14 août 2015

Une culture du non sens, par Roger Garaudy



Couverture du catalogue de l'exposition Jean Lurçat à la Maison de la
Culture de Namur. Mai 1964


La culture, coupée de toute action sur les structures
sociales, se désintègre, et livre des masses atomisées aux
toutes puissantes manipulations médiatiques.
L'isolement de la culture, ne jouant aucun rôle
régulateur dans la vie de la société, découle de la
formation et de l'histoire des États-Unis.
En Europe, la culture et les idéologies ont toujours
joué un rôle important dans la vie politique, qu'il
s'agisse par exemple de l'Europe de la chrétienté, de
l'âge des Lumières et de la Révolution française, du
siècle des nationalités — et des nationalismes — ou du
marxisme et de la Révolution d'octobre.
En Amérique, en dehors des autochtones indiens
dont la haute culture régulait les relations sociales
(comme chez les Incas), mais qui ont été décimés à
80 % par le grand génocide, refoulés, marginalisés et
finalement parqués dans les réserves, tous les hommes
qui peuplent aujourd'hui les Etats-Unis sont des immigrants.
Quelles que soient leur origine et leur culture première,
ils sont venus essentiellement pour chercher du
travail et gagner de l'argent. Irlandais ou Italiens,
esclaves noirs déportés aux Amériques, Mexicains ou
Portoricains, ils avaient chacun leur religion et leur
culture; mais pas une religion et une culture communes.
Le seul lien qui les rassemble est analogue à
celui qui lie le personnel d'une même entreprise.
Les États-Unis sont une organisation de production
régulée par la seule « rationalité » technologique ou
commerciale, à laquelle on participe comme producteur
ou consommateur, avec pour seule fin un accroissement
quantitatif du bien-être. Toute identité personnelle,
culturelle, spirituelle ou religieuse est considérée
comme une affaire privée, strictement individuelle,
qui n'intervient pas dans le fonctionnement du
système.
A partir de telles structures sociales, la foi, la foi en
un sens de la vie, ne peut vivre que dans quelques
communautés qui ont gardé l'identité de leur culture
ancienne, ou chez quelques individus héroïques. Dans
l'immense majorité de ce peuple, Dieu est mort, parce
que l'homme y a été mutilé de sa dimension divine :
la quête du sens. La place est alors libre pour le
pullulement des sectes et des superstitions, les évasions
de la drogue ou du petit écran, le tout recouvert
d'un puritanisme officiel qui s'accommode de toutes
les inégalités et de tous les massacres, et leur sert
même de justification.

Le premier et le plus perspicace observateur des
États-Unis, Tocqueville, décelait dès 1840, dans son
livre De la démocratie en Amérique, l'essentiel de ce
mécanisme alors seulement à l'état naissant : « Je ne
connais pas de peuple où l'amour de l'argent tienne
une plus grande place dans le coeur des hommes. »
U n peuple qui est « une agglomération d'aventuriers
et de spéculateurs ».
Tocqueville poursuit : « Un état social démocratique
semblable à celui des Américains pourrait offrir
des facilités singulières à l'établissement du despotisme
[...] Ce despotisme serait plus étendu et plus
dense [que celui des princes d'Europe], et il dégraderait
les hommes sans les tourmenter. »
Ces mots sont ceux d'un prodigieux analyste. Ils ont
cent cinquante ans, mais peuvent encore nous servir de
fil conducteur pour comprendre une réalité infiniment
plus complexe. L'entrée dans le marché de tous les
moyens de manipulation idéologique réduit la culture
au conditionnement et à la « massification » des esprits,
ou à leur évasion, deux voies pour les écarter de toute
participation créatrice à la vie publique.
L'information, d'abord, est devenue un immense
marché, plus vaste encore que celui de l'industrie et de
la finance, dans ce qu'Alain Cotta appelle « le capitalisme
médiatique », complétant ainsi « la Trinité fondatrice
de la cohérence sociale ».
