37.La mort d’un journal (p.105-106)
4 Millions 4 vient de mourir, le jour de Noël, dans l’indifférence des uns qui n’ont jamais rien fait pour qu’il vive (alors qu’ils auraient dû !) et dans l’ignorance des autres qui ne se sont jamais aperçus de son existence.
C’est la fin d’une aventure exaltante, la plus exaltante, sans doute, que j’aie connue dans ma vie littéraire. Ce fut ma respiration, pendant onze ans. Choisir des livres que j’aimais. Aborder les sujets qui m’étaient chers. Savoir que j’avais des répondants, un peu partout, à Bruxelles et dans la Wallonie. « Les mots, écrit Marcel Lobet , dans un Petit supplément à l’Abécédaire du meunier, sont raccordés aux battements du cœur, à ce souffle vital qui se confond avec l’Esprit. Ecrire à un ami, c’est lui transférer le sang des mots. »
L’aventure de 4 Millions 4 (qui fut précédée de celle de Rénovation) m’aura enrichi de quelques-unes de mes plus belles amitiés : Marcel Lobet, Berthe Bolsée, Béatrice et André Lecaillon-Libert. Vingt classeurs ne suffisent pas à contenir les articles et les échos innombrables qu’ils ont suscités chez Marcel Thiry, Julen Green, Pierre Emmanuel, Georges Linze, Simone Schwarz-Bart, Charles Bertin, Louis Daubier, Joseph Hanse, Michel Duprez, Désiré Denuit, Jacques Henrard, Roger Foulon, Maurice Piron, Jean-Paul Schyns, Andrée Chedid, Laure Drost…et combien d’autres !
Quelle expérience aussi : celle de concevoir et de diffuser un hebdomadaire, sans moyens, par passion, par pur idéalisme. « Pour ceux qui vivent plus ou moins dans le confort des fins de mois assurées par les mandarins, écrit Lucien Outers dans le dernier numéro (je pense à tels canards d’extrême-droite), il est difficile d’imaginer la somme d’efforts, la montagne d’abnégation et de foi que représente la tenue, chaque semaine de l’année, d’un journal qui ne paie aucun de ses rédacteurs et pour qui la parution du numéro suivant est à la fois une angoisse et une énigme. »
Rénovation a commencé au moment où les grandes espérances, nées de la guerre, débouchaient enfin sur la scène politique et parlementaire. J’aurai la consolation d’avoir contribué, ne fût-ce qu’un petit peu, à la naissance de cette « communauté française » de 4 Millions 4 de Wallons et de Bruxellois que Marcel Thiry saluait dans le premier numéro et qui reste notre raison d’être en même temps que notre seule chance de survie.
38. Les angoisses d’un vieux professeur (p.107-109)
Comment aurais-je pu exercer un autre métier que celui de professeur de langue maternelle ? N’est-il pas exaltant, en effet, de se trouver constamment en contact avec la pâte humaine et de rencontrer les autres et le monde par le truchement de cette chose merveilleuse et unique qu’est le langage, champ d’avènement de l’homme ?
D’autant plus merveilleuse et plus unique que c’est au moment où je vois arriver – avec tristesse – l’âge de la retraite que l’enseignement de la langue m’apparaît plus passionnant que jamais.
Passionnant, mais aussi angoissant. J’envie (et je plains) les collègues qui n’ont pas de problèmes, qui reprennent, dans les grandes lignes, un cours préparé depuis dix ou vingt ans et qui enseignent toujours avec conviction que tel auteur a voulu dire cela et pas autre chose. Engagé dans la réforme du cours de français et dans l’élaboration du programme du troisième degré dont on n’a peut-être pas encore perçu l’extraordinaire portée rénovatrice, j’entre avec enthousiasme dans tout ce que nous a apporté la linguistique : primauté du langage, conçu comme une structure, qui transforme les démarches humaines en lectures et élargit la notion de « texte » ; remise en cause de la culture qui nous oblige à la polarité et au respect des différences ; nécessité de la recherche collective où l’on se donne des méthodes et des outils de travail.
Le métier, en effet, devient de plus en plus passionnant. Cependant, chaque jour, lorsque j’entre en classe, ces belles convictions s’effondrent. J’ai beau passer pour un professeur chevronné et avoir réussi, jadis, l’agrégation avec la plus grande distinction, je bute sur de terribles remises en question, notamment et surtout en ce qui concerne le concept même de la littérature.
