07 février 2015

La théologie du 20e siècle et le dialogue des civilisations, par Roger Garaudy

Dernier article de la série sur la théologie chrétienne

Dans la théologie de la deuxième moitié du xxe siècle, c'est-à-dire
après la Deuxième Guerre mondiale, le problème de l’homme est au premier
plan.
La théologie affronte les « humanismes » contemporains et s'efforce
de les intégrer à l'anthropologie chrétienne.
Dans un premier temps (jusqu'en 1965), la tendance dominante est
de créer un « existentialisme chrétien ».
Après 1965 le problème se déplace pour affronter le marxisme, voire
pour l'intégrer et le dépasser.
Dans la première période, les théologiens les plus profonds ont pour
références essentielles Kierkegaard (précurseur, un siècle auparavant, d'un
« existentialisme chrétien »), et, plus proches, Heidegger, Jaspers, Gabriel
Marcel et Sartre. Et la théologie de Karl Barth.
Le problème central est celui du « face-à-face » entre la subjectivité et
la transcendance.
Depuis la retentissante conférence de Sartre en 1948 : « L'existentialisme
est un humanisme », le débat sur l'homme, pour beaucoup de
théologiens, est essentiellement une confrontation avec l'existentialisme.
Deux grands théologiens protestants de cette génération, Rudolf Bultmann
et Paul Tillich, incorporent l'existentialisme à leur théologie.
Pour Bultmann la « démythologisation » de l'Évangile s'identifie avec
son interprétation existentielle (voir Le Kérygme et le mythe1).
Tillich cherche à apporter une réponse évangélique aux questions existentielles
qui se présentent à l'homme (Théologie systématique1).

1. Éd. Hubert Reich, Hambourg, i960.
2. Stuttgart, 1956.

Dans la perspective juive, Martin Buber considère Dieu comme le
« tu » absolu, interprétant ainsi « l'alliance avec Dieu » comme un rapport
intersubjectif. Tout comme Karl Barth écrit : « Le véritable "je suis"
(...) signifie: je suis dans la rencontre » (La théologie protestante au
XIX' siècle3).
Le pasteur Bonhoeffer (exécuté par les nazis en 1945), dont le « christianisme
non religieux » n'a cessé d'exercer une influence majeure sur
la théologie, écrit : « Être pour les autres est l'unique expérience de la
transcendance », ou encore : « La transcendance consiste dans le "tu" le
plus proche » (Résistance et soumission).
Ce ne sont là que quelques exemples, parmi les plus éminents, de
cette tendance à parler de l'homme dans sa subjectivité, indépendamment
des conditions historiques, sociales, politiques, dans lesquelles il vit.
De cette ouverture sur l'homme et sur le monde (au-delà d'une théologie
jusque-là dominée par la pensée grecque et centrée, encore au
début du XX' siècle, sur une philosophie néo-scolastique et sur une
conception ecclésiocentrique), les théologiens les plus représentatifs
eurent pour chef de file le père Karl Rahner en Allemagne et le père
Chenu en France.
Il est significatif que l'un et l'autre seront, comme « experts », les principaux
inspirateurs et rédacteurs de la Constitution la plus novatrice du
concile de Vatican II, Gaudium et spes.
Non moins significatif le fait qu'eux et leurs disciples seront les principaux
partenaires catholiques des « dialogues chrétiens-marxistes », organisés
conjointement, en Europe, par le Centre d'études et de recherches
marxistes (le CERM), que j'avais fondé en 1962, et la Paulusgesellschaft,
dirigée en Autriche par le père Kellner.
Le cardinal Koenig, désigné par le Concile comme président de la
Commission pour les incroyants, considère ces rencontres comme souhaitables
et les encourage.
Ces rencontres ont lieu, soit sous la forme de grands colloques internationaux
entre chrétiens et marxistes (à Salzbourg, à Herren Chiemsee
en Allemagne, à Marianzké Lazné (Marienbad) en Tchécoslovaquie). Elles
essaimèrent dans toute l'Europe et en Amérique ; én France sous la forme
de Semaines de la pensée marxiste.
Le grand tournant théologique se produit en 1965 et 1966. 1965, c'est
d'abord la clôture du concile de Vatican II, qui constitue l'événement
fondamental. 1966, c'est la Conférence mondiale du Conseil oecuménique
des Eglises, tenue à Genève en juillet, sur le thème « Eglise et
société ». Dans son texte final les Églises protestante et orthodoxe

3. Éd. Labor et Fides, Genève, 1969.

