09 avril 2019

La peinture abstraite et l'oeuvre de James Pichette, par Roger Garaudy

Il doit être possible de parler de la peinture abstraite en des termes qui ne soient ni ceux du réquisitoire, ni ceux de l'apologie.

On entend trop souvent parler de la peinture abstraite comme si elle était le dernier mot et l'aboutissement de toutes les formes d'art, et comme s'il ne devait désormais plus y avoir de peinture que celle-là. L'on entend trop souvent aussi parler de la même peinture abstraite comme si elle exprimait la
forme dernière et la plus monstrueuse de la décadence de la peinture, de la décadence tout court, et comme si elle devait être radicalement bannie.

Peut-être serait-il plus utile de chercher d'abord, tout simplement, à comprendre sa signification historique à travers l'histoire générale des arts, à comprendre aussi sa signification actuelle et ce qui en permet la lecture.
Peut-être alors verrions nous 
dans l'abstraction un moment
 nécessaire de toute peinture, 
même réaliste, et présent à toutes
les époques de l'histoire 
de l'art ; peut-être aussi verrions-nous
dans les formes de la 
peinture abstraite au début du XX* siècle
et à l'heure actuelle 
encore un moment du développement de la
 peinture moderne, 
un moment qui, comme tout moment de
 l'histoire des arts, 
n'est certainement pas dernier mais au contraire
 dépassable, 
mais par lequel il était légitime, et peut-être nécessaire, de
passer.

L'incandescence, 1956
C'est dans cet esprit et dans cette perspective que nous voudrions
présenter quelques réflexions sur la peinture abstraite en général, et sur l'oeuvre de James Pichette en particulier.
La tâche de l'art n'a jamais été une imitation ou une reproduction pure et simple de la nature. Même aux époques où
cette imitation et cette reproduction ont paru passer au premier plan des préoccupations de l'artiste et de la société dans laquelle il  vivait, pour laquelle il travaillait, il y a toujours eu, dans
l'art aussi bien du point de vue de l'artiste créateur que de celui qui en apprécie la beauté, un moment essentiel que nous
pourrions appeler le détour de l’humain.



Entre l'objet ou la figure, tels qu'ils existent en dehors de nous et
sans nous, et 
l'image qui en est reconstruite par l'artiste, s'intercale un
moment de choix, de simplification, de généralisation ou
d'idéalisation, disons d'un mot, d'ailleurs équivoque, de déformation
par lequel s'affirme la présence de l'homme, sa manière
de se situer par rapport au monde, d'évaluer ce monde, de dire
devant lui son angoisse, son désir, ses espérances. Il n'est point
d'art qui n'implique ce détour de l'humain.

Les bisons ou les rennes qui ornent les parois des grottes de
Lascaux, par exemple, ne sont nullement la projection passive
ou le décalque impersonnel du détour de la silhouette de l'animal.
Ce qui fait la force et aussi la grâce de quelques-uns de
ces dessins préhistoriques c'est ce qui fait la force et la grâce
de toute oeuvre d'art à n'importe quelle période de l'histoire.
Entre la figure et son image un esprit, un coeur et une main
d'homme ont laissé leur empreinte. La ligne synthétique par
laquelle s'exprime le mouvement de l'animal est une ligne de
force : elle exprime la tension vivante du corps de l'animal, tel
que le chasseur qui le poursuit ou qui le combat en a éprouvé
l'intensité. Le geste créateur de l'homme, de l'artiste, exprime
cette tension, et ce corps nous apparaît comme un ressort bandé
ou comme un arc.

Hommage à Kenny Clarke, 1962
Lorsqu'on étudie les différentes étapes du dessin d'un taureau par Picasso, lorsque l'on examine la manière dont le peintre
s'efforce de dégager du détail anecdotique et individuel les grandes lignes de force qui parcourent le corps de la bête pour
arriver à une arabesque extrêmement dépouillée, qui n'est plus que le signe du taureau et de sa force, l'on est nécessairement saisi par la continuité de cette signification de l'art et de la
création artistique depuis l'âge des cavernes jusqu'à nous, et
lorsque l'on compare le point d'aboutissement de cet effort de
dépouillement réalisé par Picasso dans le dessin de son taureau,
l'on est frappé de la ressemblance saisissante entre la dernière
version et tel dessin des cavernes néolithiques du Tassili, représentant
un boeuf à longues cornes et le réduisant à un signe, à
un signe abstrait très proche de celui qu'à réalisé Picasso.
L'on pourrait faire des remarques analogues en prenant comme
point de référence quelques-unes des oeuvres les plus significatives
de la sculpture grecque classique. Lorsque Miron
représente son Discobole, il réalise une véritable contraction
des moments du temps, le geste de l'athlète ne saurait être
reproduit tel quel dans la réalité. Miron, comme le fera plus
tard Rodin ou comme le fera Bourdelle, rassemble, en un point
du temps, des mouvements et des gestes qui ne peuvent en
réalité s'accomplir qu'en plusieurs moments du temps, et c'est
ainsi qu'il suggère le mouvement et donne le sentiment de son
intensité.