Nous aimons Bernard Pivot et ses célèbres « Apostrophes » du vendredi qui mobilisent la France entière. Moi-même, j’ai passé la plus large part de ma vie littéraire dans la fréquentation des auteurs et des auteurs à travers leurs œuvres. Et voilà qu’on vient nous dire que c’est une optique erronée, qu’elle charrie un certain nombre de valeurs, toujours les mêmes, consacrées on ne sait pourquoi, et que la littérature, c’est autre chose. On nous le dit, il est vrai, dans un jargon impossible. Mais à force de lire et de relire Todorov et Bourdieu, on arrive tout de même à comprendre l’enjeu de leur entreprise.
Comment ! Vous avez cru, avec Pierre-Henri Simon, que « c’est à rencontrer l’homme qu’une lecture bien faite nous convie, et donc à prêter une oreille exercée et attentive aux tonalités secrètes de son langage » ! Vous avez cru naïvement que Sophocle, Pascal ou Sartre avaient un message à faire passer et qu’il importait de bien le recevoir ! Vous avez cru abusivement qu’il n’y avait pas trente-six manières de comprendre un texte et qu’il fallait, dans votre synthèse, faire une distinction nette entre l’essentiel et l’accessoire !
Michel Foucault vous répondra qu’ « on peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais ».
Jean Ricardou vous mettra en garde contre l’idéologie dominante qui prétend « qu’ à la base du texte », il y a nécessairement « quelque chose à dire », alors qu’il y a, avant tout, « quelque chose à faire ».[Cf. Luc Collès, « Itinéraire d’un professeur de littérature (1968-2012) » où l’auteur évoque les débuts « formalistes » de son enseignement, NDLR]
Bref ! Le critère des critères, pour avoir de la bonne littérature, est de considérer tout texte comme une matière signifiante, de se demander quels sont les modes d’existence de cette matière (en faisant toutes sortes de rapprochements – intertextes – au niveau du signifiant) et de voir ainsi si le texte est productif ou non. Citons encore une fois Jean Ricardou qui décide souverainement de ce qu’il faut faire ou ne pas faire ; « D’une part, éventuellement, tel sens qui correspond à tel sens institué : il s’agit alors d’une reproduction de sens (ce qui se pensait, insuffisamment, comme expression/représentation). D’autre part, éventuellement, des sens tout autres : il s’agit alors d’une production de sens (venue de sens imprévus qui résultent de l’organisation spécifique de la matière signifiante). »
L’enjeu de l’entreprise est clair. Le potache qui sort de l’école est bien à plaindre, s’il a emmagasiné, dans sa « culture », ce qu’ont bien pu penser Montaigne, Descartes et Bergson. Heureux homme, s’il est capable de produire du sens (peu importe lequel !) à partir d’une nouvelle de Ricardou.
Je caricature, bien sûr. Mais je ne fais que répercuter ce qui se chuchote dans une bonne partie du corps enseignant. Une poignée de chercheurs dont les élucubrations ne laissent souvent aux professeurs et aux élèves qu’une impression de jeu stérile et délirant, a-t-elle raison contre la masse qui ne parvient pas à décrocher du sens institué ? Peut-on ménager la chèvre et le chou en intégrant, dans son enseignement, les deux concepts de « littérature » ? La question est grave et angoissante, même pour un vieux professeur qui trouve beaucoup de plaisir à « muter » avec Derrida et consorts.
Ce serait trop facile de rire de Bertrand Poirot-Delpech qui, dans une chronique du Monde (5 février 1982), prétend remettre Jean Ricardou à sa vraie place : « J’ai moins de regret pour Jean Ricardou (auteur du Théâtre des métamorphoses). La cuistrerie abstruse dont il emmaillote les énoncés les plus banals fait dire qu’il ne l’aura pas volé, si le public boude, et que celui-ci n’y perdra pas grand-chose. Prenons-en le pari face aux siècles futurs ! »
39. Le peintre du Miserere (p.111-113)
La Tête du Christ , du Musée de Cleveland (U.S.A.), contemplée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, plusieurs fois, en 1952, s’est gravée en moi pour toujours. Je voudrais, disait Georges Rouault, peindre un Christ tellement vrai qu’il convertirait quiconque le regarde.
