, vivre une culture plus
large
et promouvoir la vraie religion de l'amour. Alors il
y avait
aussi des raisons profondément saines pour vouloir
aider
les autres peuples, des peuples de couleur.
Mais de quelle manière aider ? Pendant les
découvertes,
c'est vrai, monsieur Garaudy, c'est vrai qu'il y eut
l'écrasement
de grandes cultures, comme chez les Aztèques et les
Mayas... Aujourd'hui, il y a de nouveau l'arrivée d'hommes
de partage et de dialogue. Par exemple, il y a des
hommes
de science, des experts qui s'en vont au Pérou pour
interpréter
les hiéroglyphes de pierre des Incas. Et il y aura
d'énormes surprises ! C'est presque sûr qu'il y a
déjà un
Champollion pour les pierres des Incas. Ne soyez pas
étonnés
donc si on arrive à découvrir que les Incas avaient
déjà des
expériences interplanétaires. Et d'autres surprises
encore...
Le plus difficile c'est de ne pas juger les
promesses de
l'avenir à partir des erreurs du passé. Il est
peut-être vrai de
dire qu'avec l'arrivée de l'homme blanc civilisé,
chrétien,
les autochtones devaient faire face à ce terrible
choix :
devenir des esclaves pour survivre ou accepter une
guerre
d'extermination pour garder leur dignité. Nos
indigènes
n'ont jamais accepté l'esclavage. Et des millions qu'ils
étaient
au temps de la découverte, ils sont aujourd'hui
quelques
milliers, et toujours persécutés. Il est vrai aussi,
quand je
regarde l'Afrique, ma soeur, que j'ai douleur dans
mon
coeur parce que comme les indigènes de chez nous
n'acceptaient
pas l'esclavage, nous avons commis ce péché
horrible,
nous les Chrétiens, de réduire en esclavage nos
frères africains.
Mais, surtout et sans oublier, je suis très
reconnaissant
que l'Université des Mutants ait été construite
exactement
à l'endroit d'où partait la plupart des Africains
pour l'esclavage
au Brésil. L'Université des Mutants n'est pas
seulement
une entreprise de correction mais un projet de
réconciliation.
J'essaye de ne pas juger, et surtout de ne pas juger
le passé
avec la vision d'aujourd'hui. Mais c'est très
difficile...
L'important, c'est le dialogue.
Aujourd'hui, il y a des mélanges nombreux entre nos
peuples, entre tous les peuples, et c'est heureux.
Ce sont là
des signes concrets de dialogue. Moi-même, je suis
Brésilien,
fils et petit-fils de Brésiliens, mais je porte un
nom comme
Helder. Imaginez ! Mais cela n'est pas un obstacle
pour mon
peuple. Et quand les gens m'appellent du dehors : «
Dom
Helder, Dom Helder », alors j'ouvre la porte et je
suis là
avec eux. Je suis moi-même l'héritier de «
dialoguants »
entre peuples bien différents.
Vous avez aussi rappelé, mon cher Garaudy, un second
« dialogue », celui où les peuples de l'Europe
partirent pour
diviser les différents pays d'Afrique et d'Asie.
Même si c'était
toujours dans l'intention d'aider des êtres pauvres
et malheureux,
nous connaissons ce qu'a représenté finalement le
colonialisme.
Mais aujourd'hui, il y a une troisième fois
l'arrivée de
l'homme blanc avec un autre impérialisme; ce sont
les multinationales.
On comprend très bien aujourd'hui qu'avec les
progrès de la technologie il est pratiquement
impossible
de créer une compagnie seulement pour le Québec ou
pour
l'Amérique du nord. Les implications sont tout de
suite
mondiales. Mais le plus grave est que ces
multinationales
sont puissantes, trop puissantes, pas simplement
parce
qu'elles sont dans des dizaines de pays — ce qui
pourrait
constituer une richesse pour tous. Le danger vient
de leurs
objectifs, de leurs méthodes et, en grande partie,
de leurs
alliances. Je me rappelle que quand Eisenhower
quitta la
Maison Blanche pour la dernière fois, il jugea de
son devoir
de militaire de dénoncer l'alliance entre le pouvoir
économique
et le pouvoir militaire. Évidemment les militaires
ont besoin des multinationales parce que la course
aux
armements exige des appuis fantastiques pour
répondre aux
coûts exorbitants. Pour financer aussi ses besoins
d'espionnage.