La privatisation des chaînes, sur le modèle américain,
a permis d'assimiler le « fait » à une marchandise,
en l'adaptant au goût du client. L'information et le
spectacle servent désormais de support à la publicité,
qui commande le financement des émissions et le choix
des présentateurs en fonction de l'audimat. Pour les
grands maîtres de la presse, les Murdock, les Maxwell,
en France les Hersant, l'information est un marché
comme les autres, et les « images » se vendent comme
les faits. De même que trois grandes agences de presse
occidentales, Reuter, Associated Press et France Presse,
trient pour le monde entier ce qui doit être dit — et
promu — « événement » et ce qui ne doit pas l'être, de
même une « banque d'images », Exchange Video News
( E V N ) , opère le même tri sur ce qui doit être vu. En
France, toutes les chaînes sont membres de cet organisme,
si bien que le choix des « événements » est le
même sur les six. Le tout fonctionne selon les règles de
l'offre et de la demande. E n 1988, il y a des milliers de
morts de faim au Soudan. Trois cents étudiants sont
massacrés au Zaïre. Mais les caméras sont braquées sur
trois baleines bloquées par les glaces en Alaska !
La télévision l'emporte sur l'école, parce qu'elle
dispense de l'effort d'apprendre et de juger.
La jouissance passive du défilé des images prépare le
passage de l'infantilisme télévisuel à la sénilité touristique.
Comme l'écrit Marc Fumaroli: « La télévision
est du tourisme sur place, le tourisme une télévision en
mouvement. » L'avant-garde de la décadence, l'américanité,
vous y attend, avec son langage : le « zapping »,
le « shopping », le « sightseeing », et toute la consommation
oculaire ou monétaire du prêt-à-porter culturel.
Du « Mac Donald's » au Coca-Cola.
Que voilà de la grande politique ! Comment préparer
mieux un peuple à la servitude — de droite ou de
gauche — que par les drogues douces administrées aux
boulimiques du petit écran ou aux chenilles processionnaires
du « grand tourisme » ?
Ce n'est point par inadvertance que l'État subventionne,
au titre de la « culture », la B D , le rock, le rap,
le clip et le tag.
La télévision n'a pas seulement phagocyté l'école,
mais aussi la politique. Vu par en bas (côté demande),
rien n'est plus facile à gouverner qu'un peuple d'analphabètes.
Vu par en haut (côté offre), aucune fonction
n'est accessible, dans le pouvoir, les affaires ou les arts,
sans l'onction royale de la télévision.
Telle est la société régulée par le marché.
Le look du candidat est infiniment plus important que
son projet ou ses arguments. Dès 1977, tirant les leçons
des élections américaines de 1976, Michel Noir, maire
de Lyon et aspirant présidentiable, écrivait un livre
précurseur de la politique spectacle en France : Réussir
une campagne électorale : suivre l'exemple américain ?, où l'on
peut lire : « Le but du responsable marketing vendant
des dentifrices et le but du directeur de campagne d'un
candidat sont identiques : persuader d'acheter son
produit plutôt qu'un autre. » Et encore : « Si pour
réussir, la forme importe plus que le fond, et si savoir
utiliser les moyens modernes de communication est une
condition première de réussite, alors la carrière politique
s'ouvre à une nouvelle génération : celle des stars. »
La tâche première du « dirigeant » politique est
désormais de construire son image.
Ainsi s'est ouvert un nouveau « marché » pour la
fabrication d'une image par des « conseillers en communication
». Le coût de fabrication moyen de cette
image est estimé, aux États-Unis, à deux millions de
dollars. L'économie de marché crée un nouveau pouvoir
« démocratique » constitué par la noire trinité du
chef d'entreprise de la « communication », du décideur
de la télévision, et du chef de parti politique. La
« démocratie » devient le pseudonyme politique de
l'économie de marché.

Dans une société de marché, l'art n'est pas seulement
désacralisé, il devient marchandise sur le « marché de
l'art ». Comme toute valeur, il devient valeur marchande.
La création culturelle, dans laquelle l'homme s'affirme,
dans sa spécificité, comme responsable de sa
propre histoire, devient production culturelle obéissant
aux lois de toute production marchande, avec ses
critères de rentabilité de l'entreprise.
Ainsi s'opère, sans même que la victime, l'homme
mutilé, en prenne conscience, une mutation de la
culture, c'est-à-dire, répétons-le, de nos rapports avec la
nature, les autres hommes, notre avenir et son sens.
