Je veux
seulement faire quelques remarques très sommaires, et d'abord
noter
qu'il ne s agit pas d'une étude historique des textes de Gramsci ; ensuite
dire
qu'il n'est pas exact, comme on l'a écrit, de présenter la notion de bloc
historique
comme étant le centre de la pensée de Gramsci. Peut-être des
textes
m'ont échappé, mais il me semble qu'en dehors des textes fondamentaux
qui
sont dans Le matérialisme historique et la pensée de Crocce et dans
les Notes
sur Machiavel j'ai vu onze passages dans lesquels ce problème est
étudié
; cela revient donc assez épisodiquement ; ce qui est vrai, c'est que
cette
notion prend une importance considérable du fait qu'elle se situe dans
la
pensée de Gramsci à un moment particulièrement important. J'ai eu
l'impression
que cette notion intervenait chaque fois dans une polémique
contre
toute tentative d'interprétation mécaniste ou déterministe du matérialisme
historique,
et qu'elle intervenait en particulier pour introduire une idée
tout à
fait centrale chez Gramsci, tout à fait capitale pour nous tous, l'idée
polémique
contre toute interprétation mécaniste ou déterministe. Je ne
reviendrai
donc pas sur des éléments qu'on peut tenir pour connus, puisque
ces
polémiques mêmes ont amené à ressortir l'essentiel des textes ; je ne
reviendrai
pas non plus sur les reproches qui ont pu m'être faits, mais qui
étaient
tellement orientés par un souci politique qu'ils n'ont pas apporté
beaucoup
du point de vue théorique ; en particulier on voulait à tout prix me
faire
dire, quand j'ai utilisé cette notion, qu'il s'agissait de mettre en cause le
rôle
dirigeant de la classe ouvrière, ensuite on m'a fait des reproches tout à
fait
contradictoires : tantôt que c'était une manière hypocrite d'intégrer
l'ensemble
des intellectuels à la classe ouvrière, ou au contraire de substituer
les
intellectuels à la classe ouvrière.
Je
voudrais seulement m'en tenir à quelques-unes des conséquences, et
dire
pourquoi il me semble que ce concept de bloc historique peut jouer un
rôle
très important dans notre définition de la lutte pour le socialisme. Je
noterai
seulement, pour ne pas revenir sur les détails, que ce qui me paraît
riche
et stimulant dans la conception de Gramsci, c'est que son concept de
bloc
historique exprime à la fois l'unité complexe de la base économique
d'une
société et de ses superstructures politiques, et d'autre part l'organisation
nouvelle
des forces de classe qui en découlent. Par exemple, pour essayer
d'illustrer
très grossièrement les choses : au moment de la Révolution
française,
la bourgeoisie détenait déjà les formes nouvelles de l'économie — industrie,
commerce,
banque — et que par sa révolution elle a réalisé un bloc
historique
nouveau à la fois en créant des superstructures politiques correspondant
à des
formes nouvelles de l'économie, qui correspondait jusque-là
aux
formes anciennes de la propriété terrienne féodale et en réalisant — c'est
le
deuxième aspect — les alliances capables de briser les anciennes
superstructures
et d'en
créer de nouvelles : alliance avec la paysannerie — qui avait
elle
aussi besoin d'abolir les survivances du régime féodal — avec les artisans et
les
ouvriers des villes.
Ce que
je voudrais retenir simplement ici — c'est la première idée
importante
qui paraît se dégager — c'est que le bloc historique ne désigne pas
n'importe
quelle coalition occasionnelle, contingente, tactique entre des
classes
ou des couches sociales différentes, mais une alliance objectivement
fondée
sur un nouveau rapport entre la base et la superstructure. C'est
d'ailleurs
ce que Gramsci dit explicitement dans un passage de Matérialisme
historique
et la pensée de Crocce ; je cite : « pour libérer la
poussée
économique
des entraves de la politique traditionnelle, pour changer la
direction
politique de certaines forces qu'il est nécessaire d'absorber, pour
réaliser
le bloc historique économique et politique nouveau , homogène, sans
compromission interne ». C'est dire que la définition du bloc
historique
nouveau,
nécessaire pour réaliser la tâche révolutionnaire de mettre en harmonie
la
structure politique avec la base économique, exige à chaque moment de crise
et de
rupture dans une histoire en train de se faire, trois choses :
1 - une
analyse prospective, scientifique du développement à la fois des
forces
productives et de l'économie dans son ensemble ;
2 - une
analyse correspondante des classes et des couches sociales qui
peuvent
mettre en oeuvre les forces nouvelles, et les formes les plus
dynamiques
de l'économie, et qui par là peuvent être les porteuses, par leur
alliance,
d'une authentique révolution ;
3 •
pour reprendre l'expression de Gramsci, l'initiative politique appropriée
pour
donner à cette classe et à ces couches sociales conscience de leur
unité,
de leur pouvoir de réaliser un possible historique nouveau (c'est un des
aspects
importants de la pensée de Gramsci dans sa polémique contre tout
déterminisme
de l'économie).
