28 octobre 2015

Deux mois avant Noêl, préparons nous à accueillir un migrant exilé politique, Jésus de Nazareth


La philosophie politique nous permet de réaliser une herméneutique [1] philosophique des narrations contenues dans des textes religieux. Ce qu'on appelle Noël est une festivité des cultures méditerranéennes et d'autres peuples qui célébraient le 21 décembre, le jour le plus court de l'année, parce qu'à partir de cette date, le soleil irait en «croissant». C'était le natale solis.
A partir du troisième siècle, le christianisme a adopté cette fête, qui n'était ni juive ni chrétienne, pour y célébrer la naissance de Joshua de Nazareth. Les circonstances de cette naissance passent souvent inaperçues, et sont fétichisées sous des sens totalement superficiels.
On sait que l'empereur romain de l'époque a ordonné un recensement afin de pouvoir encaisser les impôts de ses sujets coloniaux. La Palestine était une colonie romaine. La famille de Joshua, descendante de la dynastie de David, roi du petit royaume coincé entre celui de l'Egypte et ceux de la Mésopotamie, ont dû se rendre à Bethléem, lieu de naissance et de résidence de ce roitelet. N'ayant pas de ressources, ils étaient comme des immigrés pauvres, Marie a dû accoucher dans des conditions d'indigence: «elle l'emmaillota, et le coucha dans une crèche, parce qu'ils ne trouvèrent pas de place dans l'auberge.» (Luc 1.7). Pauvres immigrants, les équivalents des Latinos ou des Mexicains dans l'Empire états-unien! Et bientôt la situation ne ferait qu'empirer.
Lorsque le monarque colonial collaborationniste de l'Empire romain – Hérode étant un usurpateur sans ascendance royale – a appris qu'un descendant de David était peut-être né, et craignant qu'un jour il lui contesterait le pouvoir, il donna l'ordre de«tuer tous les enfants de deux ans et au-dessous qui étaient à Bethlehem et dans tout son territoire» (Matthieu 2.16). Joseph apprit que «Hérode cherchait l'enfant pour le tuer. [Pour cette raison] Joseph se leva, prit de nuit le petit enfant et sa mère [comme un persécuté qui a peur], (et) partit en Egypte, où il resta jusqu'à la mort d'Hérode.» (ibid. 13-14).
Nous voyons donc Joshua a commencé sa vie sous la menace de la pauvreté, de l'humiliation, de l'oppression (il est né dans une crèche), et à peine né, il a failli être assassiné (ce sort n'a pu être évité que grâce aux bons informateurs de Joseph). Il était donc un réfugié politique! Et je dis bien politique et non pas religieux. En effet, s'ils ont tenté de l'assassiner, c'est parce que dans la «généalogie de Joshua, l'Oint, [figurait le fait qu'il était] descendant de David» (ibid, 1.1.).
Au cours d'un de mes voyages au Caire, en Egypte dans les années 1980, j'ai eu l'occasion au cours de mon passage dans l'ancien quartier copte [2], de visiter une petite église où la communauté byzantine célèbre le séjour de Joshua en Egypte. Ce jour-là, j'ai pris conscience du fait que ce Joshua avait été un exilé politique en Egypte, donc un immigrant sans défense. Il faut noter que le séjour en Egypte n'a pas été inutile à Joshua. Il a dû apprendre beaucoup de choses pendant son séjour dans cette grande civilisation - immensément plus développée que sa petite patrie palestinienne. Entre autres il s'est familiarisé avec les critères éthiques universaux qu'il énumère comme des principes dans le Jugement final - évènement fêté dans les traditions égyptiennes. Selon ces traditions, la Grande déesse Maât [3], juge suprême, demandait au mort qui réclamait la résurrection ce qu'il avait fait de bien dans son existence, et le mort répondait: J'ai donné du pain à l'affamé, de l'eau à celui qui a soif, j'ai habillé celui qui était nu et donné une barque au pèlerin» (chapitre 125 du Livre des morts en Egypte). Les propos de Joshua au sujet de ces principes sont rapportés dans Matthieu 25, dans un énoncé beaucoup plus complet que celui d'Isaïe.
Ce qui est certain, c'est que lorsque cette famille d'immigrants exilés politiques et sans défense a appris que «Hérode était mort [Joseph] se leva, prit l'enfant et sa mère et rentra dans le pays d'Israël» (ibid. 2.21). Mais, comme toute famille d'exilés politiques, «ayant appris qu'Archélaüs régnait sur la Judée à la place d'Hérode, son père, il craignit de s'y rendre». Il a donc préféré s'établir loin de Jérusalem, dans une région où les services de renseignements de l'époque étaient moins actifs, et pour cette raison «il se retira dans le territoire de la Galilée.» (Ibid. 22-23)
Mais ce n'est pas tout. A la fin de sa vie, ce laïque (Joshua n'a jamais été prêtre, il a célébré des cultes comme tout père de famille, comme le hagada, qu'on a appelé «la dernière cène») a dirigé sa critique en premier lieu contre la corruption de la religion de son peuple («toute critique commence par la critique de la religion» dira un descendant juif allemand des siècles plus tard, Marx). C'est ainsi qu'il est entré dans le temple de Jérusalem et «il renversa les tables des changeurs et les échoppes des vendeurs de pigeons, en disant "Ma maison sera appelée une maison de prière, mais vous en faites une caverne de voleurs.» Matthieu 21.13). Nous pouvons dire que Joshua était anticlérical, dans un contexte où le sacerdoce se bureaucratisait et devenait un complice politique du pouvoir, lui-même également fétichisé.
Ce messie (dans le sens de Walter Benjamin [4]) prophétique (et non pas davidique ou politique) a vécu toute sa vie, depuis l'expérience «du temps qui reste» (dans le sens de Giorgio Agamben [5]), comme quelqu'un ayant une telle responsabilité envers les pauvres et les victimes qu'il accordait peu de valeur au fait de sauver sa propre vie, qu'il avait engagée dans la lutte contre l'injustice et la domination des puissants (du temple, de la patrie coloniale et de l'Empire).
C'est la raison pour laquelle, à la fin, il a été accusé de «soulever le peuple en enseignant» (Luc 23.5) contre le roi palestinien Hérode, son fils, et l'Empire romain lui-même. A la fin il a été crucifié (la croix étant l'équivalent de la chaise électrique de l'époque). La croix était une condamnation politique contre les terroristes qui s'insurgeaient contre la loi sacrée de l'Empire. Et il s'agit encore d'une accusation politique, et non religieuse (car Pilate ne l'aurait pas acceptée – ou ne lui aurait pas accordé la même importance – s'il ne s'était agi que d'une accusation religieuse.
C'est pour cela que l'exilé politique en Egypte a fini assassiné sous l'inculpation de rébellion politique. D'ailleurs, le panneau sur sa croix indiquait: «Joshua de Nazareth, roi des Juifs» (Mathieu 27.38), titre politique et non religieux, que Joshua lui-même a accepté(«-Es-tu le roi des Juifs? [...] - Tu le dis» répondit Joshua (ibid.11).
Ce qui a le plus dérangé les traîtres politiques et religieux coloniaux juifs et les soldats de l'Empire, c'était la prédication prophétique politique de Joshua qui, en donnant aux pauvres et aux humiliés un fondement à leurs luttes contre la domination, permettait à ces pauvres et humiliés de devenir acteurs de l'histoire en partant du postulat d'un Royaume de justice fraternelle. Ce qui est certain, c'est que ce postulat finira par transformer depuis en bas tout l'Empire romain, et par la suite d'autres.
Noël est une étrange festivité, totalement fétichisée et dont le sens fort, politique, prophétique, critique, a été inversé. Le marché et les complicités des politiques, des chrétiens et de leurs hiérarchies l'ont dénaturée! 


