22 août 2015

Avant le sous-développement, il y avait un développement. Par Roger Garaudy



Avant le sous-développement, il y avait un développement.
Pas le nôtre. Telle est la tragédie majeure de
notre temps.
Cinq siècles de colonialisme ont conduit au pillage
des richesses de trois continents, à la destruction de
leurs économies, aux échanges inégaux et à la dette, à la
négation et au mépris des autres sagesses.
Avant le sous-développement, il y avait le développement.
Pas le nôtre, celui de l'Europe, qui a construit
d'abord, sous le nom de « providence » , puis d ' « évolution
» , puis de « progrès » , puis de « croissance » , une
vision linéaire de l'histoire. Vision selon laquelle la
puissance technique de manipulation de la nature et des
hommes serait l'unique critère de valeur.
Par le langage on masque un double mensonge : sous-développement
ne signifie pas « retard » dans une évolution
historique, mais dépendance coloniale, qui a fait des
colonisés des appendices de l'économie des métropoles
et a bloqué tout développement endogène.
L'expression en voie de développement dissimule la réalité
d'un écart grandissant : le sous-développement du plus
grand nombre est le corollaire et la condition de la croissance
de ceux qui en font le pillage. En voie de développement
désigne une misère croissante de peuples « en voie de
régression » et de faillite, par le jeu de la dette.
Avant d'être « découverts » , les autochtones avaient
créé des formes de culture au moins égales aux plus
belles réalisations de l'Europe. En témoignent les
soudards de l'invasion, éblouis par Tenochtitlàn —
l'actuel Mexico — plus que par Venise.
Il est hypocrite, en invoquant les « sacrifices
humains », de vouloir justifier le génocide de 80 % de
ce continent par le travail forcé dans les mines d'or et
les plantations, pour les seuls « besoins » des métropoles
occidentales, avec les épidémies et les massacres
qui en découlaient, ainsi qu'en témoigne, dans sa Très
brève relation de la destruction des Indes, monseigneur
Bartolome de las Casas, chassé de son diocèse de
Chiapas par les colons esclavagistes.
Où sont les barbares ?
« La barbarie est venue d'Europe » , répondait l'évêque.
Cette chasse à l'Indien n'appartient pas seulement au
passé, ou aux westerns racistes : elle se poursuit encore,
des « réserves » des États-Unis et du Canada jusqu'aux
forêts de l'Amazonie où les seringueros et les grands
propriétaires fonciers massacrent les Indiens.
Une civilisation disparaissait de l'histoire.
On ne peut rien comprendre aux situations chaotiques
et parfois à l'agonie de régions du monde telles que
l'Afrique noire, ni aux flambées intégristes de révolte
contre la désintégration matérielle et spirituelle de leur
société et de leur culture, si l'on feint d'ignorer les cinq
siècles de colonisation qui ont préparé les faillites, les
fureurs, les convulsions d'aujourd'hui.
Le père Vincent Cosmao pose le véritable problème :
« Pour comprendre le sous-développement, il apparaît
indispensable de s'interroger sur la manière dont fonctionnaient
les sociétés avant d'entrer en déstructuration.»


L'Inde fournit l'exemple le plus classique du mécanisme
colonial du sous-développement. L a colonisation
connut ses trois étapes classiques :
1. Le pillage (par la Compagnie des Indes orientales).
En 1769, le résident à Murshidabad, Bêcher, écrit à
la Compagnie : « Ce beau pays, qui était florissant sous
le plus despotique et le plus arbitraire des gouvernements,
est au bord de la ruine depuis que les Anglais
prennent part à son administration. »
Le rapport officiel de la Compagnie des Indes, en
1770, révèle : « Plus d'un tiers des habitants a péri dans
la province autrefois prospère de Purneah, et ailleurs la
misère est aussi grande. »
Le gouverneur général des Indes, Lord Cornwallis,
en 1789, fait ce bilan : « J e puis déclarer avec certitude
qu'un tiers du territoire de la Compagnie en Hindoustan
est maintenant une jungle habitée seulement par
des bêtes sauvages. »
2. La déstructuration de l'économie du pays colonisé, lorsque
l'État prend le relais de la Compagnie qui régnait en
Inde depuis 1660.