Dans ces trois dimensions, le « marché culturel » a
produit un nouvel environnement, un environnement
standardisé, comme l'exige toute «économie
d'échelle ».
Il s'est produit sur le marché culturel comme sur
l'ensemble des marchés ce que Galbraith a appelé
« l'inversion de la filière » : la production n'a plus pour
fin principale de satisfaire des besoins qui, en principe,
devraient émerger sur le marché, mais de créer des
besoins (et par suite des marchés) susceptibles d'accroître
les profits et l a puissance de l'organisme producteur.
L'objectif est d'intégrer la création culturelle au
modèle économique classique : production, distribution,
consommation.
L'écrasante majorité des entreprises de presse, d'édition,
de spectacle, de galeries de tableaux, de cinéma,
de télévision, est dominée et régulée par les lois de cette
jungle relayée d'ailleurs, dans une large mesure, par le
système éducatif, le j eu des concours, des prix littéraires
ou artistiques, des académies, des salles de vente, et,
d'une manière générale, de tous les lieux où se déterminent
ou se consacrent la cote d'un peintre, d'un
chanteur, d'un écrivain ou d'une vedette de quelque
domaine que ce soit.
Telle est la loi de « l'entropie culturelle », qui pèse
lourdement sur la création et sur les jugements de
valeur, conscients ou inconscients, que nous portons sur
elle.
Le marché de la peinture, pour ne retenir que cet
exemple, est révélateur.
Le prix de tel ou tel tableau n'a rien à voir avec sa
qualité. L'entente entre les marchands, les « galeries »
de tableaux, les commissaires-priseurs et les médias, de
la presse à la télévision, fait ou défait la cote d'un
peintre.
La puissance économique américaine y a joué un rôle
aussi catastrophique que dans le cinéma: la volonté de
s'emparer du marché de la peinture et de détrôner Paris
s'est exprimée dès 1954, avec le « lancement », comme
on lance une nouvelle lessive, de Robert Rauschenberg.
D'u n « canular » de Marcel Duchamp, vieux de trois
quarts de siècle, naît la modernité du pop' art. E n 1914,
Duchamp appose sa signature sur un porte-vaisselle,
puis coince une pelote de ficelle entre deux plaques
métalliques, expose un peigne rouillé puis un portemanteau
cloué au sol. Le ready made était né. La saine
dérision de Dada contre le non-sens de la guerre en
donnait une expression poétique.
Cinquante ans après, Rauschenberg intègre ces
objets-déchets à la peinture des tubes vomissants inventée
par Pollock, et voilà « l'école américaine » appelée
« pop' art », comme s'il s'agissait d'un style et non d'un
art des poubelles, encadrement d'une fraction de
décharge ou sa reproduction en trompe-l’ceil. Comme
avec le flux et le reflux d'un marécage pollué, ces
déjections sont arrivées sur leurs plages, dans les
galeries parisiennes du faubourg Saint-Honoré, ou les
galeries d'importation américaine de la rive gauche.
Car le temps est fini des marchands de tableaux
comme Durand-Ruel, achetant des oeuvres que le
public ne demandait pas (en l'occurrence les impressionnistes),
et défendant leurs créateurs. Claude Monet
pouvait lui écrire, le 6 mars 1883 : « Je suis effrayé de la
quantité de toiles que vous avez de moi. » Après ses
successeurs, Vollard et Kahnweiller, qui firent vivre les
Cubistes lorsque personne ne les achetait, s'instaura,
avec les succès de l'économie de marché, une autre
stratégie du « marché de l'art », calquée sur les autres
marchés : veiller à la surproduction par le stockage des
oeuvres, s'assurer une publicité et un marketing pour
faire monter les cotes, entrer en liaison ou collusion avec
les États et les acheteurs de leurs musées. Avec les
corruptions propres à ce genre de transactions, lord
Duveen, en Angleterre, grâce à ses liaisons avec les
douanes américaines, pouvait expédier les trésors de la
peinture anglaise aux États-Unis.
Le marchand de tableaux devient négociant et, dans
cette logique de négoce, spéculateur.