1. Qui a pour objet l'interprétation des textes (réd)

2. En référence à l’Eglise chrétienne orthodoxe d’Egypte qui s’opposait aux décisions christologique du concile de Chalccédoine en l’an 451 ; cette comunauté défendait l’unité de l’humain et du divin dans le Christ. (réd)

3. Maât : déesse égyptienne de la Vérité et de la Justice qui garantit l’ordre de l’univers. (réd)

4. Walter Benjamin, né à Berlin en 1892, fuyant la France où il s’était réfugié en 1933, il cherche à passer en Espagne et se suicidera à Porbou en 1940. On peut lire, entre autres, les 3 volumes publiés cher Folio, Gallimard, intitulés Œuvres.

5. Giorgio Agamben, philosophe italien qui a été, entre autres, le traducteurs des œuvres complètes de Walter benjamin en Italie. Auteurs de très nombreux ouvrages, dont Le Temps qui reste. Un commentaire de l'Epitre au Romains, Payot 2000.

* Enrique Dussel est l’une des figures les plus marquantes de la théologie de la libération en Amérique latine. Il est l’auteur de très nombreux ouvrages publiés en espagnol, anglais, allemand. En français, on ne trouve que Histoire et Théologie de la libération, Ed. de l’Atelier, 1989.

(6 janvier 2008)

[Le titre de cet article, comme pratiquement celui de tous les articles ici publiés, est de l'administrateur du blog]