En 1793, le «Règlement foncier permanent», promulgué
par le même Lord Cornwallis pour le Bengale et
le Bihar, stipule que les Zamindars, chargés par les
anciens dirigeants autochtones de prélever les impôts,
seront désormais propriétaires fonciers à perpétuité et
astreints à payer des versements fixes au gouvernement
anglais.
Ainsi, pour plus d'un siècle, les Anglais se sont assuré
de puissants collaborateurs. En 1925, l'Association des
grands propriétaires écrivait au vice-roi : « Votre Excellence
peut compter sur le soutien sans réserve et l'appui
des propriétaires fonciers. »
La première conséquence de ce nouveau régime,
quadrillant l'Inde en propriétés privées et spoliant ainsi
les paysans pauvres des traditionnelles « terres communales»
(qui permettaient des cultures vivrières et une
économie de subsistance), fut la famine : 1 million de
morts entre 1800 et 1825, 5 millions de 1850 à 1875, 15
millions de 1875 à 1900.
A u mythe de la surpopulation engendrant la misère
— mensonge facile pour gens cruels —, opposons que,
de 1870 à 1910, la population de l'Inde s'est accrue de
18,9 %, celle de l'Angleterre de 58 %.
L a révolution industrielle anglaise, notamment grâce
à l'exploitation de la machine à filer de Hargreaves, de
la machine à vapeur de Watt, du métier mécanique de
Cartwright, et à l'introduction de la liberté du marché
(déjà elle!), a permis de réaliser cet exploit : l'Inde,
jusque-là exportatrice de cotonnades dans le monde
entier, devient importatrice de cotonnades anglaises,
dont l'industrie occupait 13 % de la population de
l'île.
Par le seul jeu de cette « liberté » , de 1814 à 1835, les
importations anglaises passent de 1 million de yards à
51 millions. Après la paysannerie, c'est l'artisanat
indien qui est frappé à mort.
Plus significatif encore : l'exportation de céréales et
de comestibles en provenance de l'Inde affamée passe
de 850000 livres, en 1849, à 19 millions de livres en
1914.
En 1933, le rapport du général Sir J o h n Magraw,
directeur du service médical indien, indique que 61 %
de la population est sous-alimentée.
3. La déstructuration de l'agriculture et de l'industrie, à
l'heure des « libérations » et des « décolonisations »,
faisait de ces pays dévastés par la colonisation, devenus
des appendices des métropoles, modelés selon les
besoins économiques de celles-ci, des proies faciles pour
le capital financier de l'Occident.
Après Y « indépendance » de 1947, les capitaux de
l'étranger détenaient 97 % du pétrole, 93 % du caoutchouc,
62 % des charbonnages et 73 % des mines de fer
du pays, etc. Depuis lors, à partir de 1950, un déplacement
de capitaux s'est opéré en faveur des États-Unis.
On pourrait faire la même analyse de la décomposition,
des structures économiques (mais également politiques
et spirituelles) des pays colonisés par les pays
colonisateurs (Angleterre, France, Belgique au Congo
et Hollande en Indonésie, Italie en Libye et en Ethiopie,
tous membres du club des anciens colonialistes qui
constituent « l'Europe de 1992 » )

L'Algérie
L'intégrisme algérien du F I S n'est qu'un cas particulier
d'un phénomène international. Il était aisément
prévisible, comme sont prévisibles, sous des formes
diverses, de futures autres explosions, non seulement
dans le Maghreb et le monde arabe, mais dans l'ensemble
des pays musulmans. E n dehors aussi de cette aire
spirituelle, de l'Amérique latine à l'Afrique et à l'Asie,
en un mot dans l'ensemble du tiers monde.
Ce serait donc ne rien comprendre à ce qui se passe
en Algérie que de l'expliquer seulement par une réaction
contre la dégénérescence du F L N , contre ses
corruptions et sa politique de parti unique, autoritaire
et répressif.
Aucun problème actuel ne peut être abordé que dans
son contexte planétaire. Le problème de l'intégrisme
comme les autres. L'intégrisme, c'est l a prétention de
posséder la vérité absolue et de l'imposer aux autres.