ouvrent un grand espace à la réflexion théologique dans ses rapports avec
la société.
Cette espérance de mutation s'affirme avec plus de force encore à la
Conférence de Medellin (1968) de l'épiscopat de l'Amérique latine.
Une théologie nouvelle est en train de naître et de se développer : à
la différence des anciens courants existentialistes, elle n'aborde plus seulement
les problèmes de l'homme individuel, mais ceux de la pratique
morale, politique, de la transformation de la société.
Le terrain avait été préparé par une série de controverses, au Quartier
latin, entre existentialistes et marxistes qui avaient connu leur apogée
avec une gigantesque confrontation à la Mutualité : toutes ses salles et
la rue étaient sonorisées pour accueillir 6 000 étudiants, le 7 décembre
1961. Sartre était assisté d'Hyppolite, directeur de l'Ecole normale supérieure,
et moi-même du physicien Jean-René Vigier, de l'Institut Henri-
Poincaré. Le débat fut immédiatement publié par les Editions Pion, et
marqua, dans la jeunesse, le commencement d'une relève de l'existentialisme
par le marxisme.
Le terrain avait été préparé aussi par les discussions entre marxistes et
chrétiens sur l'oeuvre du père Teilhard de Chardin. Dès 1959, mes Perspectives
de l'homme (existentialisme, pensée catholique, marxisme)
saluent en le père Teilhard de Chardin un maître de l'espérance.
Par son effort de savant et de prêtre pour « capter les forces vivantes
de notre époque », qu'il s'agisse des sciences ou de la construction de
l'avenir, et pour intégrer dans une vision dynamique et optimiste du
monde le sens de l'évolutif, depuis la formation de la terre et l'évolution
biologique jusqu'aux efforts des hommes pour construire leur avenir,
la vision du monde du père Teilhard de Chardin permet d'ouvrir
le débat fondamental avec les marxistes : le débat sur la transcendance
du futur. Je reprenais à mon compte l'hommage rendu à Teilhard par
le père de Lubac : « Il a atteint des vivants ; mieux : il a suscité la vie. »
Il est piquant de noter qu'au moment où un décret du Saint Office
du 6 décembre 1957 décidait : « Les livres du père Teilhard de Chardin
doivent être retirés des bibliothèques, des séminaires et des institutions
religieuses, et on ne doit pas en faire des traductions dans d'autres langues
», j'obtenais que l'on publie à Moscou une traduction russe du Phénomène
humain de Teilhard et en écrivais une préface enthousiaste !
Précurseur de l'esprit du concile de Vatican II, le père Teilhard voulait
passer du « christianisme de dédain du monde ou d'évasion » à un
« christianisme de dépassement et d'évolution ».
« Il offre le terrain d'un dialogue fécond... parce que ce dialogue n'est
vicié au départ ni par les préoccupations du conservatisme social, ni par
la défiance à l'égard de la science et de la joie de vivre » (Perspectives
de l'homme, 1959).
Le premier grand dialogue eut lieu en effet à Paris, devant
3 000 personnes, entre six philosophes, trois catholiques et trois marxistes,
à partir de l'oeuvre de Teilhard et fut aussitôt publié sous le titre
Morale chrétienne et morale marxiste*.
Sur le plan théologique, c'est en 1965 que se manifestèrent les premiers
signes de la grande mutation : le problème central n'est plus, pour
les chrétiens, d'intégrer les variations existentialistes sur la subjectivité,
mais un marxisme fidèle au programme de Marx : « Les philosophes
n'ont fait jusqu'ici qu'interpréter le monde ; i l s'agit maintenant de le
changer » (Onzième thèse sur Feuerbach).
Déjà, en 1964, est publiée la Théologie de l'espérance, du protestant
Jiirgen Moltmann. Sous l'influence majeure du Principe espérance, du
marxiste Ernst Bloch restaurant, à l'intérieur du marxisme, le messianisme
et l'utopie qui, disait-il, jouent dans l'action politique un rôle analogue
à celui de l'hypothèse dans la recherche scientifique comme
anticipation créatrice de l'avenir. En 1965, le père Chenu dans « L'Evangile
dans le temps » développe sa Théologie de la matière^ prolongeant
sa Théologie du travail de 1955.
En 1965 paraît en Amérique un best-seller théologique, La Cité séculière,
de Harvey Cox, qui n'a pas le souffle prophétique de Moltmann,
mais considère que les changements politiques sont le point de départ
de la réflexion théologique et de l'ecclésiologie.
En 1966 est publiée L a Nouvelle Réforme de l'évêque anglican John
Robinson.
La même année Johann Baptiste Metz élabore en Allemagne sa Théologie
politique.
1965, c'est aussi l'année de la parution de mon livre De l'anathème