Je
voudrais revenir sur ces trois aspects qui me paraissent essentiels.
Il me
semble que la tâche historique essentielle des marxistes de notre
époque,
c'est de réaliser, dans les conditions historiques spécifiques de notre
pays,
ces analyses et de prendre cette initiative.
D'abord
faire l'analyse prospective du développement des forces productives
et de
l'économie en général ; prendre la mesure de la mutation
historique
en train de s'accomplir au lieu d'en rester à ces schémas anciens.
Je
prends comme exemple l'analyse qui a été faite à la Conférence de
Moscou
au mois de juin, et reprise au 19ème Congrès du Parti communiste
français,
où l'on en reste à des schémas qui amènent à penser qu'il se produit
seulement
des changements quantitatifs, que le nouveau n'est que le prolongement
de
l'ancien, et qu'il suffirait d'extrapoler le passé pour savoir ce que
sera
l'avenir.
Ensuite,
voir que les prémisses d'un bouleversement radical de l'ensemble
des
conditions de la vie des hommes sont en train de mûrir, pas seulement
avec la
libération de l'énergie nucléaire, avec le développement de la
cybernétique
et de l'informatique. Il ne s'agit nullement, et j 'y insiste, de je
ne sais
quelle mystique de l'ordinateur. Au contraire, l'un des possibles
historiques,
c'est que l'on réalise ainsi un état policier parfait. Il s'agit au
contraire
de prendre conscience de la nécessité de préparer d'urgence les
transformations
sociales et politiques indispensables pour inventer une unité
nouvelle
de la base et des superstructures, sans quoi nous ne pourrons plus
maîtriser
les convulsions anarchiques, inconscientes et dont certaines, d'une
violence
aveugle, désespérée, sans but, sont déjà le présage surtout dans les
classes
en train de mourir (paysannerie en France). Or, en France au moins, il
semble
qu'aucun parti politique ne mesure l'ampleur de la mutation, et cela
me
paraît particulièrement dangereux lorsqu'il s'agit du Parti communiste et
de ses
réactions à l'égard de ce qu'on appelle le gauchisme. Lénine nous a
pourtant
enseigné que lorsque le gauchisme se développe, c'est que quelque
chose
ne va pas dans le parti révolutionnaire ; c'est qu'il n'a pas encore
répondu
consciemment à de légitimes attentes, lesquelles s'expriment de
manière
anarchique et utopique, plus ou moins inconsciemment. Or il semble
qu'on
se soit plutôt hypnotisé sur le désordre, sur les provocations sans
rechercher
les aspirations profondes auxquelles répondaient ces mouvements,
et
c'est particulièrement net en ce qui concerne l'attitude à l'égard de la
jeunesse.
Il y a un lien très étroit dans le comportement du P.C.F. entre la
méconnaissance
de l'importance de la mutation historique en train de
s'accomplir
et l'incompréhension radicale de la jeunesse. La rupture est si
totale
qu'à l'heure actuelle, d'après les chiffres donnés à l'avant-dernier
Comité
central, il n'y aurait pas plus de 31 000 membres aux Jeunesses
communistes,
à une époque où 50 % de la classe ouvrière a moins de 30 ans.
Ce
n'est pas seulement une rupture à l'égard du mouvement étudiant, mais de
la
majorité de la classe ouvrière. On s'est attaché seulement aux aspects
négatifs
de ces manifestations de la jeunesse. Il est bien évident qu'elle se
détermine
souvent en fonction de ce que proposent les autres et pour le
refuser,
et qu'on n'a pas très souvent vu avancer un projet positif, mais il
serait
difficile d'en faire reproche à cette jeunesse. On a dit souvent qu'elle
est née
à un moment de fracture historique. Un garçon, ou une fille, qui a
aujourd'hui
25 ans est né avec la première explosion d'Hiroshima. Il a l'âge de
la
cybernétique, il avait trois ans lorsqu'à triomphé la révolution chinoise, 16
ou 17
ans au moment de la fin de la guerre d'Algérie ; dix ans lorsque le
20ème
Congrès du P.C. russe a refait du socialisme une question. Pour ceux
qui étaient
chrétiens, ils n'avaient guère moins de 20 ans lorsque le Concile
de
Vatican II remettait irréversiblement en question l'Eglise ; c'est autour de
leurs
15 ans qu'ont commencé les vols cosmiques, et en outre l'essentiel de
leur
savoir et de leur expérience ne leur vient plus de la famille et de l'école, et
cette
expérience n'est plus enracinante mais au contraire planétaire.