L'exemple le plus meurtrier de l'intégrisme, cette
prétention de posséder la seule culture véritable, la
seule religion universelle, le seul modèle de développement,
et de nier ou de détruire les autres cultures, les
autres religions, les autres modèles de développement
est donné par l'Occident colonialiste depuis cinq siècles.
La prétention de l'Occident à être l'instituteur et le
dominateur du monde a trouvé des justifications successives.
Tantôt religieuses, et l'on appelle alors « évangélisation
du Nouveau Monde » le pillage, la destruction
et l'extermination de 80 % des autochtones. Tantôt
c'est au nom du « progrès » et de la « modernité » , de la
civilisation, de la raison, de l'athéisme même, qu'un
Jules Ferry définit et justifie le système colonial.
Cet intégrisme premier du colonialisme occidental a,
dans le monde, engendré tous les autres, qui constituent
des réactions prévisibles de défense de l'identité personnelle,
culturelle ou religieuse, des peuples assujettis.
Mais ces réactions sont souvent perverties par le rêve
trompeur d'un retour au passé comme à un âge d'or —
antérieur aux invasions de l'Occident — pour préserver
ces identités. Comme s'il n'y avait de choix qu'entre
l'imitation de l'Occident en sa décadence, et l'imitation
du passé.
Le Fonds monétaire international ( F M I ) , la Banque
mondiale et autres G A T T ont pris le relais de ce
colonialisme, et continuent à imposer à tout le tiers
monde les règles du marché occidental et de son mode
de développement — déséquilibre de la terreur encore
aggravé par l'hégémonie mondiale américaine depuis la
première guerre coloniale mondiale dans le Golfe
persique.
Le vaisseau « terre » sur lequel nous sommes tous
embarqués, après cinq siècles d'hégémonie occidentale
absolue, a tellement déséquilibré sa cargaison qu'il
donne aujourd'hui de la bande et menace de couler si
nous continuons dans cette voie. O n ne saurait imaginer
gestion plus désastreuse de la planète.
C'est dans ce cadre général qu'il faut placer le
problème algérien, si l'on veut le comprendre en
profondeur.
L a dette extérieure algérienne est actuellement de
23 milliards de dollars, et se voit imposer un taux
usuraire : plus de 5 milliards et demi de dollars
d'intérêts annuels. Les revenus du pétrole et du gaz ne
peuvent servir à l'équipement du pays : ils sont au
service de la dette.
Les chômeurs algériens se comptent par millions, et
les jeunes de vingt ans n'ont ni travail, ni avenir. Le
programme du FIS, concernant ce problème majeur,
est dérisoire : renvoyer les femmes au foyer pour libérer
des emplois pour les hommes! E n Algérie, 300000
femmes ont un travail rémunéré hors de leur foyer.
Cet apartheid des femmes dans la vie publique ne
créerait que quelques milliers d'emplois pour des
millions de chômeurs. Une solution démagogique qui
évoque celle de L e Pen en France, qui propose l'expulsion
des immigrés.
La cause profonde du chômage et du sous-développement
est ailleurs.
L'Algérie a nourri les armées de la Révolution
française et de l'Empire grâce à ses exportations de blé.
C'est à la suite du refus par les gouvernements français
de 1815 à 1830, de payer leur dette, que le dey d'Alger,
après avoir accordé pendant quinze ans des moratoires,
finit par perdre patience et chasser le consul français,
qui lui promettait sans cesse le remboursement en lui
demandant des « dessous de table » pour l'accélérer. Ce
« coup d'éventail » fut le prétexte de l'invasion française.
Ce pays, qui fut grand exportateur de blé, dépend
actuellement des importations françaises pour son alimentation.
Faut-il ajouter que l'Algérie, qui comptait 65 % de
lettrés en langue arabe sous A b d El-Kader, comptait
65 % d'illettrés lors de sa libération : 8 % seulement
avaient accès à une véritable culture française.
Les Algériens n'ont pas besoin des Mirages de Dassault,
mais, en revanche et en priorité, d'appareils de
forage, car i l y a de l'eau partout en Algérie. L a faire
jaillir serait décisif pour son agriculture et son autosuffisance
alimentaire. Elle a plus besoin de tracteurs et
d'engrais que de voitures de luxe et de déodorants.