Les plus puissants de la dynastie, des Wildenstein à
Kahnweiller, étaient de grands connaisseurs. Parfois
prophétiques dans leurs jugements sur des artistes que
le public ignorait, et dont ils achetaient l'oeuvre entière,
comme le fit Kahnweiller pour les Cubistes, notamment
Juan Gris, sur lequel il a écrit l'étude la plus profonde à
ce jour. Avec le succès des artistes qu'ils défendaient et
dont ils détenaient le monopole, ils devinrent d'immenses
entrepreneurs jouant à merveille des lois du
marché, et spéculant à partir de l'accumulation antérieure
du capital.
La génération suivante survit encore à l'invasion des
galeries américaines en leur empruntant leurs techniques
commerciales dans leur recherche de l a nouveauté
à tout prix, comme dans les supermarchés, et en
fonction de critères financiers et non esthétiques. « Ce
qui m'intéresse, dit un marchand, c'est d'acheter un
tableau 50 000 francs pour le revendre 500 000. »
L a conséquence de cette spéculation est immédiate
du côté du fabricant de toiles peintes. Comme à la
télévision, il est inutile d'apprendre. Ni à peindre, ni à
dessiner. L'essentiel est d'épater par un « truc » nouveau
(fût-il octogénaire comme dada). Axiome que
Buffet dénonce dans son application picturale :
« L'inculture en peinture est une chose établie : plus
vous êtes inculte, plus vous êtes d'avant-garde. »
Dans la montée ou la descente des prix, des cotes,
intervient une nouvelle trinité noire : celle du marchand
de tableaux, du critique et du commissaire-priseur,
dont les charges sont transmises par cooptation vénale
(la vénalité des charges s'y perpétue comme sous
Louis X V ) . Le rôle de cette caste est déterminant pour
fixer les prix de base de chaque enchère à la salle des
ventes. Puis viennent les critiques, ménageant à la fois
les marchands, leur journal, et les modes du public
manipulé par les premiers.
L'emprise du négoce sur la diffusion des oeuvres d'art
aboutit à ce résultat : l'opération commerciale réussie
tient lieu de jugement esthétique. Cette spéculation est
amplifiée par l a « critique d'art », et par la télé, qui joue
le rôle publicitaire indispensable pour imposer le nonsens.
Les catalogues de Beaubourg sont édifiants :
« Crottes de chien disposées " artistiquement " sur des
plaques de verre de différentes couleurs » ; « mur de
graffitis avec moquette jaune au pied » ; peigne et sèche-cheveux
« suspendus au plafond », ainsi se multiplient
les « compositions » d'allumettes ou de culs de bouteilles
baptisées des noms les plus pompeux par les
critiques chargés du marketing : vorticisme, orphisme,
groupe Cobra, art ontologique, etc.
Le seul critère est l'insolite, qui peut attirer le
snobisme de la clientèle d'un jour, et permet de faire
entrer sur le « marché de l'art » la stratégie du gaspillage,
parfaitement exprimée par un marchand : « Il
faudrait, par tous les moyens, à l'américaine, introduire
l'idée du vieillissement de l'oeuvre d'art. Il faudrait
apprendre aux collectionneurs à mettre les tableaux à la
poubelle, comme les voitures et les frigidaires, quand
d'autres plus nouveaux viennent les remplacer. »
Ceci est dans la logique d'une lutte contre la « surproduction».
Quand les pouvoirs entrent dans le jeu, il ne reste
plus, au nom de la nouveauté, qu'à rendre inintelligible
et incohérente l'architecture d'un siècle. Au Palais
Royal, on juxtapose le bric-à-brac des « colonnes » de
Buren. On laisse le manutentionnaire Christo, qui avait
déjà empaqueté à New York des arbres ou des falaises,
recouvrir le Pont-Neuf de bâches pour près de deux
milliards d'anciens francs, qui auraient permis de vêtir
ce pont de lumière de poèmes et de musique, faisant
resurgir toutes les vies plus grandes de tant de véritables
créateurs qui l'ont traversé.
Les sérigraphies publicitaires en rose ou vert de
Marylin Monroe reçoivent, à l'usine à gaz de Beaubourg,
la consécration du « génie » d'Andy Warhol.
Ainsi sont dévoyées les saines réactions de jeunes
devant le monde actuel du non-sens, les « valeurs »
anciennes servant à cautionner le chaos.