La présence de l'homme s'affirme ainsi dans ce que l'on est
Composition, 1964
bien obligé d'appeler une abstraction, que cette opération se réalise sous la forme d'une extraction, d'une ligne de force essentielle choisie dans le chaos des apparences immédiates, ou sous la forme d'une contraction des moments du temps permettant d'exprimer la forme ou l'acte au moment le plus tendu et le plus expressif de son existence.

Dans les exemples précédents, l'abstraction est une manière de 
saisir le réel visible pour en dégager l'essentiel, pour en donner le sens et le traduire par des signes.
L'abstraction s'est aussi exprimée historiquement, au cours du
développement de l'art, comme un effort pour rendre visible
l'invisible : à l'inverse de ce qui s'est produit dans les cas
précédents on ne part pas du réel pour en dégager la signification
humaine mais, au contraire, l'on essaye de rendre présentes
et visibles des forces invisibles ou surnaturelles. Lorsque,
par exemple, dans une église comme celle de Daphni, le
mosaïste byzantin inscrit l'image d'un Christ pantocrator sur
la surface courbe d'une coupole, il suggère, en quelque sorte
physiquement, le sentiment de l'infinité en nous empêchant
d'assigner une dimension précise à la figure. Lorsque ces
mosaïques byzantines, par le jeu d'une perspective inversée,
renforcent encore ce sentiment, en nous donnant l'impression,
non pas que nous sommes les spectateurs immobiles et passifs
d'un spectacle dont le point de référence se trouverait dans
nos yeux, mais, au contraire, nous donnent l'impression que
les figures et les choses viennent vers nous, convergent vers
notre regard, lorsque l'éclat même des couleurs, le scintillement
des smaltes avec leurs ors et leurs bleus lumineux nous transporte
dans un monde sans commune mesure avec celui de la
réalité quotidienne, la volonté de rendre visible l'invisible,
de suggérer la présence du surnaturel, cette manière d'agrandir
à l'infini un visage ou un geste, de nous donner le sentiment
direct par la courbure de cet espace, par l'inversion de
cette perspective, par la magie de ces couleurs, qu'une force
immense et transcendante par rapport à notre vie terrestre,
à la fois vient vers nous comme un appel et une sommation
et semble nous attirer et nous happer vers un autre monde. La
recherche des équivalents plastiques permettant de produire
de tels effets conduit à l'une des formes les plus hautes de
l'abstraction dans les arts plastiques. L'abstraction ici, selon
l'étymologie même du mot, est encore une manière de... « tirer
de... » mais en un sens nouveau : ce n'est pas nous qui tirons
de la réalité l'essentiel ; c'est une forme qui semble construite
avec des lois étrangères à celles de notre monde, qui semble
nous tirer nous-mêmes de ce monde, pour nous révéler quelque
chose d'essentiel de notre destinée : sa transcendance.

Nous pourrions ainsi multiplier les exemples empruntés à
l'histoire de l'art entre ces deux points extrêmes de l'art classique
grec et de l'art byzantin, de l'art humaniste et de l'art
religieux, mais la signification de l'abstraction, du détour de
l'humain, serait toujours la même.

Lorsque Poussin agrandit jusqu'au ciel dans un paysage
une aventure ou une action de l'homme, lorsque le contrepoint
des architectures, des arbres ou des nuages, renforce l'intensité
du motif essentiel, la présence de l'homme, de l'artiste créateur,
s'affirme avec une autorité particulière : ce qui est grand dans
une telle oeuvre, ce n'est évidemment pas la représentation
anecdotique de tel épisode de la mythologie ou une copie de
toute évidence infidèle d'un paysage, puisqu'il s'agit, dans les
deux cas, d'une construction soumise aux intentions délibérées
de l'artiste créateur ; ce qui est grand, c'est entre les événements
et les choses d'une part, et l'oeuvre d'autre part, ce
Le poète blessé.
Hommage à Guillaume Apollinaire, 1947
détour de l'humain, cette manière de suggérer, par la synthèse, l'élision, ou la déformation, ou encore la construction, un rapport de l'homme avec le réel qui ne soit seulement utilitaire ou
intellectuel. Chaque grande époque de l'histoire a ainsi défini des rapports particuliers entre l'homme, la nature, la société et son propre avenir et les formes d'abstraction par lesquelles
les artistes ont exprimé, à chaque époque, ce rapport, nous permettent de lire, de déchiffrer, à travers leurs oeuvres, les grandes attitudes historiquement prises par l'homme à l'égard
de la nature, de la société et de son propre avenir.