L'Algérie a expérimenté au cours des siècles toutes
les formes d'exploitation et de décadence de l'Occident
: le capitalisme de l'Ouest et le colonialisme ; après
la libération politique, l'imitation, sous Boumediene, du
modèle soviétique de gigantisme industriel ruineux;
puis la lente intégration de l'Algérie à l'économie du
marché mondial par le F M I , la Banque mondiale et les
prêteurs étrangers.
L a plus profonde et la plus lourde faute du F L N ,
tiraillé par ses factions, est d'avoir oscillé sans cesse
entre les deux modèles occidentaux : soviétique et
américain, aujourd'hui l'un et l'autre en décadence,
comme l'Occident lui-même.
La montée du mouvement islamiste du Front islamique
de refus — le F I S — exprime fondamentalement
une réaction de rejet des modèles occidentaux. Tous
conduisent, sous hégémonie américaine, au monothéisme
du marché, c'est-à-dire de l'argent, inhérent à
toute société dont le seul régulateur est la concurrence,
la guerre de tous contre tous, une logique de guerre.

Cette « économie de marché », que l'on baptise du
nom angélique et trompeur de « démocratie », crée une
société où chacun prétend, en visant son intérêt personnel,
réaliser l'intérêt commun. Aussi, ce que l'on appelle
curieusement « libéralisme » est une jungle où s'affrontent,
au niveau des individus, des nations, du monde,
des volontés de croissance, de puissance et de jouissance.
Conséquence : l'événement historique est quelque
chose que personne n'a voulu. Marx le disait déjà.
Toutes les formes d'intégrisme dans le tiers monde
sont des réactions de rejet de cette religion implicite qui
n'ose pas dire son nom, et qui est actuellement la seule à
régner dans les rapports internationaux. La « révolution
culturelle » chinoise en fut une première expression.
En 1992, les Indiens d'Amérique célèbrent, contre les
successeurs de Christophe Colomb, « cinq cents ans de
résistance indienne », pour défendre leur identité
humaine et leurs cultures.
De telles révoltes, de la Chine à l’Amérindie, montrent
que le mouvement n'est pas spécifique à l'Islam.

La Révolution islamique d'Iran est née du même
rejet d'un mode de vie américain que prétendait
imposer le shah.
J'appelle « fossoyeurs » ceux qui exaltent cette religion
totalitaire du monothéisme du marché.
Contre cette religion du non-sens et ses fossoyeurs de
l'homme, se lèveront d'autres révoltes, d'autres explosions
: de l'Asie à l'Afrique et à l'Amérique latine. Sous
des formes religieuses parfois dévoyées, mais sous des
formes religieuses, car il s'agit d'un problème religieux :
celui du sens de la vie et des fins dernières.
A ce problème, le plus profondément humain, l'Occident
est actuellement incapable de répondre.
N'est-ce pas la définition d'une décadence ?
Le chaos algérien actuel est un cas particulier de cette
crise planétaire du sens. E n Algérie, comme partout
dans le monde, deux visions de l'avenir s'affrontent.
Il y a au coeur de masses innombrables, pas seulement
dans la paysannerie ou parmi les chômeurs des
villes, mais aussi chez les intellectuels les plus lucides,
une saine révolte contre le monde du non-sens occidental.
Mais ce légitime refus de l'imitation de l'Occident
sous toutes ses formes, soviétique ou américaine,
s'exprime dans une confuse espérance messianique
d'une religion qui rendrait à l'homme sa dimension
humaine. Une religion dont certains cherchent le
modèle dans les catégories du passé, comme si l'Islam
était identifié une fois pour toutes à ce qu'il fut voici
quelques siècles. Le Coran ne cesse pourtant d'appeler
à la réflexion personnelle, à la recherche pour
participer à la création toujours nouvelle de Dieu.