Il
serait donc assez hypocrite de nous indigner lorsque cette jeunesse
pose
des problèmes auxquels nous ne pouvons pas répondre ; comme
si on
n'avait pas conscience que ces négations, ces révoltes, ces violences, ne
sont
que la manifestation extérieure d'un mouvement profond et d'un
mouvement
finalement de signe positif. Il semble qu'on se soit laissé aveugler,
surtout
dans le Parti, par les poubelles qui flambent, ou par le folklore de la
chevelure
et du sexe. Et on répond de façon très curieuse dans la presse
communiste
par une prétention paternaliste d'ouvrir une perspective à la
jeunesse,
de lui octroyer un avenir, comme s'il n'y avait pas déjà trop de
décisions
qui engagent irréversiblement cet avenir ; l'an 2 000, ce sont les
jeunes
qui le vivront et pas nous et c'est assez paradoxal de leur octroyer cet
avenir
au lieu de créer des conditions pour qu'ils puissent inventer leur
propre
futur. De plus, le socialisme ne peut plus être pour eux ce qu'il était
pour ma
génération pour qui cela a été longtemps une sorte d'utopie mais
géographiquement
située, et que notre attachement inconditionnel permettait
d'étendre
à l'échelle du monde. Pour les jeunes d'aujourd'hui, le socialisme a
un
double visage : d'abord celui qui a été réalisé dans des conditions
historiques
telles qu'il en porte les stigmates et les perversions, et celui qui
demeure
notre espoir mais dont le modèle est encore à inventer, à réaliser.
Le
problème se complique évidemment du fait que pour réaliser ce modèle
d'avenir,
il faut le faire dans le cadre de la solidarité avec les socialismes qui
existent
; celui de TU.R.S.S., de la Chine, de la Yougoslavie, de Cuba, et
d'ailleurs,
parce que lutter sans eux ou contre eux, ce serait donner à la
barbarie
impérialiste sa meilleure chance. Au-dessus de ces contradictions et
de ces
complexités, une certitude demeure, c'est que tout de même là
commencent
à s'effacer les conditions du malheur et commence à être rompu
l'engrenage
d'une société sans finalité.
Mais
quel socialisme ? Là il y a un autre problème où, à mon avis, la
notion
de bloc historique peut nous apporter un élément de réflexion
important.
Pour nos sociétés capitalistes développées ou moyennement développées,
nous
avons rappelé déjà que, selon l'enseignement de Lénine, le
schéma
de Lénine doit être inversé pour réaliser le projet initial de Marx,
mais
dans des conditions nouvelles. Au départ, Marx avait conçu le socialisme
comme
le dépérissement du capitalisme parvenu à sa pleine maturité, en
prenant
l'exemple du capitalisme le plus développé de son temps, celui de
l'Angleterre.