Il est arrivé parfois aussi au cours de l'histoire de l'art, mais plus rarement, que les formes soient purement abstraites.
L'interprétation de cette abstraction est souvent difficile :
s'agit-il de motifs simplement décoratifs ou bien de symboles ?
Le thème des entrelacs dans certains manuscrits irlandais, le
thème du labyrinthe dans des églises gothiques ont-ils simplement
une valeur d'ornement ou bien une signification mystique ?
Le problème est posé avec une particulière acuité par l'art
islamique : son abstraction n'est-elle pas commandée par la
conception du monde, de l'homme et de Dieu, propre à la religion
islamique ? La tâche de l'art n'est-elle pas, selon l'Islam,
non de copier le visible, mais de rendre visible l'invisible et
l'indicible : l'ordre divin de l'univers et de la société, les lois
rigoureuses qui la régissent et dont les expressions sensibles
et proches sont les lois mathématiques de la géométrie et les
lois musicales de l'harmonie et du rythme ?

Même lorsqu'apparaissent à certaines périodes de l'histoire de
l'art islamique, sous les Abbassides de Bagdad par exemple,
des figures et des personnages dans la peinture, ce sera moins
le symbole que la stylisation qui évoquera, par delà l'écoulement
anecdotique des choses, la loi du monde et son rythme :
les plis d'un vêtement ou les mouvements d'une danse ne rechercheront
pas un rapport de ressemblance avec la chose ou l'événement,
mais le déroulement d'un motif cadencé qui échappe
au temps. Les enluminures rigoureusement abstraites du Coran
qui inspireront d'ailleurs presque toutes les formes ultérieures
de l'art décoratif musulman, qu'il s'agisse des cuirs, des tapis
ou des cuivres, souligneront cette unité d'inspiration. Le caractère
essentiel de cet art, c'est la prédominance de la géométrie
pour maîtriser la luxuriance des formes, soit que cette géométrie
demeure latente sous l'enroulement des tiges et des formes
florales stylisées, pour en diriger l'ordonnance secrète, soit
que le motif géométrique abstrait apparaisse comme tel et se
noue au décor floral. Dans les plus belles réussites de cet art, la
puissance de la composition abstraite est devenue particulièrement
sensible aux hommes de notre temps, qui ont vécu les
aventures de la peinture moderne. Dans l'arabesque se résument
en une composition abstraite et rythmée, le sens musical de la
nature et le sens rationnel de la géométrie, qui sont les deux
composantes essentielles de l'art islamique et de sa conception
de l'ordre du monde. N'y a-t-il pas, dans cette création parallèle
à la nature d'un monde qui n'est plus celui de la nature mais
celui de la construction abstraite, une volonté, non pas simplement
décorative, mais une volonté d'exprimer, non les apparences
du réel, mais ses rythmes fondamentaux et ses lois ?        


Composition, 1963
L'art européen, depuis l'art grec classique jusqu'au début du
XX* siècle, a été, en général, représentatif. Même s'il s'éloignait
de la nature, comme par exemple l'art roman, il nous présentait
toujours quelque chose de reconnaissante, qu'il s'agisse du
réel ou du fantastique. C'est seulement au début du XX* siècle
qu'apparaît un art qui se veut essentiellement abstrait et qui
fuit même délibérément toute représentation et toute figuration.
Le détachement à l'égard de cette tradition, la protestation
contre elle, la négation même de cette tradition se sont opérés
en plusieurs étapes.

Le détour de l'humain, la présence de l'homme, a pris une
importance croissante à partir du milieu du XIX* siècle, sous
la forme d'une affirmation de plus en plus violente, d'abord
des droits de la subjectivité de l'homme : qu'il s'agisse de
l'impressionnisme au milieu du XIX* siècle ou de l'expressionnisme
de la fin du XIX* siècle, l'accent est mis sur la volonté de
présenter dans un tableau, non pas les choses en elle-mêmes,
mais telles que les éprouve l'individu, selon son tempérament
ou son humeur. Qu'il s'agisse avec les impressionnistes de
noter, avec une sensibilité extrême, les variations les plus ténues
de la lumière, en retenant dans la toile l'image fugitive et la
pellicule colorée d'un paysage, ou qu'il s'agisse, dans le dessin
expressionniste, de mettre au service même d'une vision tragique
et douloureuse du monde les procédés jusque-là mis en
oeuvre par les seuls caricaturistes, jusqu'à faire de la ligne, non
plus le contour d'une forme, mais le sillage d'un mouvement.
Dans les deux cas, c'est une affirmation exaspérée de l'homme,
de l'homme comme individu ou de l'homme comme vie
intérieure, par opposition au monde coutumier et utilitaire
des objets et au découpage traditionnel qui en est fait dans une
société donnée.

