24 février 2015

Université des Mutants: une utopie universaliste récupérable ?



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L'UNIVERSITÉ DES MUTANTS: UNE UTOPIE UNIVERSALISTE RÉCUPÉRABLE ?
Pascal BEKOLO BEKOLO Université de Yaoundé 1





A l'orée du 3e millénaire, dans les années 1970, beaucoup de grands esprits furent comme saisis de vertige à l'idée des transformations merveilleuses dont le monde allait accoucher. Et, prophétisant ou prospectant scientifiquement, certains s'aventurèrent à prédire les grands changements du 3e millénaire. Le rêve Senghorien de la civilisation de l'universel, qu'il entrevoyait comme un rendez-vous idyllique du donner et
du recevoir participe de ces perspectives là.
Senghor crut d'autant plus fortement à son rêve que par un de ces magnifiques concours de circonstance
dont l'histoire a le secret, un outil formidable de la réalisation de son idée lui fut offert, sur ces entrefaites, par
son ami Roger Garaudy, philosophe, Directeur de l'Institut International pour le Dialogue des Civilisations.
1978 Garaudy et Senghor
 Il s'agissait de la proposition d'une université des mutants pour le dialogue des cultures faite, en 1978, à trois pays: le Mexique, le Sénégal et l'Iran, sur laquelle sauta littéralement le président sénégalais, et pour cause: leprojet de l'université des mutants, articulé sur deux principes: le développement endogène et le dialogue des civilisations, correspondait parfaitement à la civilisation de l'universel dont rêvait Senghor, articulée sur l'enracinement dans les valeurs de la Négritude et l'ouverture aux apports étrangers. Le problème pour chaque homme ou femme de chaque civilisation, affirmait Senghor, est de s'enraciner au plus profond de sa propre civilisation pour mieux s'ouvrir aux pollens fécondants venus des quatre horizons.
Le président Senghor décida d'implanter l'Université des Mutants dans l'île de Gorée pour la baigner dans une symbolique forte. L'île de Gorée symbolisait, en même temps, la souffrance noire et le pardon noir,
partant l'esprit de fraternité et de coopération internationales. Pendant trois siècles et demi qu'a duré la Traite des Nègres où, pour 200 millions de déportés, sont morts quelques 20 millions d'hommes et Gorée avait
servi de dernière escale avant les Amériques. Malgré ce génocide, le plus grand de l'histoire, la Nègrerie
décidait de pardonner pour prendre sa place autour de la table de l'universel et apporter sa voix au
dialogue des civilisations.
L'animation et la recherche à l'Université des Mutants furent conduites sur deux axes thématiques:
Le développement endogène et autocentré,
L'ouverture aux autres sous la forme d'un dialogue des civilisations.
Si le concept de développement endogène, c'est-à-dire un développement s'inspirant des valeurs et préoccupations propres à chaque peuple, exigeant la participation active des individus et des pays qui en sont les sujets et les bénéficiaires, paraît familier, il n'est pas inutile de rappeler que la notion de dialogue
des cultures a pour principe de base la conviction profonde que les finalités, les objectifs, et la 
signification de la culture, ne sauraient se définir (quels que soient par ailleurs leurs mérites indubitables)
à partir des seules valeurs de l'humanisme occidental, mais en faisant plutôt appel dans le cadre d'un dialogue fécondant, à l'Afrique, et à l'Islam, grâce auxquels pourraient être conçus et vécus des rapports nouveaux, plus équilibrés entre l'homme et la nature, entre l'homme et l'homme, entre l'homme et le divin.
Or force était de constater que depuis plusieurs siècles la civilisation dite occidentale, se fondant sur sa suprématie scientifique et technique, avait imposé son modèle au reste du monde un modèle et ce de façon
souvent si écrasante, qu'il devenait presque inconcevable d'imaginer qu'unmodèle différent de croissance puisse apporter aux peuples en lutte contre le sous-développement, le progrès, la justice, la prospérité, la sécurité. 
Aussi Senghor doutait-il qu’un progrès majeur pût être réalisé sur la voie d'un nouvel ordre mondial de l'économie si ne s'instaurait, auparavant,un nouvel ordre culturel mondial.
Si, en effet, un Américain juge insuffisant le revenu annuel de 7000 dollars par tête d'habitant qui est celui de son pays et suffisant celui de 200 dollars qui est celui des pays les plus pauvres, disait Senghor, on aurait tort de le croire raciste. Le préjugé qui l'aveugle n'est pas d'ordre racial, mais culturel. «Ces gens là», pense-t-il, «n'ont pas de besoins: ce sont des sauvages». C'est pourquoi, continuait-il, nous ne cessons de l'affirmer: il n'y aura pas de nouvel ordre économique mondial tant que n'aura pas été élaboré - et admis par les pays développés - un nouvel ordre culturel mondial. Celui-ci s'appuiera sur ce fait, historique, que toutes les
premières civilisations, et les plus grandes, sont nées, sans exception, aux latitudes de la Méditerranée, là où se sont rencontrées les trois grandes races: la blanche, la jaune, la noire -cotées par ordre alphabétique. Cest ce qui fait de l'espace méditerranéen une matrice exemplaire des civilisations.
La civilisation de l'Universel, vue par Senghor, est un rendez vous du donner et du recevoir où chaque civilisation apporte sa contribution notamment: la civilisation négro-africaine, la civilisation de l'Occident, autant de visions du monde s'expriment à travers les rapports homme-nature, homme - homme, homme -
Dieu. Contrairement aux idées reçues, l'Afrique a beaucoup apporté au monde. L'apport de l'Homme noir se
manifeste à tous les âges de l'histoire et à toutes les phases de l'humanité. 
Si l'homo sapiens a pu surgir de la demi-animalité des temps primitifs, qui avaient duré quelques 5 000000 d'années, c'est qu'il était le produit d'un croisement. L'Homo sapiens se réalise au moment où les différentes races d'hommes, ne se battent plus systématiquement comme auparavant, mais s'unissent, mêlant, avec leurs sangs, les traits les plus  fécondants de leurs civilisations respectives.
La première civilisation de l'Homo sapiens, dans le paléolithique supérieur, la civilisation dite aurignacienne, a été fondée par les Négroïdes et elle est caractérisée, pour la première fois par l'expression de l'homme intérieur et de ses idées-sentiments: par l'œuvre d'art.
La présence des Noirs au début de J'histoire est également significative. Les Grecs, comme on le sait, sont 
les fondateurs de la civilisation albo-européenne d'où est né, à travers la renaissance, le monde moderne. Or, les écrivains grecs n'ont cessé, d'Homère à Strabon, de présenter les «Ethiopiens», c'est-à-dire les Noirs, comme les premiers fils de la terre, et comme les civilisateurs. Si l'on en croit Diodore de Sicile, les Egyptiens
reportaient les mérites de leur civilisation sur les éthiopiens, les Noirs de Nubie. Ce sont eux qui leur avaient apporté la religion et l'art.

