BRUEGEL, le moulin et la croix
Un film de Lech Majewski, Pologne/Suède, 2011. Adapté de l’essai The mill and the cross de Michael F. Gibson.
Ce film ressortit aux fictions sur l’art, construites sur une oeuvre, à l’inverse des biopics. Dans cette catégorie récente Peter Webber, La jeune fille à la perle, 2003, romançait une chaste histoire d’amour entre le peintre et le modèle ; Dans La ronde de nuit, 2007, Peter Greenaway inventait un complot historique à partir d’une série d’indices repérables dans l’oeuvre, et pour Ce que mes yeux ont vu, 2007, à propos de Watteau, Laurent de Bartillat illustre les méthodes de recherches universitaires contemporaines. Autant d’approches qui mobilisent une histoire de l’art de plus en plus savante.
Bruegel, une animation du tableau : Le portement de croix, 1564, huile sur bois, 124x170 cm vu à la loupe et au macroscope.
La construction du récit s’appuie d’une part sur l’analyse formelle, les réseaux de la composition, d’autre part sur une narrativité par séquences extrapolées à partir des détails iconiques de la toile. Le thème annoncé, le portement de croix, occupe une place centrale, à la croisée des axes de la composition, mais n’occupe que le vingt cinquième de la surface du tableau, complètement noyé dans la profusion des rondes de personnages qui gravitent en ellipses à partir de la base du rocher sur lequel se dresse le moulin.
De la même manière, le cinéaste ne lui attribue qu’une place minime. Les arrêts sur image, rapportant les acteurs de la mise en scène à leur place, font apparaître le tableau et les artifices du tournage, comme les préparatifs de Marie-Madeleine dans la scène de déploration du premier plan, à une échelle plus importante et dans un style vestimentaire emprunté à la peinture religieuse antérieure - Jean a le visage du Saint Michel du Jugement Dernier de Van der Weyden.
Le traitement numérique lissé du fond paysagé tout à fait remarquable unifie l’hétérogénéité des systèmes filmiques, images de synthèse et prises de vues réelles pour les scènes de genre, hors cadre, dont certaines proviennent de détails d’autres peintures.
Hors cadre, le peintre, Pieter Bruegel l’ancien (vers 1525-1569), incarné par Rutger Hauer commente les motifs de la construction de l’oeuvre à son ami collectionneur Nicholas Jonghelinck (Michael York, on note la présence de La petite tour de Babel, dans sa maison). L’un et l’autre jouent les pédagogues. Se basant sur des dessins préparatoires, contenus dans un porte-folio très antique, l’artiste repasse à la pierre noire les éléments principaux en insistant sur la métaphore (lourdement anticipée) d’une toile d’araignée ; le nombre d’or arrive fort à point pour ancrer l’oeuvre dans les apports de l’humanisme. On peut cependant trouver d’autres liens plastiques plus pertinents dans un tableau conçu comme un paysage composé (la ville close, le rocher, les arbres, sous un ciel mouvant) dans lequel le lieu et l’espace visent à une représentation raisonnée du monde en marche, comme la foule se dirige vers le site de la crucifixion.
On oublie souvent que toute peinture figurative est un montage spatio-temporel, à partir d’études mises en perspective depuis la renaissance flamande ou italienne, mais contraint par l’unicité du support. L’apport de Bruegel est ici passionnant car c’est le projet formel qui impose le sens à l’istoria, dans son temps et son expérience.
Formels, le motif cosmique des cercles et le carré qui joint la plateforme circulaire du moulin, la roue, le crâne au pied du gibet où s’accroche la fiancée du film, et selon certains historiens, le peintre lui-même, le quatrième angle désigne le personnage assis de dos. Un triangle inscrit la scène de déploration autour de la Vierge. Une diagonale de ce carré passe par le centre de l’aire « Golgotha » sur la colline et la charrette qui transporte les deux larrons. Ce sont ces points qui hiérarchisent la construction du film.
La séquence d’entrée se situe dans le moulin qui domine la toile :
les proportions qu’ en donne le cinéaste outrepassent largement la place que lui a attribué Bruegel, énormité des escaliers et des engrenages qui ne broient que peu de grains: monstruosité du couple de meuniers ; d’emblée les apports du numérique et des animations visent l’allégorie. La machine remplace-t-elle Dieu ?
Pour insister sur le contexte historique, la chasse aux hérétiques, une interminable séquence développe la poursuite et l’exécution d’un jeune homme par les cavaliers rouges des gardes wallons, sous les yeux du marchand ambulant - celui du bas à gauche du tableau-
et son exposition sur la roue, où il est dépecé par les corbeaux.
Triomphe de la mort |
Le film montre le décrochement du corps comme une préfiguration de celle du Christ. Autre déplacement signifiant, le crâne de cheval sur le monticule, sorte d’anamorphose du crâne usuel au pied de la croix.
Dans le film, les arbres ont été marqués puis abattus, on a sorti la charrette pour les condamnés, aussi débiles que sur le tableau ou des caricatures de Bosch. L’aspect documentaire constamment étayé par la précision des costumes, les braguettes délacées ou non, inclut des scènes de genre en intérieur, les tripotées de mômes polochonnés (de qui ?, pas de Bruegel dont les deux fils - Pieter et Jan, peintres- sont nés en 64 et 68) qui rejouent les scènes d’enfants, la belle jeune femme à la toilette (la sienne et son enfant), les troussages en plein air, histoire de situer les clichés du temps. Ainsi la Vierge (Charlotte Rampling) a l’air d’une veuve de circonstance, et un moment donné l’ensemble du récit fait penser à une reconstitution de la Passion pour une kermesse. On a failli s’ennuyer...
Or le commentaire vise à situer l’oeuvre dans le contexte politique des années 1560 : la Flandre sous la coupe du Duc d’Albe est occupée par les troupes espagnoles de Philippe II. Situation qui déclencha une série de révoltes jusqu’à la pacification en 1576.
Bruegel fut-il engagé politiquement ? Depuis Karel van Mander (Le livre de peinture, 1604) les historiens de l’art divergent sur sa position : un sage témoin de son temps ou un peintre qu’on dirait militant. Entre Roger Garaudy (60 oeuvres qui annoncèrent le futur, Skira, 1974), qui défend logiquement la thèse de l’engagement et Pierre Francastel, (Bruegel, Hazan, 1995), plus modéré qui analyse remarquablement les inventions esthétiques nées de l’observation sociologique du monde et des gueux l’écart met en évidence la prudence de l’artiste , dans le film aussi.
Film qui se clôt sur un zoom arrière dans le Musée de Vienne où voisinent Le portement de croix et La tour de Babel.
À voir pour revoir et relire les peintures.