Peut-être serait-il possible de montrer qu'à travers l'histoire
de l'art l'accent est mis sur l'abstraction, chaque fois que
domine dans une société une conception dualiste de l'homme
et du monde, chaque fois que s'opposent fortement la nature
et l'esprit, l'âme et le corps. Cette conception du monde dualiste
semble elle-même liée à l'ensemble des conditions de
vie, aux rapports de classes et aux différentes aliénations,
conduisant à atteindre, à rechercher un autre monde et à saisir
dans son art, non pas la nature, mais une surnature, le
surnaturel.

Peut-être aussi la naissance et le développement des tendances
à l'abstraction dans la peinture contemporaine depuis presque
un siècle sont-ils liés à une rupture entre le social et le spirituel,
à un hiatus entre le créateur et la société. Peut-être la
peinture abstraite est-elle la forme d'art caractéristique d'un
monde des hommes doubles où l'individu s'affirme dans un
effort pour exprimer sa propre existence : non plus un monde
extérieur qu'il redoute, qu'il méprise ou qui l'écrase, mais un
monde intérieur en lequel i l croit se retrouver lui-même et sa
liberté.

Quelques-uns des maîtres de l'abstraction semblent avoir eu
conscience de cette motivation. Paul Klee, en 1915 déjà, écrivait:
« Plus horrible devient ce monde, comme il le fait en ce
moment, plus abstrait devient l'art, alors qu'un monde en paix
produit un art réaliste. » Mondrian déclarait de son côté :
« L'art est un produit de remplacement à une époque où la vie
manque de beauté. » Kandinsky parle de « se détourner du
contenu sans âme de la vie présente. » Malevitch proclame :
« L'art arrive à un désert où i l n'y a plus rien de reconnaissable
que la seule sensibilité. » Enfin, un contemporain comme
Bazaine écrit dans ses Notes sur la peinture d'aujourd'hui :
« L'art est la tentation de respirer dans un monde irrespirable. »
Quoiqu'il en soit de cette attitude de négation et de refus, i l
semble bien que l'origine du mouvement qui aboutit au début
du XX* siècle à la peinture abstraite soit contemporaine des
débuts du romantisme à la fin du XVIII* siècle : dans la critique
qu'il fit de L'essai sur la peinture de Diderot, Goethe souligne
que « la confusion de la nature et de l'art est la maladie
de notre siècle. L'artiste doit dans la nature se fonder son propre
royaume et i l cesse d'être un artiste s'il s'assimile à la
nature. » Combattant l'esthétique du XVIIIe siècle, notamment
celle de Diderot fondée sur la confusion de la nature et de
l'art, Goethe insiste sur le fait que l'artiste n'a pas à rivaliser
avec la nature, mais à lui donner une signification pour
l'homme : « L'artiste, écrit Goethe, reconnaît sa dépendance à
l'égard de la nature qui l'a créée, mais lui, il crée à partir d'elle
une seconde nature. » Cette expression sera reprise par Baudelaire
appelant le peintre à créer « une autre nature ». Dans une
page qui montre l'influence exercée sur lui par la philosophie
allemande de Kant et de Fichte, qu'il connaissait à travers le
livre de Mme de Staël sur l'Allemagne, Delacroix, dans son
Journal, à la date du 26 janvier 1824, écrit : « Je retrouve dans
Mme de Staël le développement de mon idée sur la peinture...
le rôle de la peinture n'est pas d'imiter les êtres de la nature,
mais de créer des êtres nouveaux qui prendront place dans la
nature. » Déjà ainsi la tâche qui est assignée à l'art n'est plus
l'imitation de la nature, mais la construction, la création d'une
autre nature. Il s'agit d'accroître le réel, de faire pousser des
branches nouvelles sur l'arbre de la réalité. Dans le romantisme
allemand, cette conception a conduit à l'idéalisme magique
de Novalis, et il n'est pas rare de retrouver soit dans le
mouvement symbolique de la fin du XIXe siècle, soit chez certains
théoriciens actuels de l'abstraction, des spéculations de cet
ordre. Depuis les théories de Maurice Denis et des Nabis jusqu'au
« Spirituel dans l'art » de Kandinsky l'on a assisté à de
nombreuses tentatives mystiques de donner à l'art mission
d'exprimer le sacré, la surnature et de faire de l'artiste un
médium et un révélateur. Chez d'autres, ces spéculations se
sont données des allures pseudo-scientifiques : reprenant et
transposant les conceptions de certains artistes de la Renaissance
sur les proportions et le nombre d'or, certains ont voulu
donner à l'art mission d'exprimer le nonempirique, la géométrie
secrète des choses, et leur musique mathématique. Ce néopythagorisme
esthétique a fait souvent sa jonction avec les
courants mystiques. Enfin, les interprétations surréalistes de
la psychanalyse ont conduit, en peinture, à la recherche
d'équivalents de ce que fut pour la poésie la mode de « l'écriture
automatique », en laquelle, par une interprétation plus ou
moins cabalistique, l'on croyait retrouver, dans un monde intérieur
spontané et dans ses expressions automatiques, la révélation
d'un monde de l'au-delà.