Historiquement, les choses ne se sont pas passées ainsi. Il a fallu
que Lénine
inverse le schéma, c'est-à-dire qu'au lieu d'imaginer que les
conditions
économiques étaient déjà réalisées et qu'il s'agissait de mettre en
accord
(et ainsi réaliser le bloc historique nouveau) les superstructures avec
cet
état nouveau des forces productives, il s'agissait de faire l'inverse,
c'est-à-dire
de prendre d'abord le pouvoir et de créer ensuite les conditions
économiques
pour passer au socialisme. Est-ce à dire que nous n'avons plus
qu'à
revenir au schéma initial de Marx. Ce serait absurde, car Marx a élaboré
ce
schéma en fonction de la première révolution industrielle et nous avons à
le
repenser en fonction d'un nouvel état des forces productives et des
rapports
de classe correspondants, ce qui nous amène à repenser la notion
même de
révolution, celle de l'Etat et même celle de la politique, à un
moment
où le rôle croissant de l'ordinateur et de la cybernétique, à un
rythme
sans précédent, non seulement accélère la concentration monopoliste,
alors
que le pouvoir économique et le pouvoir d'Etat ne tendent qu'à faire
un,
mais où du point de vue proprement politique, les mesures d'information
dont
disposent nos dirigeants leur permettent de réaliser un Etat-policier
parfait,
où toute la vie publique et privée de chaque citoyen serait plus
implacablement
fichée que par la mise en carte des prostituées ou par le livret
de
travail du Second Empire. Si on ajoute que le monopole de la radio et de
la
télévision, la possibilité de manipulation qu'il ouvre peuvent s'ajouter à
cette
parfaite police et par conséquent rendre totalement illusoire toute
démocratie
et tous ces prétendus pouvoirs, tels que le législatif et le
judiciaire,
un exécutif, rendu omniscient par l'informatique, tout-puissant par
la
manipulation des mass média peut régner sans partage. Et le problème
politique
central est de savoir quelle peut être la parade à ces possibilités
techniques
d'un Etat-policier parfait. Comment pouvons-nous définir le
socialisme
de telle sorte qu'il soit l'alternative à ce nouveau Leviathan, l'autre
possible,
celui où l'accès de chacun au nouveau pouvoir de l'homme pourrait
permettre
à tous de prendre part aux décisions dont dépend son destin, de
contrôler
l'application des décisions, de participer à leur réalisation. Voilà ce
que semble
être la première conséquence qui découle de l'utilisation opératoire
de la
notion de bloc historique nouveau.
Le
deuxième point est de savoir comment réaliser ce socialisme et
quelles
sont les couches et les classes sociales qui peuvent mettre en oeuvre
ces
forces nouvelles les plus dynamiques de l'économie et qui, par là-même,
peuvent
être porteuses, par leur alliance, d'une authentique révolution. Je ne
reviendrai
pas sur le commencement de l'analyse, car il s'agit bien plus d'une
hypothèse
de travail que d'une analyse véritable des stratifications à l'intérieur
des
intellectuels, un certain nombre d'intellectuels étant intégrés
pleinement
dans la classe dominante, d'autres s'étant déjà intégrés à la classe
ouvrière,
la grande majorité faisant mouvement vers la classe ouvrière sans y
appartenir.
Je ne reviens pas sur cette ébauche d'analyse. Mais je voudrais
faire
quelques observations sur quelques principes théoriques de la stratégie
de ce
bloc historique pour créer un modèle nouveau de socialisme. Il existe
des
couches de travailleurs intellectuels qui sont organiquement engendrées
— pour
reprendre encore une expression de Gramsci — par les formes
nouvelles
de l'économie, engendrées à la fois par les nouveaux rapports de
production
et par le développement des forces productives nouvelles et
notamment
de la science et de la technique. Ces couches, qui peuvent
constituer
avec la classe ouvrière un bloc nouveau, mettent en oeuvre les
formes
nouvelles de la richesse qui était autrefois la terre, puis le capital et
qui est
aujourd'hui de plus en plus la formation et l'information scientifiques.
Le
problème central qui me semble décisif pour l'avenir de la société
développée
c'est de savoir qui, du capital ou de la classe ouvrière, gagnera cette
force.
C'est pourquoi le mot d'ordre qui a été lancé par le Parti communiste
espagnol
: l'alliance des forces du travail et de la culture, mot d'ordre qui est
devenu
central dans leur politique, me semble devenir presque nécessairement
dans
notre société un mot d'ordre central ; car à mon avis, lui seul pose le
problème
d'unité sur une base de principe. Il s'agit ici de l'union de toutes les
forces
qui se développent avec l'économie elle-même et qui ont des raisons
communes
de détruire en son principe même la structure capitaliste. A mon
avis,
le mérite essentiel de la notion de bloc historique, c'est de désigner une
alliance
privilégiée, qui n'exclut pas les alliances avec les classes moyennes ou
paysannes
; mais ce qui me paraît intéressant dans cette notion, c'est qu'elle
montre
que l'alliance avec les intellectuels est de nature radicalement
différente
de ce que pouvait être une alliance avec les classes moyennes et
d'abord
pour une raison évidente, c'est que ces intellectuels ne sont pas la
classe
moyenne. Alors ce bloc historique nouveau peut se trouver dans la
situation
révolutionnaire classique, définie par Marx, à partir de l'analyse de
la
révolution bourgeoise de 1789.