Il faudrait entendre par «art», selon Senghor, la poésie au sens étymologique du terme, c'est -à-dire l'élan créateur lui-même, cette vertu qui permet à l'homme, non seulement de comprendre l'univers, dont lui-même
est partie, mais surtout de le transformer dans sa tête et par son art avant de réaliser dans les faits cette transformation. C'est pourquoi tout créateur d'une civilisation nouvelle a besoin de cette vision, de ce grain de folie qui s'appelle poésie.
Ce qui distingue la civilisation nègre et sa culture, c'est-à-dire l'esprit e cette civilisation, c'est le goût, mais surtout le sens de la vie et, partant, de la création même dans l'au-delà, qui définit mieux l'apport de la civilisation nègre à la civilisation de l'universel.
On ne connaît que trop les apports des autres civilisations pour devoir encore s'appesantir dessus. Il peut suffir de rappeler, en se basant sur les travaux de l'Université des Mutants, que:
S'agissant de l'Inde l'hindouisme a surtout opéré la conversion du «moi» individuel au «soi» universel.
De l'Islam nous héritons principalement d'un monothéisme intransigeant et de l'organisation d'une vaste communauté (la Umma), ainsi que de la pensée des «soufis»
Lla Chine a apporté au monde la révolution culturelle comme tentative de recherche d'un modèle de développement non occidental et non soviétique. Nous tenons aussi de la Chine la dialectique taoiste et la métamorphose du mandarinat. 
L'occident apporte au monde le. modèle faustien de civilisation; c' est à-dire l' individualisme et le rationalisme, le scientisme et le technicisme. L'occident nous bascule du mythe du progrès et de la croissance
indéfinie à la prise de conscience de l'entropie de s écosystèmes et de l'histoire. 
Sur la base des principes généraux ci-dessus, les séminaires de l'université des mutants redoublaient d'ingéniosité pour former les hommes nouveaux, les Mutants, chargés de réaliser l'avènement de la
civilisation de l'universel. L'Afrique elle-même fut déclarée «Société en mutation d'identité», dans la mesure où elle n'était ni tout traditionnelle ni développée, mais dans une situation d'ambiguïté. la formation de ce mutant devint tout un programme, voire une idéologie.Nous étions au bord de créer un homme nouveau, parent du surhomme, chargé d'instaurer le monde nouveau. La révolution envisagée, n'avait d'égale dans l'histoire, que le passage de l'homme naturel et chasseur à l'agriculteur.
D'une session à l'autre, surenchérissait sur les espoirs portés sur cet homme nouveau. L'université des mutants, dit le professeur Ki, est une entreprise prophétique». Les prophètes sont à la fois les fils de leur
siècle et les éclaireurs d'un temps qu'ils sentent monter comme la grande et irrépressible marée de l'histoire. L'université des mutants était une fille du XXe siècle, mais aussi une étoile bergère d'un temps à venir qu'elle
contribue à procréer. La mutation devait être assumée et pilotée. Elle ne devait pas être le sous-produit de la mutation active des autres. Muter ou périr! conclut-il.
Muter ensemble ou périr ensemble. Pour donner toute sa vigueur à la révolution du millénaire, il fut créé une Association de l'Université des Mutants d'Afrique (UMA) dont votre serviteur fut retenu, avec le feu Prince Dika Akwa. comme représentant de l'Afrique Centrale, et une revue culturelle Mutant d'Afrique, dont votre serviteur fut le rédacteur en chef. La représentation camerounaise devait s'enrichir, en seconde génération, de la participation de Binam Bikoï et de Bassek Ba Khobio.
Le plan de développement de la révolution mutante prévoyait la création d'autres universités des mutants   dans d'autres pays, notamment l'lie Maurice et la Tanzanie.