Avec l'effondrement des prétendues valeurs traditionnelles,
surtout après la Première Guerre mondiale,
on conçoit aisément les cris des Surréalistes et de Dada,
leurs négations et leurs dérisions.
Déjà, au début du siècle, Vlaminck exprime cette
réaction : « Après mon service militaire, j'étais révolté
contre les conventions bornées d'une société soumise à
des lois égoïstes et étriquées [...] La peinture me fut un
exutoire [...]. Ce que je n'aurais pu faire dans la vie
qu'en jetant une bombe [...], j ' ai tenté de le réaliser
dans l'art. »
Rien de plus explicable qu'une telle réaction comme
prélude d'une création.
Mais répéter, un siècle après, la même réaction de
négation et de dérision légitime, sans la dépasser par
une création réelle, ne peut être l'oeuvre que d'enfants
vieillots ou de vieillards infantiles rabâchant indéfiniment
les rancunes de dada sans y ajouter rien de neuf, si
ce n'est la recherche de l'anesthésie, et non de l'éveil. Je
ne porte aucun jugement sur les musiques de rock. Il en
est peut-être d'excellentes, mais même Mozart, diffusé
à 130 décibels, produirait le même engourdissement
de la conscience.
Un désir désespéré d'échapper à la logique d'aliénation
d'une société sans projet engendre fureur,
sinon de destruction, du moins d'oubli du monde et
de soi.
Les punks écrivent sur leur tee-shirt : No future. Pas
d'avenir! C'est le cri et le drame d'une marginalisation
qui s'accroît, avec l'extension du marché à tous
les domaines de la vie sociale, du sport commercialisé
avec ses tractations mercantiles et ses dopages pour
les vedettes, son abrutissement pour les badauds auxquels
on jette, comme l'Empire romain décadent à sa
plèbe, le pain et les jeux de cirque, et le chauvinisme
hystérique des supporters.
U n exemple : du premier concert rock à Woodstock,
i l y a vingt ans, à la dernière exhibition des Pink
Floyd sur la place Saint-Marc à Venise, la ville présentait
le lendemain le même spectacle d'une ville
bombardée par des poubelles.
Le public, totalement désorienté du point de vue
esthétique, n'attend d'oeuvres vite consommées que
la nouveauté à tout prix, fût-elle aberrante.
Il en va ainsi de tous les arts happés par le
maelstrôm de l'économie de marché. D'autant plus
que les investissements exigés sont plus importants.
Les géants, les Warner Bros ou les Paramount
d'Hollywood, ont organisé leur invasion de l'Europe
et du monde, avec les procédés économiques classiques
des grands monopoles : fusions, acquisitions,
OPA, ou rachat mystérieux de la deuxième maison de
production française, Pathé, dont il est difficile de
savoir dans quelle mixture elle fut diluée.
Les mêmes dévorants ont utilisé l'autorité des
Etats : les accords Blum-Byrnes de 1936 et de 1945
accordent au film américain un secteur de marché
étouffant.
A travers l'Atlantique s'est acheminée l'idée
« neuve » de délester le film, comme le théâtre ou le
roman, non seulement de toute interrogation sur le sens
de la vie, mais de tout personnage cohérent, de toute
action, de tout sujet même.
La « nouveauté » du « pop' art », de la « nouvelle
peinture », de la « nouvelle vague », du « nouveau
roman », et même des « nouveaux philosophes » —
caractérisée par l'absence de toute philosophie et de
toute nouveauté — fut de chasser l'homme, cette
question, de tous les domaines de la culture. Cette
absence est devenue le critère majeur de la « modernité».
En tous les domaines, et pour des raisons d'hégémonie
économique, d'hégémonie tout court, les cultures
européennes sont en voie d'américanisation accélérée.
L'exemple le plus saisissant et le plus déterminant est
celui de la télévision — puisqu'elle fait désormais
pousser les « célébrités » et les « génies ».