A la
veille de la Révolution française, cette bourgeoisie détenait les
formes
nouvelles les plus dynamiques de la richesse en face d'une féodalité
dont le
pouvoir était en principe fondé sur la propriété terrienne et il
s'agissait
de s'emparer du pouvoir politique pour mettre la structure de l'Etat
en harmonie
avec les exigences de l'économie nouvelle. Or nous avons dit
tout à
l'heure que les révolutions, russe, chinoise en particulier, nées dans des
pays
sous-développés, dans des conditions très diverses, ne correspondaient
pas à
ce schéma. Le pouvoir politique a été pris par la classe ouvrière, ou
plutôt
en son nom, avant que n'existe la base économique et technique sur
laquelle
pouvait se construire une nouvelle superstructure, économique, avec
tous
les inconvénients que cela a comporté dans la suite. Mais, en ce dernier
tiers
du 20ème siècle et dans un pays développé, la classe ouvrière et son
Parti
peuvent et doivent déterminer les conditions de l'hégémonie, en
réalisant
les conditions subjectives d'une alliance des forces du travail et de la
culture
dans un bloc historique dont la grande mutation actuelle a créé les
fondements
objectifs. Si son analyse théorique de cette mutation et de ses
conséquences,
c'est-à-dire la nouvelle structure du travailleur collectif, permet
la
prise de conscience du lien interne, profond, entre les revendications de la
classe
ouvrière et les aspirations des étudiants, des intellectuels organiques,
alors
une situation révolutionnaire peut se créer. Toutes les forces vivantes de
l'économie
moderne sont mises en oeuvre par ce bloc historique constitué par
la
classe ouvrière et par ses alliés privilégiés, une partie des ingénieurs, des
techniciens,
des cadres, des chercheurs, des enseignants et de nombreuses
autres
couches d'intellectuels salariés, fonctionnaires, employés, de tous ceux
qui, à
la différence des classes moyennes traditionnelles (petits propriétaires,
paysans,
commerçants, artisans) sont engendrés par le progrès technique et se
développent
avec lui au lieu d'entrer en involution avec lui.
Le
nombre croissant des intellectuels salariés en France paraît de ce
point
de vue assez révélateur : 60 % des artistes, 50 % des médecins et du
personnel
sanitaire, 30 % des juristes, 84 % des professions littéraires et
scientifiques,
98 % des chercheurs, sont salariés actuellement en France, c'est
dire
qu'il y a une tendance à la disparition des professions libérales, les
producteurs
individuels de biens ou de services intellectuels. D'où naturellement
des
possibilités nouvelles de heurt avec les monopoles et l'état des
monopoles.
Dans les couches sociales diverses qui peuvent constituer le bloc
historique
nouveau, peut naître d'une part la conscience du caractère
parasitaire
de la survivance que constitue de nos jours la domination exercée
par les
capitalistes propriétaires des moyens de production (alors que la
gestion
de l'économie a mis en évidence la séparation entre la propriété et la
direction
technique). Le fait que le pouvoir économique conféré par la
propriété
est resté le seul pouvoir héréditaire et qu'il donne un double
privilège,
d'une part celui de prélever la plus-value et d'autre part celui de
fixer
la fin de la production, apparaît de plus en plus comme aussi périmé
que les
privilèges féodaux en 89 ; et peut naître aussi la conscience du
décalage
entre le possible et le réel, ou, disons entre deux rationalités : entre
la
rationalité du profit, en vertu duquel on produit d'abord ce qui est plus
rentable
et l'on crée ensuite, par le conditionnement, par les manipulations,
des
besoins artificiels afin d'écouler les produits, et puis une autre rationalité
plus
proprement humaine d'une économie dont l'objectif ne serait pas le
profit,
mais la satisfaction de besoins, en particulier collectifs, de culture, de
santé,
d'environnement, etc. Je crois que la conscience de ce parasitisme
d'une
part et de ce décalage d'autre part sont les deux composantes premières
d'une
conscience révolutionnaire, c'est-à-dire de la conscience des rapports de
classe
et l'exigence d'un possible humain à réaliser.
De là
la troisième remarque que je voulais faire : l'initiative politique
appropriée
découle de là, permettant de surmonter les contradictions d'un
capitalisme
parvenu à un certain degré d'épanouissement, et de réaliser la
révolution
socialiste en créant les superstructures politiques correspondant à
l'état
actuel des forces productives et des rapports sociaux. Les trois
conditions
sont :
1 - une
analyse scientifique (qui n'est pas encore faite) du bloc historique
nouveau
et du mot d'ordre qui pourrait exprimer cette prise de
conscience.
