Le
samedi 26 janvier 2002 eut lieu au Palais de Luxembourg le colloque "Justice et politique",
organisé par l'association Démocraties,
présidée par le général (cr) Henri Paris. Parmi les intervenants, il y avait
notamment le général Paris, le professeur Mario Bettati, maître Jacques Vergès.
"A
Contre-nuit" n°18 (février 2002) offrait à ses lecteurs l'essentiel de leurs interventions.
Les
procédés des Américains nous interpellent parce qu'une justice discriminatoire se
met en œuvre. Ou bien ces gens-là sont des prisonniers de guerre ou ce sont des
prisonniers de droit commun, on ne comprend pas de quel droit on les transfère comme
ça.
Le
président des Etats-Unis avait dit au lendemain du 11 septembre que l’Amérique
était en guerre contre le terrorisme. Vous savez très bien que les guerres ne
sont depuis longtemps plus déclarées officiellement par les ambassadeurs. Ils
ont renoncé à rendre leurs lettres de créances aux gouvernements qui les
recevaient. La derniére fois que la France a déclaré la guerre c’était en
juillet 1870. Depuis cette époque on ne déclare plus les guerres, on constate
le fait. Il y a néanmoins un statut de prisonnier de guerre élaboré à plusieurs
reprises et les Conventions de Génève s’appliquent à eux : un prisonnier de
guerre reconnu comme tel ne peut être interrogé que pour donner son nom, son
numéro de matricule, son grade et l’adresse de sa famille, c’est tout. Les
talibans ou reputés tels, ont un régime d’exception, sont enfermés individuellement
dans des cellules. Un taliban américain a été rapatrié aux Etats-Unis, mais les
talibans non-américains sont eux à Guantanamo, et il est question de faire
juger les talibans non-américains par des cours spéciales, etc. Tout cela pose
un problème, le droit et la justice sont bien en peine et il semble qu’il y
aurait un nouveau droit -si l’on peut parler ainsi- qui est en train de se
former.
La
société a besoin de se défendre, c’est certain. Cela conduit au pouvoir de
juger, alors, quelle justice ? Cette justice est l’un des pouvoirs régaliens,
même vraisemblablement peut être le plus important, avant même que celui de
battre monnaie.
Nous
tous, nous avons de notre enfance le souvenir d’un roi de France -Saint Louis-
qui rendait la justice en toute équité et c’est peut être pour ça qu’il est
devenu saint. De toute façon, on demande à la justice, on exige d’elle, qu’elle
soit indépendante et qu’elle soit à l’abri du pouvoir politique, or ce n’est
pas toujours le cas et la politique interfère.
L’évolution
de la démocratie, la compléxité de notre société conduit la justice à être
remise à des spécialistes. Si nous remontons à l’Antiquité, c’était le citoyen
lui-même qui jugeait sur le forum, maintenant il n’en est plus question. On ne
juge pas que des criminels et très vite interfère le fait que le pouvoir
politique n’a pas la haute main sur le pouvoir judiciaire. Et cela nous ramène
probablement à la démission du juge Halphen. Par contre, il arrive que le
pouvoir politique, l’exécutif, ait la tentation d’utiliser le pouvoir
judiciaire à son profit.
Des
juridictions spéciales en dehors du fait nouveau qu'ont créé les Américains à
la suite de la guerre d’Afghanistan, ces juridictions spéciales existent et il
faut bien les mettre en place. La question de leur mise en place nous
interpelle, nous pose des interrogations. Nous avons nous, la Haute Cour de
Justice de la République et on a instauré et s’instaurent des tribunaux pénaux
internationaux. Voilà le problème, comment les installer, comment les poser ?
Comment les faire fonctionner ? Ainsi pour le Rwanda que pour l’ex-Yugoslavie.
Quelle est l’avenir de la CPI , dont le Traité de Rome l’instaurant n’est pas
encore ratifié? Nous avons aussi indéniablement des juridictions de droit
commun qui se prononcent sur des affaires politiques. Je fais une allusion très
directe aux affaires corses, c’est bien une juridiction de droit commun qui
juge un préfet de la République et les officiers de Gendarmerie sur une affaire
d’incendie de paillotes. Bon, derrière cet incendie de paillotes, c’est bien
une affaire politique.
La
justice en tant qu’organe de régulation de la paix sociale est encore une autre
donnée. L’indépendance de la justice est un troisiéme pouvoir et interfère
encore le rôle des médias. Si j’ai parlé du juge Halphen c’est parce que les
médias s'en sont emparés, autrement nous ne l’aurions pas su, cela aurait été
connu seulement par quelques spécialistes. Voilà, je pense que toute une
problématique se pose à nous et qu’il faut y répondre.
Intervention du professeur
Mario Bettati
Parler
de droit international et de terrorisme aujourd’hui cela veut dire parler d’une
actualité très brûlante à tous les sens du terme. Cela veut dire aussi peut
être prendre un peu de recul et se
demander si dans l’histoire, des phénomènes analogues -je dis bien analogues et
pas identiques- n’ont pas eu lieu et si déjà les grandes questions juridiques
ne se sont pas posées dans le passé.