Les décideurs de la télévision européenne, devant le
déferlement du film américain, ont trouvé cet argument
digne de Gribouille : nos productions n'ont pas un
marché à la taille de l'envahisseur. Pour devenir
« rentables » — toujours ! — il faut produire dans sa
langue et nous contenter de regarder nos propres films
en version doublée. Il en est déjà ainsi pour la chanson,
où l'artiste est tenu, pour le « marché » — encore l u i —
du disque, de s'exprimer en anglais. Étrange « réalisme
» des hallucinés de l'Amérique, incapables de
penser en dehors de l'Occident! Ils oublient que 800
millions d'hommes, sur la planète, parlent chinois, 300
millions espagnol, 200 millions arabe. La fécondation
mutuelle de ces cultures et des nôtres n'exige pas le
passage par la langue américaine ni le filtre d'inculture
qui est, nous l'avons vu, un héritage de son histoire.
Une jungle d'images, parmi lesquelles triomphe
l'image sanglante des films américains, détruit la continuité:
le pouvoir d'attention et de réflexion. Le « zapping»
prolonge, par une sorte de montage barbare, ce
kaléidoscope de contacts avec l'horreur banalisée. Ces
intrusions chaotiques, en nos foyers, de la parole sans
réponse, réduisent le téléspectateur à l'état de consommateur
d'images sans signification humaine.
Il n'est pas vrai que « le public demande ça », que
« les jeunes demandent ça ». On les conditionne à le
demander, parce qu'on ne leur donne que « ça » en les
tirant vers le bas.
Lorsque Jean Vilar proposait les plus hautes oeuvres
du théâtre, de Shakespeare à Brecht, en résonance avec
l'actualité de la guerre d'Algérie ou de la répression,
lorsque Jacques Brel puis Jean Piat célébraient Don
Quichotte, lorsque Peter Brook affronte le défi d'une
représentation de neuf heures dans une carrière de
pierre sur le Mahabaratta comme histoire intérieure de
l'humanité, chaque fois des milliers et des milliers
d'hommes et de femmes, de jeunes surtout, ont participé,
en célébrants, à l'évocation de la grandeur.
Monsieur Hersant, ancien patron de la Cinq, énonce
clairement la loi dominante : « Je dis qu'un film est bon
ou qu'un programme est bon lorsqu'il fournit un bon
support aux messages publicitaires. »
Ainsi s'instaure la dictature de l'audimat, mesurant
le nombre de téléspectateurs d'une émission. Il conditionne
à la fois les prix de la publicité et les crédits
accordés aux programmes. L'un des producteurs
d'émissions de variétés de T F 1 , Albert Ensalem,
déclare à Télérama : « Plus on est au ras des pâquerettes,
plus On fait de l'audience ; c'est comme ça. Est-ce qu'on
doit faire intelligent contre les téléspectateurs ? Eux, ils
n'ont pas à réfléchir. Alors arrêtons de jouer aux
donneurs de leçon. »
Il y a là une incitation permanente et décisive au
racolage, à la démagogie, à la veulerie courtisane à
l'égard d'une opinion publique manipulée par la publicité,
les médias, la télévision elle-même qui, ainsi, ne
raconte pas l'histoire : par la manipulation, elle l a fait.
Au sens où elle s'abandonne aux dérives du marché et
de la désintégration de tout esprit critique et de tout
esprit de responsabilité. Depuis les sondages visant non
à refléter l'opinion mais à la manipuler — la suffocante
inepsie des jeux télévisés et des loteries faisant miroiter
les chances de l'argent facile (la plus abjecte : « C'est
facile et ça peut rapporter gros ! ») —jusqu'aux informations
qui n'en sont pas et nous soumettent à la
contemplation hébétée des catastrophes du monde, en
passant par les bandes dessinées japonaises, tout tend,
par opportunisme commercial, à infantiliser l'opinion,
sans rien qui puisse nous aider à comprendre les
événements de cette fin du II e millénaire, sauf à dose
homéopathique et après onze heures du soir.
Comme au temps de la décadence romaine et de ses
jeux du cirque, nous vivons une nouvelle fois une
époque de « pourrissement de l'histoire », caractérisée
par la domination technique et militaire écrasante d'un
empire qui n'est porteur d'aucun projet humain capable
de donner un sens à la vie et à l'histoire.
Il fallut trois cents ans de révoltes larvaires, et surtout
la formation de communautés autonomes d'un type
nouveau, échappant peu à peu aux tentacules de la
pieuvre, pour que se créât un nouveau tissu social.
Cette naissance d'un monde humain, à partir de la
« préhistoire » bestiale que nous continuons à vivre, ne
pourra naître que d'une prise de conscience, à l'échelle
des peuples, de la malfaisance de ce monothéisme du
marché et de ses sanglants prophètes.