En file indienne, 1961
Il ne serait pas sage de partir de telles spéculations soit pour
condamner en bloc les expériences abstraites, soit pour chercher
à établir une classification des courants de la peinture
abstraite en fonction de telles théories.

S'agissant de peinture, il convient de partir, pour établir cette
classification, de critères proprement picturaux. Dans un beau
livre M. Bru s'y est employé en cherchant par exemple ce que
pouvait être un fauvisme abstrait ou un cubisme abstrait. Sans
prétendre aboutir de cette manière à une classification systématique,
i l est nécessaire de rappeler comment certains maîtres
de la fin du XIX* siècle s'engageaient déjà dans la voie de
l'abstraction et ceci d'une manière tout à fait consciente. Van
Gogh par exemple écrit dans une lettre d'août 1888 : « Au lieu
de chercher à rendre exactement ce que j'ai devant les yeux
je me sers de la couleur arbitrairement pour m'exprimer fortement.»
Et il ajoutait dans une lettre à Emile Bernard : « ça
devient naturelllement un peu abstrait. » Gauguin également
parlait de « s'attaquer aux fortes abstractions », et il entendait
par là la ligne synthétique et la couleur transposée.

Le père de la peinture moderne, Paul Cézanne, a joué en ce
domaine, comme en tous les autres, un rôle déterminant : remettant
en cause la conception de la perspective et de l'espace
comme la conception du modelé élaborées depuis la Renaissance,
il a fait faire un pas décisif à la recherche des équivalents
plastiques ; lorsque pour exprimer la profondeur ou le
relief des objets i l transpose les valeurs en couleurs et lorsqu'il
donne ainsi à la couleur la charge de suggérer et non pas
d'imiter la profondeur des choses, nous avons affaire à un
usage déjà abstrait de la couleur, à une transposition et à une
équivalence. Lorsque Cézanne, par une géométrisation et une
stylisation des formes naturelles, appelle le peintre à découvrir
dans les formes des choses, les formes élémentaires de la
sphère, du cylindre, du cône, du cube, il inaugure une volonté
d'humanisation de la nature, et il donne ainsi aux lignes et aux
structures une orientation abstraite. Il en est de même de la
composition. Cézanne s'efforce de créer des êtres nouveaux, de
faire de son tableau un objet qui vaut pour d'autres raisons
que sa référence à la nature, il s'agit pour lui de « réaliser »,
c'est-à-dire de faire naître. Son ambition, dira-t-il encore, c'est
de « faire du Poussin sur nature ». Dans une oeuvre comme
Les Grandes Baigneuses, Cézanne construit littéralement les
corps humains et les arbres d'une manière architectonique, i l
crée une sorte d'ogive à la fois avec le fût des arbres et le corps
des femmes, c'est dire que la composition n'a plus la signification
théâtrale ou géométrique du passé ; elle s'apparente
davantage à la composition musicale, elle se détache de l'ordre
de la nature pour reconstruire celle-ci selon un plan humain
qui est, lui aussi, une abstraction. Cézanne est ainsi à l'origine
des recherches qui, avec Matisse et le fauvisme, avec Picasso,
Braque, Léger et le cubisme, conduiront à élaborer un langage
nouveau de la peinture, un langage dont il suffira de pousser
les conséquences jusqu'à leur limite extrême pour arriver à
l'abstraction.

De ce langage nous pourrions résumer très sommairement les
caractères essentiels de la manière suivante :

Le dessin est de moins en moins le contour d'une image, mais le
signe abstrait d'un sentiment, et, de plus en plus, la trace ou le
sillage d'un mouvement, d'un acte.

La couleur n'est plus nécessairement le ton local des choses, ni
le jeu impressionniste du soleil et de la vie, elle est soit un symbole
de valeur purement émotionnelle, soit une valeur constructive,
capable de créer un espace qui n'est plus donné mais construit.