L'union des forces du travail et de la culture pourrait être un de
ces
mots d'ordre ;
2 - de
cette analyse découle la stratégie du bloc historique et là encore,
je
crois que c'est une idée importante, avancée par les camarades espagnols,
que
cette idée de grève générale capable à la fois de paralyser le système
actuel
et de faire la preuve que l'économie entière peut fonctionner au service
des
besoins collectifs et non au profit de quelques-uns, après l'abolition du
pouvoir
économique et politique de ces privilèges parasitaires ;
3 - une
révolution ainsi accomplie avec l'immense majorité d'un peuple
peut
déboucher sur un modèle nouveau de socialisme, un modèle fondé sur
l'autogestion
démocratique de l'économie et de tous les organismes politiques
et
sociaux. Il me semble que c'est là le tryptique de base qui peut découler
de la
notion de bloc historique dans la lutte pour le socialisme dans notre
pays,
c'est-à-dire son fondement objectif : le bloc historique nouveau, sa voie
de
passage orientée vers l'idée de la grève nationale et son modèle nouveau
d'autogestion
démocratique.
Pour
terminer, trois remarques sur ces trois aspects.
D'abord
que cette notion de bloc historique n'exclut pas une alliance
antimonopoliste
avec les classes moyennes des villes ou la paysannerie, mais
qu'il
peut seul ouvrir à tous ceux qui vivent de leur travail une véritable
perspective
d'avenir, celle d'un socialisme d'autogestion.
Ensuite
que la grève nationale dont on a ébauché la définition, avec
l'idée
de nos amis Espagnols, mais surtout à partir de l'expérience de mai
1968
qui me paraît assez importante pour qu'on en tire toutes les conséquences
: il me
semble que si l'on estompe la réalité du bloc — et ce qui a
peut-être
tant cabré la direction du P.C.F. contre cette notion — c'est qu'en
repoussant
le bloc historique, on voulait s'en tenir au seul mot d'ordre
d'alliance
des forces antimonopolistes. Mais si l'on s'en tient à ce mot d'ordre
qui ne
voit au-delà de la classe ouvrière qu'un magma de classes moyennes, la
tactique
qui découle d'une telle analyse, à mon avis totalement périmée, qui
était
déjà dans le programme de Champigny et qui est revenue avec le XIXème
congrès),
ne peut déboucher que sur la thèse d'une coalition électorale et
parlementaire,
c'est-à-dire finalement qu'elle n'ouvre pas d'autre perspective
que
celle d'une social-démocratie traditionnelle dont les échecs historiques
ont
révélé l'impuissance et qu'il me semble qu'on est en train de digérer très
tranquillement
à l'intérieur du Parti.
Je le
répète une fois de plus : il ne s'agit nullement de renoncer à ces
alliances
antimonopolistes, pas plus d'ailleurs qu'au travail électoral et parlementaire,
mais de
les situer à leur rang qui est loin d'être le premier, comme
un
moment subalterne mais utile de la mobilisation des masses, le coup
principal
et décisif devant être porté au système là où se trouvent ses centres
vitaux,
et ils ne se trouvent manifestement ni dans des Partis ni au Parlement,
mais au
niveau de l'économie et de l'organisation technique et monopoliste
de
cette économie.
Et
enfin l'autogestion démocratique qui est le but de cette lutte pour le
socialisme
doit être à mon avis étudiée, élaborée dans les conditions propres
à notre
pays, pour atteindre le but final ; je crois qu'il serait malhonnête
d'invoquer
les difficultés que rencontre cette autogestion en Yougoslavie,
puisque
le problème y était particulièrement difficile étant donné le lourd
handicap
de sous-développement, et par conséquent on ne peut pas mettre au
passif
de l'autogestion ce qui découle des conditions historiques dans
lesquelles
on l'a réalisée et non pas de son principe qui paraît un élément de
réflexion
fondamental. Il faudrait qu'il soit clair que ce modèle de socialisme
est
radicalement différent, non pas dans ses fins proclamées, mais dans ses
méthodes
effectives de réalisation, des modèles centralisés, bureaucratiques et
despotiques
qui ont perverti la conception même du socialisme et de son but
final,
qui en ont défiguré l'image dans les pays où le stalinisme est né ou dans
les
pays auxquels il a été imposé de l'extérieur. Le modèle de socialisme
correspondant
aux exigences d'un pays développé, ayant connu une révolution
démocratique
bourgeoise, dont le niveau de conscience et de culture est
relativement
élevé, est, il faut le dire clairement, encore à inventer.
Roger Garaudy
Revue
l'homme
et la société n. 21-12
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