Le livre de Fukuyama, conseiller au Département
d ' É t a t américain, sur La Fin de l'Histoire, est l'expression
typique de ce que j'appelerais « le syndrome de 92 ».
C'est un modèle d'idéologie de justification du « nouveau
désordre international ».
Sa « philosophie de l'Histoire » proclame sa conclusion
dès la première page : « la démocratie libérale
pourrait bien constituer [...] le point final de l'évolution
[...], la fin de l'Histoire. »
La théorie classique du capitalisme anglo-saxon,
fondée, depuis Locke, sur « le désir de produire pour
consommer » et sur la « raison » qui a conduit, selon
l'expression obsessionnelle de Fukuyama, à « la logique
de la physique moderne », ne fournit pas, dit-il, « le
maillon manquant entre libéralisme et démocratie ».
Il fabrique alors un travesti idéologique du principe
moteur du système : la concurrence de jungle. Il
reprend la division tripartite de l'âme selon Platon : les
appétits matériels, qu'il appelle « désirs », la « raison »,
mais réduite à l a raison technicienne, et le thumos — son
leitmotiv —, que l'on peut traduire, dans le contexte de
son livre, par « volonté de puissance ». Elle caractérise,
chez Platon, la caste des guerriers gardiens de l'ordre.
Étrange caution pour une « démocratie libérale » ! I l est
vrai que Fukuyama classe Sparte, la plus brutale des
monarchies de caste, au nombre des républiques !
Deuxième référence : Machiavel, qui libère la politique
de toute valeur transcendante.
Troisième référence : Hegel, qui fait commencer
l'Histoire par une lutte à mort pour la « reconnaissance»,
fondement métaphysique de la domination du
maître sur l'esclave.
Enfin, Nietzsche, en qui Fukuyama voit l'affirmation
des maîtres « qui n'ont pas peur de risquer leur vie pour
la domination ».
Auréolés de si nobles parrainages sont les héros
préférés de Fukuyama, c'est-à-dire ceux qui ont réussi à
s'élever au-dessus des autres : Ford, Carnegie, Bush,
Eltsine... On s'attendait à ce qu'il cite aussi Tarzan,
James Bond et Rambo !
Naturellement, cette « philosophie de l'Histoire » ne
fait aucune place aux civilisations non-occidentales.
Pour démontrer que le système de « démocratie libérale»
 peut comporter des faiblesses provisoires, mais
pas de contradiction fondamentale, Fukuyama évite de
rappeler qu'il n'est pas universalisable : si le tiers
monde — en réalité les 4/5e du monde — avait le même
« niveau de vie » et le même taux de consommation que
les Occidentaux, les ressources de la terre seraient
dévorées en moins d'une génération.
Le monde de sa « philosophie de l'Histoire » est
comme le cosmos avant Copernic et Galilée : l'Occident
en est le centre, et tout le reste tourne autour de lui.
De même, dans son chapitre intitulé « Libres mais
inégaux », il occulte l'essentiel: la liberté de la jungle,
qui exclut l'égalité entre les forts et les faibles, et ne
cesse de creuser l'écart, non par accident, mais par son
principe même.
Tel est le manifeste théologique du monothéisme du
marché et de la domination américaine.


1992 exige une réflexion sur la décadence. Le double
échec de la civilisation occidentale, dans sa version
soviétique qui conduit au goulag, dans sa version
américaine qui nous ramène à la jungle, exige — c'est
une question de survie pour le monde — que l'on
s'interroge sur les erreurs d'aiguillage de l'Occident.
Que l'on s'interroge sur le choix de ses moyens au
16 e siècle, avec les perversions « scientistes » et technocratiques
de la Renaissance, et sur le choix de ses fins,
au 4e siècle, avec la perversion « constantinienne » du
christianisme en théologie de la domination.
Le problème le plus profond et le plus décisif pour
l'avenir est celui du choix des fins, c'est-à-dire un
problème religieux. Ou plutôt un problème de foi, car
traditionnellement, les religions répondaient — fût-ce
de manière mythique — aux problèmes des fins dernières
de la vie.