L'islamisme est une maladie de l'Islam. E n partant
de l'idée parfaitement justifiée qu'une autre société est
possible, fondée sur autre chose que le monothéisme
du marché, et que les principes de l'Islam sont ceux
de toute foi et de toute sagesse (chrétienne avec les
théologies de la libération, ou hindoue avec ses libérateurs),
on rabâche bientôt le passé, comme si tous les
problèmes avaient été résolus une fois pour toutes
dans une création achevée, c'est-à-dire morte. C'est
lire le Coran avec les yeux des morts, comme d'autres
aussi, du christianisme au judaïsme, de l'hindouisme
au tao, lisent leurs textes sacrés avec les yeux des
morts.
Contre ce premier mouvement, il existe en Algérie
des lobbies industriels, d'affairistes, de trafiquants,
d'intellectuels « occidentalisés » , de militaires de haut
rang — comme il en est en Amérique latine ou en
Afrique — qui ne rêvent que d'intégrer l'Algérie au
marché mondial. Ceux-là ont chassé Chadli, trop
résigné à la « cohabitation » et trop faible pour
dénoncer et annoncer. Si bien que, paradoxalement,
on dit « sauver la démocratie » en refusant la volonté
populaire la plus massive et en se préparant à la
détruire avec des blindés !
Ceci rappelle l'ironie tragique de Brecht : « Le peuple
a condamné le gouvernement. Est-ce qu'il ne
serait pas plus simple que le gouvernement dissolve le
peuple et en élise un autre ? »
A travers la télévision et les médias, nos « démocrates
» français semblent éprouver un « lâche soulagement».
La seule question leur semble être de savoir
qui, de la France ou des États-Unis, aura la plus
grande place sur ce « marché » nouveau et auprès de
ses servants.
Pour faire oublier cette contradiction majeure de la
« démocratie » , on cultive la peur, devant le raz de
marée du F I S . Ces réactions paralysent les efforts pour
comprendre. Cette peur cherche un alibi moral. On
s'indigne d'avance de l'intégrisme religieux, des mains
coupées ou de l'apartheid des femmes, qui sont ajuste
titre révoltants. Mais cette appréhension et cette indignation
morale s'expriment à sens unique. L'intégrisme
religieux, les mains coupées, l'apartheid des femmes
régnent férocement en Arabie Saoudite, laquelle s'efforce
de diffuser ces pratiques en finançant tous les
intégrismes musulmans du monde, y compris le F I S . L a
Saoudie est maintenant relayée par le Soudan, l'Iran et
le Pakistan. O n reçoit avec égards des émirs sanglants,
on vole à leur secours lorsqu'ils se croient menacés.
Pourquoi? Parce qu'ils sont d'excellents clients pour
nos armements et nos gadgets, de bons collabos pour les
livraisons et les prix du pétrole, nerf de notre croissance.
En Algérie, au contraire, on s'inquiète à la fois de la
fourniture du gaz saharien, de nos exportations et de
notre croissance, que l'abbé Pierre appelle fort justement
« un programme d'amélioration des conditions de
ceux qui ne manquent de rien » . On craint aussi
l'invasion de la misère, alors que la seule méthode à la
fois humaine et réaliste d'enrayer l'émigration est de ne
pas acculer des peuples entiers à la faillite, au désespoir
et à l'exil.

La France et l'Occident tout entier ont une part
importante de responsabilité dans ce genre d'explosions.
Aussi faut-il changer radicalement nos rapports
avec le tiers monde. Malheureusement, il ne semble pas
que cette radicale mutation soit en cours.
A Maastricht, pas un mot sur le tiers monde. Comme
si l'on pouvait construire aujourd'hui une communauté,
quelle qu'elle soit, sans réfléchir à ses rapports avec les
trois quarts de la planète.
Sur la base de rapports économiques nouveaux,
profitables aux deux parties, i l deviendra possible à
l'Algérie de choisir un développement endogène, sur le
prolongement de sa propre foi, de sa propre culture, de
sa propre histoire. A nous de ne plus créer, par
l'exportation et la contrainte de modèles étrangers, et
par la négation de l'identité d'autrui, des blocages
intégristes. Il existe, même dans le FIS, de nombreux
maires et de nombreux militants vivant un Islam
ouvert, créateur. U n dialogue authentique peut s'engager
en tournant le dos aux anciennes méthodes coloniales,
qui consistaient à mettre en résidence surveillée
les oulémas progressistes de « l'Association des oulémas
» de Cheikh Ben Badis, de Cheikh Ibrahimi, de
Cheikh El Oqbi, ouverts à l'avenir par une méditation
vivante sur le Coran, et à « collaborer » avec les
« marabouts » les plus obscurantistes et les plus intégristes.