Pour les compagnies, c'est vital aussi l'alliance
des
militaires. Mais ce n'est là qu'une des nombreuses
catégories
d'alliances. Aujourd'hui, même les petits ne peuvent
exister
sans les multinationales. Maintenir un journal
moderne, un
émetteur de radio ou un poste de télévision, une
agence de
publicité, peu importe, cela coûte tellement cher
qu'il faut
la collaboration des multinationales. Il est presque
impossible
d'opérer sans cette collaboration. Quoi faire ?
Il faut apprendre à mieux dire, à mieux écouter
surtout,
pour mieux dialoguer. Permettez-moi de dire au sein
d'une
jeune université que je me sens plein du désir de
rester
libre, de pouvoir parler et de pouvoir dire la
vérité, toute la
vérité aux étudiants. Car si nous, dans nos universités,
nous
n'avons pas le courage de présenter aux jeunes les
vrais grands
problèmes humains, les jeunes tourneront le dos aux
universités,
à la vérité, aux problèmes humains. Mais
aujourd'hui,
très souvent, les budgets universitaires, surtout
avec les
recherches qui sont indispensables pour une vraie
université,
deviennent rapidement astronomiques. Alors on a
besoin de
fondations derrière. Et derrière les fondations on
se demande
parfois d'où viennent les fonds... Vous savez, quand
on reçoit
des doctorats honoris causa
, j'ai toujours
envie de demander
aux universités : « Ayez donc la bonté de créer une
chaire
de justice »... Parce que c'est très facile de
présenter les
grands problèmes humains, mais il faut une chaire
pour
les approfondir et les fouiller de près. Il faut une
chaire
aussi pour découvrir les alternatives, des
solutions. Des
chaires de justice sont souvent fondées, mais très
souvent
aussi, elles connaissent rapidement des ennuis,
parce que,
quand on commence à présenter les vrais problèmes,
alors...
Et c'est toujours comme ça. Si on fait naître, si on
apporte
des aliments, si on porte de la médecine, même si on
aide
à bâtir des maisons, c'est très bien. Si c'est un
prêtre, c'est
un saint, et une religieuse, une sainte. Mais si on
a l'audace
de parler de justice, si on exige un changement dans
une
structure, une politique, une loi, une pratique,
alors mon
Dieu, nous sommes des communistes, des subversifs de
communistes. Vous voyez pourquoi il faut avoir le
courage
de regarder les problèmes dans toute leur ampleur.
Ils sont
là, écrasants.
Mais je vous dis aussi, mes amis, qu'il y a de
clairs signes
d'espérance, et pas simplement dans nos pays
sous-développés.
Dans vos pays industriels, il y a également de
clairs
signes d'espérance. Par exemple, chez nous, en
Amérique
latine, l'Église, c'est toute l'Église catholique —
ses fidèles,
ses prêtres, ses évêques — qui luttent dans l'espoir
et l'espérance.
J'ai participé à cette tâche depuis fort longtemps.
Je suis un homme qui va déjà fêter dans quinze
jours, sa
cinquantième année de sacerdoce... Au début, nous
étions
tellement préoccupés par la nécessité d'aider les
pauvres
que nous avons beaucoup soutenu les autorités pour
favoriser
la paix et l'ordre social. Nous restions trop près,
nous
étions en liaison trop forte avec le gouvernement et
les
riches. Il nous semblait que c'était là la manière
la plus
valable pour venir en aide aux pauvres.
Aujourd'hui il y a l'émergence d'une présence
différente.
C'est la réalité qui nous aide. Quand les Nations
Unies proclament que plus des deux tiers du monde
gisent
dans une condition sous-humaine, de misère et de
faim,
comment continuer à soutenir un ordre social qui est
plutôt
un désordre ? Si l'ordre social est fondé sur des
injustices,
il est évident que ce type de sérénité mensongère ne
peut
être appuyé. Personne n'est né pour être esclave.
Personne
ne cherche à subir injustices, humiliations et
contraintes.