Qui est Georges Rouault ? Le 27 mai 1871, les Versaillais bombardent Belle ville où les habitants se sont réfugiés dans les caves. « Y a des morts ? » s’écrie quelqu’un. « Non, il y en a un de plus ! » lui répond une voix dans la mitraille. Ainsi vint au monde Georges Rouault, le monde déjà très noir de la Commune de Paris. Spn père était un simple menuisier breton, mais l’enfant allait trouver auprès de son grand-père et de ses tantes un ardent amour de la peinture.
On travaille jeune chez les Rouault. Georges fait des vitraux pour Saint-Séverin , dans un atelier de la rue de la Huchette. Il s’enivre littéralement de formes et de couleurs : « bleus sonores, rouges incandescents, jaunes sulfureux, verts minéraux ». Il leur donnera plus tard une vie autonome, sans ombres et sans perspectives, couleurs expressives en elles-mêmes, parfois entourées de cernes noirs, comme si c’était des vitraux.
Il eut un maître, Gustave Moreau , et fit l’Ecole des Beaux-Arts, mais il échappe à toute classification. Ni fauve, ni expressionniste ! Cela n’avait pour lui aucun sens. Il marina dans la confiture humaine et il aima Gustave Moreau comme un père, mais dans son art, il fut solitaire. Il ne fréquenta ni Montmartre, ni la Côte d’Azur. Il se contenta d’être lui-même, ce qui fit sauter l’académisme et mit le Christ dans ses toiles. Il fut humble et pauvre. « Ne me donnez pas comme le brandon fumeux de la révolte et de la négation, ce que j’ai fait n’est rien, ne me donnez pas tant d’importance. Un cri dans la nuit. Un sanglot raté. Un rire qui s’étrangle. Dans le monde, tous les jours mille et mille obscurs besogneux qui valent mieux que moi meurent à la tâche. » (Sur l’art et sur la vie, Paris, Denoël-Gonthier, 1971)
La marque spirituelle de Léon Bloy se reconnaît chez ses disciples. Le père de Rouault n’aimait pas l’Eglise qui avait condamné Lamennais et n’avait rien compris à la condition ouvrière. Pour rapprocher le peintre des sacrements, il fallut plusieurs rencontres : un dominicain à l’Ecole des Beaux-Arts, Huysmans à l’abbaye de Ligugé et, en 1904, Léon Bloy… » Au cœur d’une humanité qui adopte les nouvelles idoles, Bloy gémit parfois mais son abandon à Dieu lui fait oublier ses misères d’autrefois, d’aujourd’hui et de demain pour dire, les larmes aux yeux : tout ce qui arrive est adorable. » (O.C., p.96) Léon Bloy ne comprit jamais l’art de Rouault, mais il toucha l’âme de l’artiste qui voulut être non pas un peintre dit chrétien mais un visionnaire qui a la foi.
Qu’il s’agisse des clowns ou des filles, des gens de cirque ou de luxure, des gens de prétoire ou de la Bible, Rouault ne s’arrête à la forme – lignes brisées, traînées de boue, ombres torturées – que pour mieux atteindre les entrailles et faire apparaître l’intérieur. Pendant la première guerre, il fait un livre : cinquante planches gravées sur le thème du Miserere. Le noir se répand en une infinité de gris. Les lignes se heurtent comme la douceur ou s’arrondissent comme l’amour. Plus tard, la paix revenue, le peintre gagnera en sérénité. Ce sera l’époque de la luminosité somptueuse de Véronique, de la Sainte Face et des paysages bibliques qui sont comme une apothéose.
Nous sommes en 1947. Pour échapper à l’emprise d’Ambroise Vollard qui jouit d’un droit exclusif sur la vente de ses toiles, Rouault gagne un procès retentissant. « Personne, affirme le juge, hors l’artiste lui-même, n’a le droit de décider si une de ses productions peut être offerte au public ou non. » C’est ainsi que cet artiste, toujours insatisfait de lui-même (le Vieux Roi, commencé en 1916, ne fut achevé qu’en 1936), détruisit 315 toiles parce qu’il ne voulait pas laisser après lui une image indigne de son art.
J’ai choisi le Christ de Rouault, en 1952, pour mes images d’ordination. Depuis lors, je n’ai jamais pu travailler, sans avoir sous les yeux une toile de celui qui fut le peintre du Miserere.