au dialogue. Un marxiste s'adresse au Concile (qui est traduit en quatorze
langues, jusqu'au Japon !) et se situe au centre des dialogues entre
théologiens chrétiens et théoriciens marxistes : dès sa traduction allemande,
le père Karl Rahner en fait la préface. Il y expose sa thèse maîtresse
: « Le christianisme est la religion de l'avenir absolu » dont le
marxisme ne pourrait être qu'une étape. Jean-Baptiste Metz en écrit la
postface. Harvey Cox m'invite à Harvard pour une confrontation
majeure. Moltmann, en Allemagne, compare l'importance de ma démarche
avec celle de Ernst Bloch pour une théologie de l'espérance.
Au Canada, de notre dialogue au Saint-Michael's Collège de Toronto,
Leslie Dewart tire son livre sur L'Avenir de l a foi6.
4. Éd. Pion, La Palatine, i960.
5. Éd. du Cerf.
6. Éd. Herder and Herder, 1966.
En 1967, le père Cottier écrit Chrétiens et marxistes. Un dialogue avec
R . Garaudy1. La même année, un professeur à l'université pontificale
salésienne de Rome, le père Girardi, publie M a r x i s m e et christianisme
(avec une préface du cardinal Koenig et une postface de R. Garaudy).
En 1968 paraît à New York Dialogue chrétien-marxiste* entre le
jésuite américain Quentin Lauer et R. Garaudy.
En 1969 le théologien espagnol Gonzalez Ruiz (l'un des participants
au dialogue de Salzbourg) écrit Croire après Marx, et pose le problème
central : Dieu n'est pas un rival de l'effort humain. Prométhée peut être
inscrit dans le calendrier chrétien. La gratuité de la grâce divine ne fait
nul obstacle à la pleine liberté de l'homme.
En 1970 a lieu, en Italie, à Assise, une rencontre entre le père Balducci,
prieur de l'abbaye de Fiesole, le théologien espagnol Gonzalez
Ruiz, le théologien français Bernard Besret, et Roger Garaudy, qui sera
publiée en Italie et en France sous le titre : Un risque appelé prière9.
Le père Alfredo Fierro, directeur de l'Institut universitaire de théologie
de Madrid, dans son livre L'Evangile militant 10 écrit : « Des rencontres
entre chrétiens et marxistes ont eu lieu en 1964-1965. Le dialogue
explicite ou implicite de théologiens avec des théoriciens marxistes a
exercé une influence décisive sur le tournant de la théologie, au point
que les actuelles théologies de la révolution et de la libération peuvent
être considérées comme la réaction spécifique des chrétiens à l'impact
nouveau du marxisme dans la deuxième moitié du siècle. Si l'on veut
déterminer avec précision le moment du saut théologique de l'existentialisme
à la politique, il faut souligner surtout les conversations entre
chrétiens et marxistes français en 1966 (à Lyon et à Paris), la rencontre
de Salzbourg en 1965, avec les théologiens, et les plus éminents théoriciens
du marxisme. »
Le principal résultat de ces dialogues fut une orientation nouvelle, à
la fois des interlocuteurs marxistes et des interlocuteurs chrétiens.
Chez les marxistes, ces rencontres avec les théologiens chrétiens les
engagèrent dans la recherche des « dimensions perdues » de l'homme.
Chez les théologiens, catholiques ou protestants, la critique des idéologies
de Marx les conduit à aborder plus concrètement les problèmes
pratiques.
Le père Schillebeeckx écrit : « L'herméneutique du Royaume de Dieu
consiste avant tout à rendre le monde meilleur », et le père Gonzalez-
Ruiz écrit son livre : Créer es comprometerse11 (Croire c'est s'engager).

7. Éd. Marne.
8. Éd. Doubleday et à Paris, Éd. Arthaud.
9. Éd. Desclée de Brouwer.
10. Éd. Verbo divino, 1975.
11. Barcelone, 1970.

Le rameau le plus significatif et le plus fertile, ce furent les théologies
de la libération.
De ces confrontations découla une autre conséquence qui n'est pas
moins importante : la recherche commune de l'essentiel permit de dépasser,
sur de nombreux points, les clivages anciens entre théologiens protestants
et catholiques. Pour la première fois peut-être depuis la Réforme,
l'accent était mis sur les problèmes communs.
Chez les théologiens de la libération, l'oeuvre du théologien Ruben
Alvez converge avec celle de ses homologues catholiques. En Europe le
grand théologien de l'espérance, le pasteur Jiirgen Moltmann poursuit
ses recherches critiques dans le même esprit que le catholique J.-B. Metz
dans sa théologie politique.
Tous ont désormais éprouvé les nouvelles exigences de toute théologie:
 pratique, publique, critique.

Roger Garaudy
Vers une guerre de religion ? Le débat du siècle
Préface de Leonardo Boff
© Desclée de Brouwer, 1995

Annexes. Pages 140 à 146