Or, les injustices sont une violence et on doit dire
qu'elles
sont partout la première des violences qui font des
hommes
des esclaves. Et la violence attire la violence. Les
injustices
attirent la révolte des opprimés, ou de la jeunesse
résolue
à se battre pour un monde plus juste. Or nous ne
pouvons
pas appuyer les quelques groupes de privilégiés qui
traitent
ainsi leurs frères humains. Alors aujourd'hui, quand
l'homme
blanc occidental, « civilisé », arrive chez nous, il
ne compte
plus sur notre aide. Par contre, nous ne sommes pas
là pour
prêcher la haine, ni pour prêcher la violence. Au
contraire,
nous avons découvert (c'est le Saint-Esprit qui nous
a aidés)
que bien plus important que de travailler pour
le peuple,
c'est de travailler avec
le peuple. Alors, quand
les gens sont
là, expulsés déjà de leurs terres et de leurs
villages, quand ils
arrivent dans nos villes, nous tâchons toujours
d'être avec
eux, participant à leurs efforts pour se libérer des
oppressions
d'aujourd'hui. Et si nous tâchons de vivre avec
le peuple,
c'est parce que nous croyons que les masses
opprimées ont
elles-mêmes une possibilité d'action et de
redressement
directe. Et nous disons à nos frères humains : «
Vous savez,
la promotion humaine, nous pouvons l'encourager, mais
c'est vous qui devez réaliser cette promotion. Nous
devons
vous encourager, nous sommes là avec vous, vous
n'êtes
pas seuls ».
Et alors, comme c'est beau de vivre une foi en
l'homme,
une foi en Dieu qui tâche de ne pas être aliénée et
aliénante,
qui tâche d'être une force d'espérance, une force de
renonciation
et de libération, une force collective et
communautaire.
Parce qu'une force individuelle est très souvent une
force
individualiste. Si vous restez séparés,
individualistes, si
chacun pense à soi, vous serez toujours des faibles,
dominés
par votre tyrannie. Et si vous pensez utiliser les
armes, la
violence, vous serez écrasés, car la violence
n'engendre que
la violence. Donc, il faut oeuvrer ensemble, unis,
non pas
pour piétiner le droit des autres mais pour assurer
que personne
ne vienne pour piétiner vos droits. Car vos droits
ne
sont un cadeau ni d'un gouvernement, ni des riches.
Est-ce
un cadeau de vous dire que votre terre est votre
terre ?
Nous tâchons donc d'être avec eux et sans imposer
notre
foi, en respectant la différente manière de voir de
la grande
majorité, en essayant de vivre une foi
communautaire. Sur
ce point, le sacrement de l'Eucharistie est quelque
chose
qui me donne une grande joie, parce que comme j'ai
tenté
avec les meilleures intentions cette alliance
communautaire
avec les puissants, aujourd'hui j'ai la joie de la
vivre intensément
du côté des faibles, des pauvres, des frères des
pauvres.
Mais il faut d'abord la collaboration des jeunes.
Pour
moi... je demande permission à mon cher maître
Garaudy,
pour dire comment j'envisage les jeunes. On reste
jeune tant
qu'on a un coeur jeune et une raison pour vivre.
Quand je
rencontre quelqu'un de 18 ans, de 20 ans qui me dit
: « Ah,
que la vie est bête, qu'elle est stupide ! », je lui
dis « Mon
ami, je cherche une canne, et vous êtes déjà trop
âgé».
Quand je regarde mon ami Peccei, il me semble qu'il
a 25
ans. Et peut-être lui semble-t-il que j'en ai dix.
C'est être
fou, remarquable fou de la folie de l'espoir pour
être et
rester jeune !...
Ce qui me donne une vraie joie donc, c'est de
rencontrer
dans nos pays d'Europe, d'Amérique, d'Afrique,
d'Asie, etc.,
dans nos différences et nos disputes, dans nos
problèmes et
nos interrogations, nos affronts même entre peuples,
ce qui
donne une vraie consolation, dis-je, ce sont les
jeunes. Je
rencontre partout des groupes de jeunes qui
n'acceptent
pas les injustices, les inégalités, la course aux
armements.
C'est une folie que la course aux armements, surtout
les
armements nucléaires. Mais les jeunes sont plus
intelligents
que nous : ils ne sont pas seulement contre la
guerre mais
pour la paix d'abord. Ces jeunes n'acceptent pas non
plus
la folie de la société de consommation, qui est
évidemment
une société de gaspillage. Le Club de Rome nous a
fait une
faveur énorme en nous montrant ce qui se passe avec
les
matières premières qui ne sont pas renouvelables.