J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987
4 Millions 4 vient de mourir, le jour de Noël, dans l’indifférence des uns qui n’ont jamais rien fait pour qu’il vive (alors qu’ils auraient dû !) et dans l’ignorance des autres qui ne se sont jamais aperçus de son existence.
C’est la fin d’une aventure exaltante, la plus exaltante, sans doute, que j’aie connue dans ma vie littéraire. Ce fut ma respiration, pendant onze ans. Choisir des livres que j’aimais. Aborder les sujets qui m’étaient chers. Savoir que j’avais des répondants, un peu partout, à Bruxelles et dans la Wallonie. « Les mots, écrit Marcel Lobet , dans un Petit supplément à l’Abécédaire du meunier, sont raccordés aux battements du cœur, à ce souffle vital qui se confond avec l’Esprit. Ecrire à un ami, c’est lui transférer le sang des mots. »
L’aventure de 4 Millions 4 (qui fut précédée de celle de Rénovation) m’aura enrichi de quelques-unes de mes plus belles amitiés : Marcel Lobet, Berthe Bolsée, Béatrice et André Lecaillon-Libert. Vingt classeurs ne suffisent pas à contenir les articles et les échos innombrables qu’ils ont suscités chez Marcel Thiry, Julen Green, Pierre Emmanuel, Georges Linze, Simone Schwarz-Bart, Charles Bertin, Louis Daubier, Joseph Hanse, Michel Duprez, Désiré Denuit, Jacques Henrard, Roger Foulon, Maurice Piron, Jean-Paul Schyns, Andrée Chedid, Laure Drost…et combien d’autres !
Quelle expérience aussi : celle de concevoir et de diffuser un hebdomadaire, sans moyens, par passion, par pur idéalisme. « Pour ceux qui vivent plus ou moins dans le confort des fins de mois assurées par les mandarins, écrit Lucien Outers dans le dernier numéro (je pense à tels canards d’extrême-droite), il est difficile d’imaginer la somme d’efforts, la montagne d’abnégation et de foi que représente la tenue, chaque semaine de l’année, d’un journal qui ne paie aucun de ses rédacteurs et pour qui la parution du numéro suivant est à la fois une angoisse et une énigme. »
Rénovation a commencé au moment où les grandes espérances, nées de la guerre, débouchaient enfin sur la scène politique et parlementaire. J’aurai la consolation d’avoir contribué, ne fût-ce qu’un petit peu, à la naissance de cette « communauté française » de 4 Millions 4 de Wallons et de Bruxellois que Marcel Thiry saluait dans le premier numéro et qui reste notre raison d’être en même temps que notre seule chance de survie.
38. Les angoisses d’un vieux professeur (p.107-109)
Comment aurais-je pu exercer un autre métier que celui de professeur de langue maternelle ? N’est-il pas exaltant, en effet, de se trouver constamment en contact avec la pâte humaine et de rencontrer les autres et le monde par le truchement de cette chose merveilleuse et unique qu’est le langage, champ d’avènement de l’homme ?
D’autant plus merveilleuse et plus unique que c’est au moment où je vois arriver – avec tristesse – l’âge de la retraite que l’enseignement de la langue m’apparaît plus passionnant que jamais.
Passionnant, mais aussi angoissant. J’envie (et je plains) les collègues qui n’ont pas de problèmes, qui reprennent, dans les grandes lignes, un cours préparé depuis dix ou vingt ans et qui enseignent toujours avec conviction que tel auteur a voulu dire cela et pas autre chose. Engagé dans la réforme du cours de français et dans l’élaboration du programme du troisième degré dont on n’a peut-être pas encore perçu l’extraordinaire portée rénovatrice, j’entre avec enthousiasme dans tout ce que nous a apporté la linguistique : primauté du langage, conçu comme une structure, qui transforme les démarches humaines en lectures et élargit la notion de « texte » ; remise en cause de la culture qui nous oblige à la polarité et au respect des différences ; nécessité de la recherche collective où l’on se donne des méthodes et des outils de travail.
Le métier, en effet, devient de plus en plus passionnant. Cependant, chaque jour, lorsque j’entre en classe, ces belles convictions s’effondrent. J’ai beau passer pour un professeur chevronné et avoir réussi, jadis, l’agrégation avec la plus grande distinction, je bute sur de terribles remises en question, notamment et surtout en ce qui concerne le concept même de la littérature.