La composition n'est plus nécessairement une variante de la
mise en scène obéissant aux lois physiques et géométriques
des choses, mais tantôt une ordonnance simplement musicale,
tantôt une construction d'un « modèle » exprimant la structure
d'un acte. Elle n'est plus soumise aux choses extérieures et à
leur ordre, elle exprime la vie propre de l'homme, son action
sur les choses, sa participation créatrice au devenir du monde.
Le tableau est ainsi un objet dont la valeur ne se mesure pas
Le fief des Rouges-Queues, 1965
par rapport à un monde qu'il est sensé représenter. Il vaut par lui-même comme un objet technique, avec cette différence qu'il n'est pas destiné à servir une action particulière, mais à offrir à chaque époque un « modèle » exprimant notre pouvoir de création ou de transformation du monde et notre confiance dans ce pouvoir.

La peinture abstraite, au début du XX* siècle, opère un passage à la limite. Alors que l'abstraction avait toujours été une
composante de l'art même le plus figuratif, des peintres vont tenter d'isoler ce moment de l'abstraction et de réaliser le rêve d'une peinture pure.

Peut-être ont-ils commis le péché d'angélisme, en essayant d'échapper à cette tension constante entre les deux pôles de toute grande peinture : l'image et la musique.

Kant, définissant dans sa théorie de la connaissance la nécessaire
tension entre le sensible et le conceptuel, évoque d'une
manière imagée l'utopie du philosophe qui prétendrait se libérer
du sensible pour vivre dans le royaume des essences abstraites
: la colombe qui peine à battre l'air de ses ailes, écrit-il,
est peut-être tentée de penser que s'il n'y avait point cet air
qui lui résiste elle volerait mieux et plus librement. Mais c'est
une illusion mortelle : elle ne volerait plus du tout, car on ne
s'appuie que sur ce qui résiste.

Peut-être le peintre abstrait poursuit-il le rêve menteur de la
colombe de Kant : en me libérant de la servitude de la représentation
ne puis-je réaliser la musique pure, l'harmonie pure
des formes ? N'est-ce pas oublier que toute forme est la forme
d'une matière ? Qu'il n'y a d'abstraction qu'à partir du concret
et en tension dialectique, tragique, mais vivante, avec le
concret ? Le passage à la limite, la poursuite de l'abstraction
pure ne conduit-elle pas à appauvrir les formes elles-mêmes, à
vivre l'harmonie dans une atmosphère de plus en plus subtile,
mais de plus en plus raréfiée ? L'oeuvre de Mondrian s'achève
avec les trois couleurs fondamentales et des droites se coupant
à angle droit. Lorsque Malevitch pousse la tentative jusqu'à
l'extrême limite, i l en arrive à exposer un tableau intitulé :
Carré blanc sur fond blanc ; au-delà il ne reste plus guère que le
suicide.

L'expérience de l'abstraction, qui est vieille aujourd'hui de plus
d'un demi-siècle, ne représente donc sans doute pas l'aboutissement
ultime et décisif de la peinture. Il serait tout à fait hasardeux
d'extrapoler et d'affirmer qu'il n'y aura plus désormais
d'autre peinture que la peinture abstraite.

Mais inversement la tentative d'isoler le moment abstrait, le
moment musical de la peinture en essayant de se priver de tout
support représentatif est un moment légitime, un moment
nécessaire : il nous a aidé à prendre conscience de ce qui est
spécifiquement peinture dans la peinture, indépendamment
de toute technique d'imitation. Cela nous a même permis de
mieux comprendre la peinture classique, de ne plus voir en
elle la représentation d'une belle chose mais une belle représentation
d'une chose, à ne plus traiter le tableau comme du
théâtre figé mais comme une harmonie et une présence
humaine.

L'ambition de la peinture abstraite est donc une haute ambition
et une ascèse fertile des arts. Ce que la peinture abstraite
a voulu dire, il fallait que cela une fois fut dit.

Le réalisme qui, nous l'avons déjà souligné, comporte toujours
une composante abstraite, sans quoi il dégénère en naturalisme
et en photographie, ne peut plus être, après l'abstraction pure,
ce qu'il était avant elle : il doit être au-delà et non en-deça,
c'est-à-dire intégrer l'abstraction comme l'un de ces moments.
C'est pourquoi, sans prétendre arrêter la peinture à cette étape
abstraite non plus qu'à aucune autre, il paraît nécessaire de
défendre cette tentative, c'est-à-dire non d'en faire l'apologie
ou d'en prononcer la condamnation, mais d'essayer avant tout
de comprendre, ce qui est la meilleure façon d'accomplir le
premier devoir du critique, le devoir de défendre les vivants
contre les morts.

