22 février 2015

Le dialogue selon Senghor: tolérance, patience, mais non faiblesse

LE DIALOGUE DE SENGHOR EST FAIT DE TOLERANCE ET DE PATIENCE, MAIS NON DE FAIBLESSE

novembre 1976

par Gabriel d’Arboussier

Dieu dans sa miséricorde pèse dans sa main le poids de gloire et de bonheur qu’il accorde à chacun et Napoléon dit que la gloire est le deuil éclatant du bonheur.
Aussi, au juste tribut d’hommage qu’un peuple de parents, de frères et d’amis vous porte de tous les continents, en ces jours lumineux d’hivernage où tour à tour la presqu’île du Cap-Vert se revêt de nuages dont les teintes vont du gris évanescent au rose le plus subtil que les vents alizés disputent aux violences de nos tornades, je joins le témoignage de fierté affectueuse de ceux qui vous ont précédé, de ceux qui vous ont accompagné et de ceux qui vous suivront dans la longue marche entreprise par les peuples d’Afrique depuis des millénaires vers la lumière.
D’Erasthostème de Siene aujourd’hui Assouan et Esope, d’Abou Bakr et Ibn Batouta, des Askia et Ousmane Dan Fodio, d’El Hadj Omar et Ahmadou Bamba, de Kotie Barma et Seydou Nourou Tall, de Soundiata et Samory, d’Abra Pokou et les Amazones du Bénin, de Pouchkine et Alexandre Dumas, de Sylvestre Wimmiams, d’Aggrey dont le fils Ambassadeur des Etats-Unis se trouve parmi nous, de Macaulay de Burghard Dubois, de Cleaver, de Paul Robeson et Marian Anderson, de Valentin et Blaise Diagne, de René Maran à Aimé Césaire et Léon Gontran Damas à l’équipe de Présence Africaine, c’est la même lignée qui nous inspira, huit élus de l’Assemblée constituante française d’octobre 1945 où nous nous rencontrions pour la première fois.
Et sans nous connaître nous nous reconnaissons car le même sein Diawando nous avait allaités. Oh ! Puissance de la génétique.
Un autre lait des sources spirituelles d’Athènes et de Rome nous avait nourris, ce qui vous faisait dire chaque fois que nous nous croisions dans la salle des Pas Perdus du Palais Bourbon :« Comme les aruspices nous ne pouvons nous regarder sans rire ». En effet, une complicité seule connue de nous, empêchait malgré notre état de nous prendre au sérieux, je veux dire à l’ennuyeux. Ces huit compagnons que dominait la personnalité de Lamine Guèye dont seuls quatre survivants peuvent assister de près ou de loin à ces jours dakarois vivants ou morts et nos compagnons depuis disparus participent, j’en suis sûr, à la célébration du dixième anniversaire de votre âge de raison.
De la longue maturation qui va des rives du Sine et de la petite Côte à celles de la Seine et de la Méditerranée vous avez non seulement affirmé les valeurs négro-africaines que chantait déjà Camoens dans un merveilleux poème.
A Preitadao de Amor
A Tao Doce figura
Que la Neve lhe Jura
Que Trocara a Color
La Négritude d’Amour
A si douce figure
Que la neige s’est jurée
De changer de couleur,


mais vous avez encore conçu la notion de la Civilisation de l’Universel dont s’inspire l’Institut International pour le Dialogue des Civilisations imaginé et fondé par Roger Garaudy et moi-même et au nom duquel je vous apporte notre salut fraternel. Ce dialogue dont vous faites la pierre angulaire de la politique, base du palabre africain fait de tolérance et de patience mais non de faiblesse, nous permet à point nommé de sortir des impasses de la violence polémique.
Car il a cette vertu de concilier l’irrationnel et le rationnel, comme la poésie dont les règles contraignantes de la métrique fille de la raison favorisent le surgissement de la passion fille de l’intuition, comme l’éclair illumine la sombre puissance des orages.
Dans cette tâche à peine amorcée et que vous suivez avec intérêt et même passion, nous découvrons toute la dimension de l’apport des sciences et des arts de l’Afrique au fonds commun de l’humanité.
Notre terre maternelle n’a jamais été et ne sera jamais un musée vivant ou mort, mais ce creuset admirable qui a donné ce que l’on considère aujourd’hui comme la première sculpture du monde qui inspire toute la sculpture et la peinture moderne.
Lorsque nous tremblons de perdre la momie de Ramsès II œuvre africaine, on découvre à Nok des trésors insoupçonnés.
Mais quel beau symbole de coopération que l’on tente de sauver Ramsès au Musée de l’Homme de Paris.
Et la musique et la danse africaine n’ont-elles point conquis droit de cité au point que l’un de mes amis Ukrainiens me disait que si l’Europe était mère de la mélodie, l’Afrique est mère du rythme. Et Maurice Béjart n’est-il pas l’un des plus grands danseurs et chorégraphes de ce siècle.
Voilà pourquoi Roger Garaudy affirmait ici avec force que l’enseignement de nos jours devrait consacrer plus de temps à l’esthétique qu’à l’histoire, ce que vous n’avez cessé de dire.
Mais de plus ce colloque de Dakar n’a-t-il pas démontré l’absurdité de la dichotomie arts et sciences que Paul Valéry, le poète mathématicien, a dénoncée par sa vie et son œuvre.
Et la pléiade de jeunes savants et techniciens qui monte de toutes parts en Afrique n’est-elle pas là pour balayer la prévention contre l’absence d’esprit scientifique du noir.
Que ce soir et demain, après l’accueil maternel de Joal, les fanals des jeunes de Saint-Louis et les danses et les chants de Dakar viennent non seulement vous souhaiter un affectueux anniversaire mais que le rythme de nos tam-tam, de nos koras, de nos khalams et de nos balafons mette avec le bonheur de tout un peuple apaisé, un baume sur le cœur d’un homme ayant accompli sa tâche mais que le destin a blessé encore une fois profondément dans ses affections les plus chères.
Que Dieu te garde, Léopold Sédar.

Pages 18 à 20