Nous aimons Bernard Pivot et ses célèbres « Apostrophes » du vendredi qui mobilisent la France entière. Moi-même, j’ai passé la plus large part de ma vie littéraire dans la fréquentation des auteurs et des auteurs à travers leurs œuvres. Et voilà qu’on vient nous dire que c’est une optique erronée, qu’elle charrie un certain nombre de valeurs, toujours les mêmes, consacrées on ne sait pourquoi, et que la littérature, c’est autre chose. On nous le dit, il est vrai, dans un jargon impossible. Mais à force de lire et de relire Todorov et Bourdieu, on arrive tout de même à comprendre l’enjeu de leur entreprise.
Comment ! Vous avez cru, avec Pierre-Henri Simon, que « c’est à rencontrer l’homme qu’une lecture bien faite nous convie, et donc à prêter une oreille exercée et attentive aux tonalités secrètes de son langage » ! Vous avez cru naïvement que Sophocle, Pascal ou Sartre avaient un message à faire passer et qu’il importait de bien le recevoir ! Vous avez cru abusivement qu’il n’y avait pas trente-six manières de comprendre un texte et qu’il fallait, dans votre synthèse, faire une distinction nette entre l’essentiel et l’accessoire !
Michel Foucault vous répondra qu’ « on peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais ».
Jean Ricardou vous mettra en garde contre l’idéologie dominante qui prétend « qu’ à la base du texte », il y a nécessairement « quelque chose à dire », alors qu’il y a, avant tout, « quelque chose à faire ».[Cf. Luc Collès, « Itinéraire d’un professeur de littérature (1968-2012) » où l’auteur évoque les débuts « formalistes » de son enseignement, NDLR]
Bref ! Le critère des critères, pour avoir de la bonne littérature, est de considérer tout texte comme une matière signifiante, de se demander quels sont les modes d’existence de cette matière (en faisant toutes sortes de rapprochements – intertextes – au niveau du signifiant) et de voir ainsi si le texte est productif ou non. Citons encore une fois Jean Ricardou qui décide souverainement de ce qu’il faut faire ou ne pas faire ; « D’une part, éventuellement, tel sens qui correspond à tel sens institué : il s’agit alors d’une reproduction de sens (ce qui se pensait, insuffisamment, comme expression/représentation). D’autre part, éventuellement, des sens tout autres : il s’agit alors d’une production de sens (venue de sens imprévus qui résultent de l’organisation spécifique de la matière signifiante). »
L’enjeu de l’entreprise est clair. Le potache qui sort de l’école est bien à plaindre, s’il a emmagasiné, dans sa « culture », ce qu’ont bien pu penser Montaigne, Descartes et Bergson. Heureux homme, s’il est capable de produire du sens (peu importe lequel !) à partir d’une nouvelle de Ricardou.
Je caricature, bien sûr. Mais je ne fais que répercuter ce qui se chuchote dans une bonne partie du corps enseignant. Une poignée de chercheurs dont les élucubrations ne laissent souvent aux professeurs et aux élèves qu’une impression de jeu stérile et délirant, a-t-elle raison contre la masse qui ne parvient pas à décrocher du sens institué ? Peut-on ménager la chèvre et le chou en intégrant, dans son enseignement, les deux concepts de « littérature » ? La question est grave et angoissante, même pour un vieux professeur qui trouve beaucoup de plaisir à « muter » avec Derrida et consorts.
Ce serait trop facile de rire de Bertrand Poirot-Delpech qui, dans une chronique du Monde (5 février 1982), prétend remettre Jean Ricardou à sa vraie place : « J’ai moins de regret pour Jean Ricardou (auteur du Théâtre des métamorphoses). La cuistrerie abstruse dont il emmaillote les énoncés les plus banals fait dire qu’il ne l’aura pas volé, si le public boude, et que celui-ci n’y perdra pas grand-chose. Prenons-en le pari face aux siècles futurs ! »
39. Le peintre du Miserere (p.111-113)
La Tête du Christ , du Musée de Cleveland (U.S.A.), contemplée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, plusieurs fois, en 1952, s’est gravée en moi pour toujours. Je voudrais, disait Georges Rouault, peindre un Christ tellement vrai qu’il convertirait quiconque le regarde.