Aujourd'hui, on cajole les pires intégristes, les financiers
et les pourvoyeurs de missionnaires intégristes de
Saoudie, ou du Koweït des Sabbah.

A quoi nos sociétés sans principes pourraient-elles
« intégrer » nos frères immigrés, en méconnaissant ce
que leur foi même peut nous apporter dans nos propres
luttes contre le monothéisme du marché? Comment
répondre à ces élans de foi messianique — fussent-ils
parfois aveugles — si nous sommes d'avance fermés à
leur accueil ?
Nous nous perdrons tous ensemble ou nous nous
sauverons tous ensemble.
Pour qui essaye de voir le monde dans sa totalité et
non à travers les fausses fenêtres obtuses des écrans de
télé, deux incendies semblent avec une intensité croissante
nous menacer de mort.
1. Les échanges inégaux entre le Nord et le Sud : entre des
économies désintégrées par des siècles de colonialisme
et des économies gorgées de leurs pillages, la liberté du
marché, c'est la liberté pour les forts de dévorer les plus
faibles. La détérioration permanente des termes de
l'échange en est la manifestation la plus éclatante. En
1954, il suffisait à un Brésilien de quatorze sacs de café
pour acheter aux États-Unis une jeep. E n 1962, il lui en
fallait trente-neuf. E n 1964, un Jamaïcain achetait un
tracteur américain avec 680 tonnes de sucre, en 1968
avec 3 500 tonnes. Les pays pauvres continuent à
subventionner les pays riches.
Le paiement des intérêts de la dette représente
plusieurs fois le capital reçu. Chaque dollar donné en a
rapporté deux ou trois au donateur, et le paiement des
intérêts équivaut le plus souvent à la totalité des
exportations, rendant ainsi tout « développement »
impossible. Il ne s'agit donc pas de pays « en voie de
développement », ainsi qu'on les appelle hypocritement,
mais de pays condamnés à une misère croissante
par une dépendance croissante.
La prétendue « aide » aux pays du tiers monde est un
des facteurs les plus efficaces du renforcement de leur
dépendance et de leur régression.
L' « aide » publique, multilatérale, a été fixée à
moins de 1 % (0,7 %) du Produit national brut des
« donateurs » . E n fait, moins de la moitié a été versée.
L a discrimination à l'égard du tiers monde en ce qui
concerne toutes les formes d'aide est significative :
l'aide reçue par le « bastion avancé de l'Occident »,
Israël, est telle qu'avec un millième de la population
mondiale, i l reçoit un dixième de l'aide totale, soit cent
fois plus, par habitant, que les pays du tiers monde.
Enfin, la prétendue « aide » en capital et en technologie
aux pays « sous-développés », par les investissements,
n'a pas assuré d'autre développement que celui
des entreprises multinationales implantées dans ces
pays où la main d'oeuvre est bon marché. Elle a aussi
permis aux compagnies occidentales de tirer des profits
très supérieurs à ceux dont elles bénéficiaient chez elles.
Les résultats sont là : développement des monocultures
et des monoproductions, recul des cultures vivrières et
des artisanats autochtones de subsistance, dépendance,
exploitation accrue de la main d'oeuvre, aggravation de
la dette du fait de l'importation grandissante.
Le résultat global est probant : depuis le début des
années 1980, le revenu par habitant a baissé de 15 % en
Amérique latine, de 20 % en Afrique.
2. L e mécanisme de la ruine des pays du tiers monde est
politique. Il est caractérisé par le rôle du Fonds monétaire
international et de la Banque mondiale, dirigés
par les pays riches, notamment les États-Unis, qui en
détiennent les principaux leviers de commande.
Ces institutions sont chargées de « l'aide » , c'est-à-dire
des investissements et des prêts aux pays en
difficulté. Lesquelles « aides » , prêts ou investissements,
sont accordées sous des conditions politiques,
pudiquement appelées « programmes d'ajustement »
ou « plans d'ajustement structurels ».