Or, nous
connaissons maintenant des groupes dynamiques de
jeunes
tellement nombreux que nous avons déjà réalisé des
rencontres
internationales avec eux où des alternatives de non violence
ont été discutées, proposées et mises en action.
La première fois, c'était à Brikbergen, la seconde
en Irlande,
à Bery. Bientôt au mois d'octobre j'espère, ce sera
en Belgique
où se trouve, à Anvers, le Secrétariat international
de
ces jeunes. Des relations ont été établies avec plus
de mille
cinq cents groupes différents, actifs à travers le
monde,
et qui se rapprochent tous du Forum humain de
Peccei.
La prochaine fois que je les rencontrerai je leur
porterai
cet autre message : « Vous savez, votre force, c'est
aussi
votre faiblesse parfois. Car vous êtes plus de mille
cinq
cents groupes, et chacun d'entre vous désire garder
son nom,
ses structures, son emblème, ses objectifs
spécifiques. Oui,
vous pouvez peut-être les garder vos marques
distinctives
mais surtout, il vous faut choisir deux ou trois
points majeurs
communs, afin d'exercer ce que j'appelle « la
pression morale
libératrice ». Parce que si je vous dis : «
N'utilisez pas les
armes, elles sont fabriquées par vos oppresseurs »,
vous
serez écrasés. Même quand un de vos peuples pense à
recourir
à la guerre de libération, il finit toujours par en
appeller à
une super-puissance quelconque. Or, quand il faut la
collaboration
d'une super-puissance pour s'affirmer, il n'y a
jamais
de libération réelle car arrivent tout de suite les
soldats et
les armes qui savent davantage s'installer que
partir. Ils
restent parce qu'il faut garantir la victoire, la
paix, l'ordre,
n'est-ce pas ? Évidemment. Alors les jeunes doivent
travailler
ensemble et ne pas faire confiance à l'une ou
l'autre des
grandes puissances qui débouche sur l'extrémisme et
sur
une radicalisation de la violence.
Ah, mes amis ! Nous devons dire et redire aux
éducateurs
qui sont ici : « Gardez vos espérances, ne craignez
pas que tout soit perdu, non... » Les jeunes ont
besoin de
vous et ont confiance en vous. Vous savez, je peux
bien me
tenir sur la tête, les pieds en l'air. Mais je ne
peux pas vivre
comme cela. Ce que je veux dire, c'est que si chacun
peut
avoir ses idées, ses valeurs, ses petites folies, il
y a des valeurs
fondamentales, des valeurs humaines profondes, un
patrimoine
de valeurs pour l'humanité. Les éducateurs tiennent
une place privilégiée dans la transmission de ce
patrimoine.
Et ce n'est pas du dogmatisme non plus que de
reconnaître
qu'il est là. Le Créateur nous a faits, et il a fait
de l'absolu,
de l'éternel, de l'infini. Nous ne sommes pas bornés
à nous
mêmes. Et je peux vous dire que les jeunes le
savent. Regardez
vos jeunes et vous verrez à quel point ils sont
formidables.
Certes, ils sont exigeants. Ils exigent des parents,
ils
exigent des pasteurs, ils exigent des professeurs.
Mais il
nous faut le courage de les encourager. Évidemment,
quelquefois,
il en est qui ne comprennent pas les jeunes, leurs
modes, leurs idées nouvelles. Mais c'est toujours
comme
ça, à chaque génération. Quand j'étais jeune, on
nous critiquait
pour aimer, dans la danse, la valse viennoise.
Imaginez !
Il faut comprendre les jeunes et les aimer surtout,
aimer
qu'ils recherchent les valeurs humaines profondes,
valeurs
qu'ils sont capables non seulement de reconnaître
mais
valeurs qu'ils veulent vivre. Ne l'oubliez pas, il y
a des valeurs
premières — l'amour, la justice, la liberté, le
dialogue — qui,
sans être imposées, sont parce qu'on les vit. Vivez
les grandes
valeurs et les jeunes vous imiteront.