Tel est l'esprit dans lequel nous voudrions aborder l'oeuvre de
James Pichette.

Le robot noir, 1962
Le chemin de James Pichette commence avec des paysages de son Berry natal, en 1941, de ce Berry qui fut l'un des berceaux de la peinture française au temps où les frères Limbourg illustraient
les Très riches heures du Duc de Berry, au temps aussi où fleurissait l'école de la Loire.

Un portrait de son frère, exécuté en 1944, révèle le coloriste qui, sans rompre avec la ressemblance, recherche déjà les
accords riches et violents de la couleur.

Bien entendu, ce jeune peintre, né en 1920, subit l'influence du
prince des peintres de notre temps, celle de Picasso, dont l'empreinte
marque ses envois au Salon des Surindépendants en
1947. Il subit également, pendant une courte période,
l'influence du surréalisme, comme en témoignent, par exemple,
Le Poète blessé (1947-48), qui est un hommage à Guillaume
Apollinaire, le Portrait d'Adrienne Monnier (1948), Les Opposés
(1948).

Le premier grand tournant de sa carrière de peintre se produit
à Rome, en 1948. Lorsqu'un peintre va à Rome, en général,
c'est pour se pénétrer de l'enseignement des classiques. Pichette
en revient peintre abstrait. Non peut-être pour se détourner
des enseignements des classiques, mais au contraire pour en
avoir dégagé la leçon profonde, les grandes lois majestueuses
de la composition, de la maîtrise des lignes de force.
Ses premières toiles abstraites, précisément parce qu'elles interprètent
encore avec quelque raideur les leçons des classiques,
sont géométriques.

Un aîné magistral, Fernand Léger, soucieux de créer un nouveau
classicisme, l'aide à dégager l'abstraction géométrique,
transposant dans les conditions de notre époque la tradition
classique. Alberto Magnelli a également marqué ses débuts et
Gino Severini, qui parlait si volontiers aux jeunes peintres, ne
lui a pas ménagé ses encouragements.

Le deuxième grand moment de l'affirmation de Pichette se
situe en 1952, au cours d'un séjour en Hollande comme boursier
français à la Maison Descartes, où il s'imprègne de l'enseignement
de Rembrandt, de Frans Hais, de Vermeer. Ce n'est
point un hasard, ni une rencontre sans conséquence, si James
Pichette, dont l'art est si profondément de tradition française,
a subi la double influence des deux grands foyers de la peinture
européenne, de l'Italie et de la Hollande, qui convergèrent
déjà, dans le passé, chez tant de maîtres de la première école
de Paris au X I V siècle ou de l'école de Bourgogne ou de la
Loire. Mais la Hollande, ce n'est pas seulement pour Pichette,
le passé, c'est aussi Piet Mondrian et Van Doesburg, l'école du
Stijl. Un graphisme pur et de grands aplats caractérisent ses
toiles de 1952.

Mais déjà en 1953 les fonds s'animent et font sentir leurs vibrations.
Il y a, chez Pichette, un fond méridional, méditerranéen,
qui surgit avec des couleurs généreuses.

Dès 1955 éclate le lyrisme des Feux de la Saint-Jean ou en 1956
la Joie méditerranéenne, avec des rapports de bleus et des
rouges éclatants qui évoquent Fra Angelico et aussi Jean Fouquet.
Accords plaqués fortement, en des formes aux arrêtes
vives.

Désormais, la personnalité de James Pichette s'affirme.
Le point de départ est toujours, chez lui, la nature vivante ou
l'actualité de l'événement humain. Mais il ne se contente pas
d'en faire le récit, comme s'il en était spectateur passif : au delà
du spectateur et de l'anecdote, il nous dit d'abord sa réaction
ou son émotion devant la nature ou l'événement.

L'expérience de la lumière et du graphisme s'enrichit, chez
James Pichette, à chacun de ses voyages. Une période, que l'on
pourrait appeler catalane, porte l'empreinte d'un premier
voyage en Espagne, avec divers séjours en Catalogne en 1956-
1958. Puis, ce sont deux voyages, en Tunisie et de nouveau en
Vénétie et en Sicile. C'est d'un côté Espagne (1956), Les Animalesques
(1958) et de l'autre Tunisie (1958) et les toiles
d'atmosphère de Chioggia (1956) et de Mondello (1957) qui
marquent un souci de découvrir le climat poétique du lieu
même.

En Tunisie, par exemple, est significatif l'usage des grandes
surfaces blanches, et d'un blanc qui n'est pas négation de la
couleur, mais au contraire évocation des tons de l'Orient traditionnel.