L'atmosphère était si emballante que certains commencèrent à se demander si ce n'était pas trop beau. Etions-nous vraiment capables de changer le monde? Roger Garaudy, traduisit la question sous forme
philosophique et tenta d' Y trouver une réponse. «Les mutants, rappela-t-il à sa façon, sont des hommes qui portent en eux un monde encore à naître. Tout le monde extèrieur. Celui de la politique et celui de la foi. Des hommes qui portent en eux Robespierre et Ghandi, St. François d'Assise et Mao Tsé Toung.  Nous taxera-t-on d'utopie? Est-ce une utopie que de croire que l'on peut vivre autrement? Alors, tout ce qu'il y a de grand en histoire serait utopie, car il n'est de grandeur que dans l'irrécusable vouloir de vivre autrement».
Et pourtant l'histoire n'a pas donné raison à l'enthousiasme et à la foi des fondateurs. Car tout ce que je viens de raconter là n'a duré que trois ans, de 1978 à 1980, les dernières années présidentielles de l'initiateur, Léopold Sédar Senghor. Ni son successeur, ni aucun autre pays ne reprit le flambeau de la mutation. Et nous savons ce qu'il advint.
 Aujourd'hui c'est la mondialisation qui règne, dont chacun peut aisément déterminer la
différence avec le rêve Senghorien. A la place du rendez-vous du donner et du recevoir, c'est l'unilatérisme qui se profile. La mondialisation, par bien des côtés, ressemble à l'occidentalisation de la planète. Le monde va à l'occident. a dit quelqu'un, comme les fleuves vont à la mer.
En second lieu, la civilisation nègre à laquelle croyait Senghor, cherche toujours son identité et sa reconnaissance. Les civilisations contemporaines ne citent guère la civilisation africaine. Hungtinton, auteur
du best seller LE CHOC DES CIVILISATIONS, ne retient que les civilisations chinoise, occidentale,  japonaise, etc. Il manquerait à la négraille, pour constituer une civilisation, les deux éléments constitutifs de
la civilisation: à savoir une religion et ou une langue. J'ai été tellement effrayé de ces découvertes que je suis allé revisit er Cheik Anta Diop, notre spécialiste en la matière, notamment dans son livre L'Unité Culturelle Nègre, pour chercher une manière de consolation. Et je n'ai trouvé pour toute preuve de cette - unité culturelle qu'une parenté des lignages et de l'organisation de la famille entre les peuples d'Afrique. Point de religion africaine, et encore moins de langue.
Enfin, la culture ne semble occuper la place que Senghor lui donnait que dans la tête de Senghor. Pour Senghor en effet, la culture, âme des civilisations, est l'alpha et l'oméga de la vie. "Au commencement était le
verbe, la culture, et à la fin sera le verbe, la culture," disait t-il. Ou encore, "la culture précède l'économie, comme la recherche des fins précède l'organisation des moyens." Et il entendait par là que c'est la culture
doit dicter ses buts et ses objectifs à la science, à l'économie et à la technique. Je regarde autour de moi, je ne vois que la loi de armes, des trusts, des réseaux médiatiques puissants, du pétrole et de toutes sortes de convoitises. Les valeurs culturelles de justice, d'égalité, d'humanisme ont foutu le camp. La raison même n'a plus raison. 
Vous ne pouvez pas comprendre le monde moderne à partir de la logique. A chacun de ses carrefours,   l'histoire est courtisée par de nombreuses utopies dont une seule finira par féconder l'avenir. La première
expérimentation de l'université des mutants s'est interrompue brutalement, par la suite de démission de son réalisateur, le président Senghor. Mais l'idée est restée debout [...]