Permettez-moi d'ajouter que les tâches des
éducateurs
sont donc des tâches énormes. Pour commencer, il
vous
faut tâcher de faire une pression morale libératrice
auprès
des multinationales. Je vous raconterai la petite
anecdote
suivante. Un jour, dans un même voyage, j'ai touché
l'Angleterre,
l'Allemagne fédérale et la Suisse. J'y ai rencontré
des jeunes qui avaient conçu la même idée. Ils
voulaient
ramasser des fonds pour acheter des actions des
grandes
compagnies. De cette manière, espéraient-ils, ils
obtiendraient
le droit de participer aux assemblées annuelles.
Ainsi, après
avoir obtenu leurs actions et à partir de la liste
des actionnaires,
ils envoyèrent une lettre à chacun disant à peu près
ceci : « Monsieur, Madame, nous sommes vos
collègues,
nous aussi, nous avons des actions dans cette grande
compagnie
qui cherche à augmenter ses profits. Or, nous sommes
convaincus que, comme nous, vous n'êtes pas capables
d'accepter des profits dont le prix soit
l'écrasement de
personnes humaines. Évidemment, c'est plus facile,
c'est
plus commode d'acheter des actions et de ne pas
poser de
questions semblables aux dirigeants. On n'a qu'à
passer à la
fin de l'année pour récupérer ses bénéfices, les
plus grands
possibles. Aujourd'hui, nous vous demandons le
sacrifice
de votre engagement personnel, par delà des bonnes
intentions,
par delà les mots et les statistiques, il vous faut
résister
et démontrer qu'il y a du sang humain mêlé aux
profits qui
nous sont offerts ». Rapidement, un article des
règlements
de la compagnie fut changé. Les jeunes avaient
réussi en
jouant leur rôle d'actionnaires responsables et en
montrant
qu'il était possible de prendre efficacement la
parole au cours
des assemblées annuelles.
Aujourd'hui, cette idée des jeunes se trouve
appliquée
par les évêques catholiques et les frères
protestants, par des
groupes oecuméniques catholiques et protestants
ensemble
qui, tout en conservant leurs investissements dans
les grandes
compagnies, se rassemblent pour exiger des comptes,
des
explications claires sur les profits accumulés.
Voilà aussi un
autre grand signe d'espoir. Souvent même, il arrive
d'avoir
la collaboration des experts. J'en ai moi-même
rencontré,
par exemple, à la Banque mondiale et au
Massachusetts
Institute of Technology; des experts angoissés par
ce qu'ils
voient dans le monde et qui ont envie de sauver
l'humain et
de travailler à aider les pauvres et les démunis.
Ainsi, des pressions morales libératrices peuvent
être
efficaces et aider par la collaboration de tous, à
changer les
structures économiques et sociales, politiques et
culturelles,
des pays sous-développés et amener les pays
développés à
intégrer les besoins des démunis dans les révisions
de politiques
internationales de commerce.
Alors, vous devez, vous les éducateurs, vous devez
encourager
ces combats pacifiques, et aider à convaincre les
personnes
de bonne volonté qu'elles sont bien plus nombreuses
qu'on ne le pense à l'intérieur de tous les pays.
Simplement,
très souvent, elles ne connaissent pas les vraies
données du
problème. Surtout, il faut encourager les jeunes.
Les jeunes
se chargent toujours d'éclairer la conscience des
hommes.
Nous avons créé un beau néologisme, j'en demande
pardon
à l'Académie française, nous avons créé le mot «
conscientisation
», qui signifie « l'éveil de la conscience ». Les
jeunes
savent conscientiser d'une manière remarquable car
ils sont
toujours du côté de la justice et de la solidarité
humaines.
Ils trouvent toujours les moyens qu'il faut pour
montrer la
folie de la course aux armements, la folie de la
consommation,
la folie de la guerre, de la violence, de la haine.
Ils
savent faire cela d'une manière remarquable.