Les deux systèmes sociaux de l'Est et de l'Ouest n'ont
ni l'un ni l'autre réussi à répondre à ces questions de
finalité; le premier, le capitalisme, parce qu'il n'en
comporte aucune, sinon l'accroissement quantitatif de
son rendement dans la production des biens et des
services. Le second, le socialisme d'État dans sa
version soviétique, s'est assigné un but, mais s'est révélé
incapable de l'atteindre par les méthodes qu'il s'est
données.
Ils sont nés, l'un et l'autre, sur le même « terreau »
culturel occidental, sur la même conception de la raison
réduite à sa fonction instrumentale — étrangère par
conséquent au problème des fins. Ils partagent la même
certitude, issue de la Renaissance, que « la science »
expérimentale et mathématique peut répondre à tous
les problèmes. Les moyens gigantesques qu'elle crée
assureront le bonheur.
Ce postulat a fait faillite. Aussi bien sous la forme
ancienne d'une sociologie positiviste, qui croyait pouvoir
remplacer la morale par une « science des
moeurs », que sous la forme apparemment plus  
moderne — car elle a commencé après la Seconde
Guerre mondiale — du rêve de « machines à gouverner
les sociétés », de cybernétiques capables de dicter les
décisions les plus favorables selon la rationalité scientifique.
Ainsi est née une espèce nouvelle d'hommes : celle
des « ordinanthropes », c'est-à-dire de ceux qui, assimilant
le cerveau humain à un ordinateur, oublient que le
propre de l'homme est de poser les questions dernières,
et d'abord celles du pourquoi et des fins.
Le cléricalisme scientiste et technocratique de cette
religion des moyens met les pouvoirs d'un géant, ceux
par exemple de l'atome ou de la manipulation des
gènes, au service des désirs d'un animal aux instincts
dénaturés. L'ordinanthrope serait ainsi le dernier avatar
historique du pithécanthrope.
Dans les élucubrations médiatiques ou télévisées, on
pose encore la question : « L'ordinateur peut-il remplacer
le cerveau humain ? » Question équivoque, car elle
ne comporte pas la distinction première des moyens et
des fins.
Il n'y a pas de limite assignable à la capacité des
ordinateurs de remplacer le cerveau humain pour lui
donner des pouvoirs, des moyens, et même des fins
intermédiaires pour atteindre n'importe quelle fin. La
seule chose qu'il ne puisse faire, c'est de nous assigner
des fins dernières.
Ses limites sont celles de la raison scientifique et
technique, qu'elle soit de Galilée, de Newton ou d'Einstein.
Il ne s'agit plus d'un problème que l'on pourrait
résoudre en perfectionnant encore nos moyens et en les
rendant encore plus efficaces. Notre problème est de
nous interroger sur nos fins.
Cette interrogation sur les fins dernières était depuis
l'origine de l'humanité l'affaire des religions, qui sont
nées d'un besoin fondamental des hommes. Les animaux,
dirigés par leurs instincts immuables, n'ont pas à
se poser le problème des fins et du sens. Avec l'homme
naît l'incertitude sur l'avenir, le sens de la vie, la mort.
Si cette interrogation sur les fins est le propre des
religions, pourquoi les grandes religions actuelles,
notamment celle qui est la plus enracinée dans l'Occident
hégémonique, le christianisme, en particulier
catholique, n'a-t-elle pu poser ces questions et aider à y
répondre ?
Parce qu'elle est liée à une unique culture, et qu'elle
est contaminée par elle. La conception figée de la raison
hiérarchique d'Aristote, la conception du Dieu tout puissant
de la Bible, la conception individualiste de la
Renaissance — qui a perverti le sens même de la
personne —, la conception, acceptée avec réticence
pendant longtemps, mais finalement intégrée, de la
« modernité », c'est-à-dire du primat des sciences et des
techniques pour étalonner les autres civilisations, sont
la contribution « chrétienne » aux « erreurs d'aiguillage»
d'un Occident auquel elle s'était identifiée.
Elle n'a donc pu remettre en cause fondamentalement
la civilisation occidentale, qui se considère comme
le « paradigme de la modernité ».

Roger Garaudy, « Les fossoyeurs. Un nouvel appel aux vivants »,
L'Archipel éditeur,  pages 81 à 98