Qui est Georges Rouault ? Le 27 mai 1871, les Versaillais bombardent Belle ville où les habitants se sont réfugiés dans les caves. « Y a des morts ? » s’écrie quelqu’un. « Non, il y en a un de plus ! » lui répond une voix dans la mitraille. Ainsi vint au monde Georges Rouault, le monde déjà très noir de la Commune de Paris. Spn père était un simple menuisier breton, mais l’enfant allait trouver auprès de son grand-père et de ses tantes un ardent amour de la peinture.
On travaille jeune chez les Rouault. Georges fait des vitraux pour Saint-Séverin , dans un atelier de la rue de la Huchette. Il s’enivre littéralement de formes et de couleurs : « bleus sonores, rouges incandescents, jaunes sulfureux, verts minéraux ». Il leur donnera plus tard une vie autonome, sans ombres et sans perspectives, couleurs expressives en elles-mêmes, parfois entourées de cernes noirs, comme si c’était des vitraux.
Il eut un maître, Gustave Moreau , et fit l’Ecole des Beaux-Arts, mais il échappe à toute classification. Ni fauve, ni expressionniste ! Cela n’avait pour lui aucun sens. Il marina dans la confiture humaine et il aima Gustave Moreau comme un père, mais dans son art, il fut solitaire. Il ne fréquenta ni Montmartre, ni la Côte d’Azur. Il se contenta d’être lui-même, ce qui fit sauter l’académisme et mit le Christ dans ses toiles. Il fut humble et pauvre. « Ne me donnez pas comme le brandon fumeux de la révolte et de la négation, ce que j’ai fait n’est rien, ne me donnez pas tant d’importance. Un cri dans la nuit. Un sanglot raté. Un rire qui s’étrangle. Dans le monde, tous les jours mille et mille obscurs besogneux qui valent mieux que moi meurent à la tâche. » (Sur l’art et sur la vie, Paris, Denoël-Gonthier, 1971)
La marque spirituelle de Léon Bloy se reconnaît chez ses disciples. Le père de Rouault n’aimait pas l’Eglise qui avait condamné Lamennais et n’avait rien compris à la condition ouvrière. Pour rapprocher le peintre des sacrements, il fallut plusieurs rencontres : un dominicain à l’Ecole des Beaux-Arts, Huysmans à l’abbaye de Ligugé et, en 1904, Léon Bloy… » Au cœur d’une humanité qui adopte les nouvelles idoles, Bloy gémit parfois mais son abandon à Dieu lui fait oublier ses misères d’autrefois, d’aujourd’hui et de demain pour dire, les larmes aux yeux : tout ce qui arrive est adorable. » (O.C., p.96) Léon Bloy ne comprit jamais l’art de Rouault, mais il toucha l’âme de l’artiste qui voulut être non pas un peintre dit chrétien mais un visionnaire qui a la foi.
Qu’il s’agisse des clowns ou des filles, des gens de cirque ou de luxure, des gens de prétoire ou de la Bible, Rouault ne s’arrête à la forme – lignes brisées, traînées de boue, ombres torturées – que pour mieux atteindre les entrailles et faire apparaître l’intérieur. Pendant la première guerre, il fait un livre : cinquante planches gravées sur le thème du Miserere. Le noir se répand en une infinité de gris. Les lignes se heurtent comme la douceur ou s’arrondissent comme l’amour. Plus tard, la paix revenue, le peintre gagnera en sérénité. Ce sera l’époque de la luminosité somptueuse de Véronique, de la Sainte Face et des paysages bibliques qui sont comme une apothéose.
Nous sommes en 1947. Pour échapper à l’emprise d’Ambroise Vollard qui jouit d’un droit exclusif sur la vente de ses toiles, Rouault gagne un procès retentissant. « Personne, affirme le juge, hors l’artiste lui-même, n’a le droit de décider si une de ses productions peut être offerte au public ou non. » C’est ainsi que cet artiste, toujours insatisfait de lui-même (le Vieux Roi, commencé en 1916, ne fut achevé qu’en 1936), détruisit 315 toiles parce qu’il ne voulait pas laisser après lui une image indigne de son art.
J’ai choisi le Christ de Rouault, en 1952, pour mes images d’ordination. Depuis lors, je n’ai jamais pu travailler, sans avoir sous les yeux une toile de celui qui fut le peintre du Miserere.
J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987