Mais vous avez encore un autre rôle très important à
jouer. Vous savez, je pense que l'homme blanc
civilisé commence
réellement à comprendre que « l'Occident, c'est un
accident ». C'est Garaudy, mon ami Garaudy, qui a
trouvé
cette belle formule. Mais, il faut tout de suite
ajouter que
la Terre, notre très chère Terre, une poussière dans
la constellation
des astres, est elle-même un accident. Quand on
interroge les hommes des sciences astronomiques et
astronautiques,
quand on commence à réaliser la dimension finie
mais complexe de notre petite galaxie, tellement
petite, et
notre petit soleil que nous imaginons si fort, et
les millions
d'étoiles et de galaxies... alors, je sais que les
hommes en
arrivent vite à Dieu. À ce Dieu qui a eu l'audace et
l'humilité
de créer tout cet univers. Pour moi, il est
remarquable que
Dieu accepte cette humilité de créer et avec cette
même
audace, cette même humilité, qu'il choisisse de
faire un
Homme lui-même créateur. Alors vous comprenez, nous
ne
pouvons pas imaginer que seule notre petite Terre,
notre
poussière de planète, incarne toutes les beautés,
toute la
vie, toutes les formes, toutes les limites, toute
l'intelligence
de la création. Évidemment, pour moi chrétien, la
Terre
gardera toujours une responsabilité particulière, la
gloire
première de Dieu, parce que le Fils de Dieu s'est
incarné sur
cette Terre. Car c'est avoir une idée très pauvre du
Créateur
que de penser qu'il a créé des millions et des
millions d'astres,
des millions de fois plus grands que la Terre,
simplement
pour scintiller à d'énormes distances et pour faire
la joie
du regard humain...
Préparez, préparez donc vos enfants, vos petits
enfants,
et les enfants de vos petits enfants au sens de
l'émerveillement
et aux découvertes de demain. L'homme va
certainement
finir par savoir mieux utiliser et épouser toutes
les
forces de la nature. Alors, préparez vos jeunes pour
le dialogue
des civilisations de demain. Il y aura sûrement dans
ce
billions d'astres, des vies à découvrir, quelquefois
des vies
au niveau de notre vie humaine, quelquefois en
dessous,
quelquefois au-dessus. Il nous faudra alors être
préparés
pour ne pas mettre en esclavage ceux qui sont moins
forts
que nous, plus petits que nous, et pour ne pas
accepter
d'être esclaves de ceux qui sont plus forts. Et il
ne suffira
pas de comprendre. Il y a toujours quelqu'un pour
comprendre.
C'est le coeur qui devine l'essentiel. Pour la
première
fois, peut-être, nous connaîtrons ainsi un vrai
dialogue entre
les civilisations.
Je vous remercie, monsieur le Président.
Dom Helder Camara
ÉDUQUER
AU DIALOGUE DES
CIVILISATIONS, pages 84 à 98
Mohammed
Bedjaoui, Helder Camara, Roger Garaudy,
Joseph Ki-Zerbo
Aurelio
Peccei, Han Suyin et Lucien Morin
LES
ÉDITIONS DU SPHINX
728,
de la Colline, St-Jean-Chrysostome
Québec,
Canada, GOS 2T0
1983
C'est
dans le cadre d'un Congrès mondial des sciences
de
l'éducation sur « L'école et les valeurs » que l'Université
du
Québec à Trois-Rivières organisait, en juillet 1981, un
Forum
international sur le thème « Pour un dialogue des
civilisations
».
La
stratégie se voulait simple : inviter à une même table
ronde
des participants reconnus et respectés sur la scène
internationale
pour leurs témoignages sur la valeur du dialogue
et
sur le dialogue des valeurs entre civilisations. Ce petit
livre
reproduit la transcription à peine retouchée de ces
témoignages
vivants.
La
leçon qui s'en dégage apprend que la valeur du dialogue
est,
pour la jeunesse surtout, la valeur première —
valeur
de don qui grandit par le partage et celui qui apporte,
et
celui qui accueille. Comme l'enfant ne naît pas au monde
mais
au monde de l'Autre, comme il doit apprendre dans
la
coïncidence avec l'Autre le repère de sa propre identité,
l'éducation
au dialogue est là pour montrer comment reconnaître
dans
l'Autre non pas une différence qui isole, mais
un
rapprochement et un complément, non pas un obstacle
qui
scandalise mais une condition de croissance.
C'est
la réconciliation ultime entre toutes les civilisations
qui
est révélée dans l'éducation au dialogue où l'« apporter »
signifie
déjà le « recevoir ».
IMPRIMÉ AU CANADA ISBN 2-920123-04-1