En 1960, c'est le continent américain, New York, ou Pichette
séjourne plusieurs mois : un autre monde, une dimension nouvelle
avec City in anguish (1960), Harlem (1961), Espace insolite
(1962), Spacialité (1964). Alexandre Calder le pilote dans
l'espace de New York : le pont de Hudson apparaît dans The
Bridge (1960).

Puis viennent les oeuvres inspirées par le jazz : Résonnance de
Broadway (1960), Harlem-Jazz (1961), Hommage à Kenny
Clarke (1962), Coltrane (1962), Three to get ready (Ray Charles)
(1964), Blue Rondo (1964), Salut Dave (Brubeck) et / like
Count Basie (1965).

Pichette tentera plus tard l'expérience d'oeuvres exécutées pendant
que joue une formation-jazz sur un thème non prévu à
l'avance, aventure de toiles réalisées dans un climat musical.
Cet essai baudelarien de « correspondances » et de transpositions
est caractéristique de la peinture de Pichette : qu'il
transpose le graphisme de l'art musulman comme dans Hommage
à lhn Khaldoun (1963) ou qu'il évoque son ascendance
canadienne (ses ancêtres étant installés au Québec en 1720) son
aïeule hurone dans File indienne (1961) ou dans sa série des
Huronies (1965-66) ou qu'il vibre aux angoisses, aux colères ou
aux espérances de tous comme dans ses toiles sur le Vietnam, ou
ses gouaches sur L’Eté de Prague.

A partir d'une multitude d'impressions et de réactions, Pichette
s'efforce de dégager une dominante et de l'exprimer d'une
manière synthétique. Abstraction, disions-nous plus haut, c'est
extraction de l'essentiel et contraction du temps. Le détour
humain ici prend tout son sens.

Si la tâche du peintre est de nous aider à lire notre époque, la
tâche du critique est de nous aider à lire l'oeuvre du peintre.
Le langage de Pichette est remarquable par sa probité. Il
découle de sa conception même de la peinture. Il ne s'agit pas,
pour lui, de décrire une chose selon la loi des apparences
immédiates ou de raconter une anecdote, mais de nous communiquer
les réactions de l'homme devant la réalité : une angoisse
ou une colère, un désir ou une espérance. Le problème est
donc de trouver des équivalents plastiques propres à nous
communiquer cette vibration.

Les lignes et les formes ne seront point des contours ou des
silhouettes des choses, mais des mouvements : il y a des courbes
qui sont douloureuses ou accablantes comme des chutes
et des coulées de couleurs qui sont comme des geysers de puissance
et de certitude. Le dessin ici ne nous livre pas des formes,
mais des signes.

Il en est de même des couleurs : ces déflagrations de rouges,
ces bleus intenses, ces aigrettes jaunes comme du feu, évoquent
la joie païenne, et la danse du soleil de paysages méditerranéens
ou des mystères orgiaques qui leur sont associés.

Je retirerais volontiers le mot d'orgiaque si je ne craignais de
diminuer l'impression générale d'optimisme, de confiance dans
la vie qui se dégage de ce que peint Pichette, car l'une de ses
caractéristiques c'est que toute cette joie, qui pourrait être
débordante, est toujours maîtrisée, ordonnée, ici encore selon
la leçon des classiques de la Renaissance italienne.

Chaque toile obéit à une construction rythmique, minutieusement
élaborée dans des pochades, des crayons ou des gouaches.
Les carnets de croquis de Pichette nous donnent la preuve de
ses scrupules de bon ouvrier. Tout ce qui, dans la toile achevée,
apparaîtra comme improvisation, a été longuement médité
et calculé. Le découpage rythmique de l'espace, l'élan du mouvement
principal, la stricte subordination des thèmes secondaires
à l'ensemble, l'équilibre des masses et des couleurs, la
tension interne des lignes de force du tableau, tout ce qui dirigera
le mouvement de nos yeux et de notre esprit dans l'exploration
de la toile, et, finalement, nous communiquera sa pulsation,
est prémédité.

Cette recherche laborieuse ne nuit jamais pourtant au lyrisme
final et à la poésie qui se dégage de l'oeuvre.

Dans ses plus grandes réussites James Pichette parvient à nous
donner intensément le sentiment d'une présence humaine dans
la présence de l'oeuvre qui a alors cette réalité inépuisable non
d'un objet mais d'une personne, inspiratrice d'un dialogue qui
reproduit sans fin, dans la lecture amoureuse de l'oeuvre, l'acte
de celui qui l'a créée.


Roger GARAUDY

Quel monde serein ? (1968)