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Pascal Bekolo Bekoloalias Pabé Mongo – est né en 1948, à Doumé, à l’est du Cameroun. Il fait des études supérieures de lettres et de philosophie. Après une maîtrise en philosophie, il obtient le doctorat ès lettres. D’abord professeur à Eséka et à Bertoua, il occupe ensuite plusieurs postes de responsabilités aux Affaires culturelles et à l’Information. Il est actuellement secrétaire général du centre universitaire de Ngaoundéré au Cameroun.
Depuis 2005, Pabé Mongo a mis sur pied un atelier d’écriture permanent à la Centrale de lecture publique de Yaoundé. Il est également à l’origine de la théorie littéraire Nolica (nouveauté, littérarité et camerounité).


Tel père, quel fils, roman, 1984, Éditions NEA/Édicef.
Père inconnu, roman, 1985, Éditions Clé (Yaoundé).
Innocente Assimba, théâtre, 1971.
Bogam Woup, roman, 1980, Éditions Le Flambeau (Yaoundé).
La guerre des calebasses, théâtre, 1982, Éditions Hatier (Paris).
L’homme de la rue, roman, 1987 Éditions Hatier (Paris).
Nos ancêtres les baobabs, 2000, Éditions L’Harmattan.
Le livre du monde. Voyage en Chine, Ediactions, Yaoundé, 2001
Le Livre du monde: voyage en chine, Yaoundé, Edi'Action, 2001, 159 pages - See more at: http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=4227#sthash.j8wTUufQ.dpuf


Le Livre du monde: voyage en chine, Yaoundé, Edi'Action, 2001, 159 pages - See more at: http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=4227#sthash.j8wTUufQ.dpuf


Le Livre du monde: voyage en chine, Yaoundé, Edi'Action, 2001, 159 pages - See more at: http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=4227#sthash.j8wTUufQ.dpuf


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A lire sur ce blog le témoignage d'un "mutant":  http://rogergaraudy.blogspot.fr/2011/12/le-journal-dun-mutant-par-joseph-boly-1.html et suivants