U n « programme d'ajustement » est le plus souvent
composé des éléments suivants : dévaluation de la
monnaie (afin de décourager les importations et
d'encourager les exportations) ; réductions draconiennes
des dépenses publiques, particulièrement au
niveau social : réduction des crédits d'éducation, de
santé, de logements, élimination des subventions à la
consommation, y compris la consommation alimentaire;
privatisation des entreprises publiques ou augmentation
de leurs tarifs (électricité, eau, transports,
etc.) ; élimination du contrôle des prix; « gestion de la
demande » — donc réduction de la consommation —
assurée par le plafonnement des salaires, la restriction
du crédit, l'augmentation des impôts et des taux
d'intérêt, le tout en vue de faire baisser le taux
d'inflation.
Ce « libéralisme » règne d'autant mieux que des
dictatures militaires en assurent le relais. Le paradis de
la « liberté du marché » — y compris du marché des
monnaies — était le Chili de Pinochet, fidéicommis de
la grande « démocratie américaine ». Comme les colonels
argentins et les généraux brésiliens. Susan George
écrit : « Rien de tel qu'une dictature militaire pour
saigner un pays à blanc ». Dans ces pays, l'endettement
a crû en fonction directe de la répression. Le record est
détenu par le Chili : 1 540 dollars de dettes par habitant.
Les peuples ont payé à leurs généraux et à leurs
colonels les jouets meurtriers qui leur permettaient de
maintenir 1'«ordre » au service de leurs suzerains
étrangers. Aujourd'hui, les nouveaux emprunts servent
exclusivement à payer les intérêts des dettes antérieures.
Cette politique « d'ajustement » entraîne des
émeutes de la faim contre la montée des prix : au Maroc
en 1981 et 1984, à Caracas en 1985 et en mars 89, à
Alger en octobre 1988.
Mépris des économies de subsistance, et surtout des
cultures vivrières, primauté des exportations — seule
source de devises — pour payer la dette en dollars... les
pays ainsi « aidés » produisent trop de ce qu'ils ne
consomment pas, et consomment trop de ce qu'ils ne
produisent pas.
C'est ainsi que depuis vingt ans le Fonds monétaire
international et la Banque mondiale dévastent l'hémisphère
Sud, de l'Argentine à la Tanzanie, du Pakistan
aux Philippines, et commencent maintenant à appliquer
la même méthode dans les pays de l'Est.

Illustration particulièrement saisissante de la liberté
du marché : le trafic de la drogue.
La consommation de cocaïne aux États-Unis était de
85 tonnes en 1984, de 125 tonnes en 1985, de 250 tonnes
en 1986. Actuellement, avec leurs 20 millions de
drogués, les États-Unis absorbent 80 % de la vente
mondiale.
Il ressort des études du professeur Reich, économiste
de l'université de Harvard, que la drogue est devenue,
aux États-Unis, un des secteurs importants de l'économie,
au même titre que l'électronique, l'automobile ou
l'acier *.
E n termes de marché, face à une pareille
« demande », l’ « offre » bolivienne a grandi dans les
mêmes proportions : produisant 6 000 tonnes de feuilles
de coca dans les années 70, elle est passée à
150000 tonnes en 1986.
Le programme Bush propose une prime de 360 dollars
par hectare substituant à la coca une autre
culture !
Or, aujourd'hui, 60 000 hectares de terres boliviennes
sont plantés en coca; chaque hectare donne chaque
année trois récoltes qui rapportent à son propriétaire
10000 dollars. Alors qu'un mineur bolivien gagne
827 dollars par an, un ouvrier d'usine 649 dollars, un
paysan ne produisant pas de coca 160 dollars. Le plus
pauvre des paysans colombiens, passant de la
production du café ou du cacao à celle du coca, obéit à la
même logique que le boursier de Wall Street : celle du
marché.
Si le marché et sa radieuse « liberté » demeurent les
seuls régulateurs, l'avenir de la drogue est assuré.

Roger Garaudy. Les fossoyeurs. Un nouvel appel aux vivants.
 L’Archipel. 1992, pages  19 à 35