Je
rappellerai une histoire que certains
d’entre vous connaissent sans doute.
Jadis, existait un groupe de fanatiques islamistes qui commettait des attentats
terroristes dans un certain nombre de pays. Ils étaient une secte ismaëlienne
qui avait pour chef un individu qui s’appelait Hassan al Sabah, qui vivait dans
des montagnes, dans des grottes et il avait placé dans certains pays des agents
« dormants ». On les appelait
«
les dévoués », ils avaient en commun
donc, d’être assez fanatiques et de s’exciter dans leurs réunions en fumant du hachisch. Et on
les appelait les « hashshins » pour cette raison-là. « Hashshin » est à
l’origine étymologique du mot assassin.
L’agent
perdu dans la population restait de
longues périodes, six mois, un an et davantage sans rien faire. Et puis sur
l’ordre du chef -le Vieux de la
montagne- il commettait des attentats. Et comme ça ils ont commis des attentats
jusqu’en Perse. Tout ça se passait au XIII° siècle. Curiosité, catapultage de
l’histoire, Ben Laden, Al Kaïda, ça ressemble à ça.
Or,
de tout temps, le juriste a eu des difficultés à appréhender de tels
phénomènes. D’abord, parce que le terrorisme pose un problème de définition. Un
difficile problème de définition. Ensuite parce que le juriste éprouve parfois
des difficultés pour organiser la répression de ces actes et enfin et surtout,
aujourd’hui on s’interroge sur la question de savoir s’il est possible de
prévenir, d’organiser la prévention. Donc, définition, répression, prévention,
tels sont les trois sujets sur lesquels je voudrais attirer votre attention.
D’abord,
la définition. Longtemps on n'a a pas trouvé de définition du terrorisme. Les
sociologues et les psychologues disent : « le terroriste c’est l’autre ». Car
c’est un mot qui est utilisé bien souvent pour disqualifier l’autre ou
disqualifier l’action de l’autre. N’oublions pas que Jean Moulin était qualifié
de terroriste par la Gestapo, par les nazis. Evidemment pas par les résistants.
Plus récemment, Yasser Arafat était considéré comme un terroriste, puis après,
presque du jour au lendemain il est devenu un héros parce qu’il a reçu le prix Nobel
de la paix. Depuis quelques jours il semble devenir un terroriste, ce qui
prouve que dans le temps et dans l’espace, on peut changer de qualification.
Pourquoi
? Parce que cette expression
-terroriste- est éminemment subjective.
L’ONU
a essayé de définir le terrorisme depuis longtemps, lorsque précisément les
Palestiniens en particulier -et pas les seuls- commettaient des détournements
d’avions, et il y en avait un grand nombre dans les années 70.
L’ONU
a créé un comité chargé d’étudier le
terrorisme, l’Assemblée Générale a nommé un Comité du Terrorisme. Elle a
travaillé et au bout de quelque temps, quelques mois, la seule chose à laquelle
ce comité a abouti c’est à donner un titre à la question du terrorisme. Je vous
le livre, il est significatif de tout le problème, de la subjectivité dont je
vous parle. Le titre est incroyable, il s’agit d’une résolution de 1972 : «Mesures visant à prévenir le terrorisme
international qui met en danger ou anéantit
d’innocentes vies humaines ou compromet les libertés fondamentales et
étude des causes sous-jacentes des formes de terrorisme et des actes de
violence qui ont leur origine dans la misère, la déception ou le désespoir et
qui poussent certaines personnes à sacrifier des vies humaines, y compris la
leur, pour tenter d’apporter des changements radicaux ».
C’est
le titre de la résolution ! Six lignes, 60 et quelques mots, si vous observez
la liste de mots vous constatez que les trois quarts des mots concernent les
clauses ou, au moins, les facteurs exonératoires de responsabilité -les excuses
des terroristes- et un tiers ou un quart seulement les victimes. Pourquoi ? Et
bien, parce qu’à l’époque l’ONU était divisée, le groupe des pays du Tiers
monde et du camp socialiste estimaient que ce qui comptait c’était les raisons, les causes sous-jacentes du
terrorisme, alors que les Occidentaux voulaient protéger les victimes.
Depuis,
on a un peu avancé, pas beaucoup, mais on a abouti très récemment, à l’occasion
de la Convention du 10 janvier 2000, à une définition qui est la Convention sur
la Prévention et la Répression du Financement du Terrorisme. Il y a une
définition qui me semble provisoirement
acceptable.
Il
y a quelque temps le 19 septembre 2001, l’UE en a donné une autre. Je préfère
celle de 2000, d’ailleurs proposée par la France à la suite des attentats
contre les ambassades américaines de Dar El Salam et de Nairobi. La définition
actuelle serait donc : «Tout acte
destiné à tuer ou à blesser grièvement un civil, qui vise à intimider une
population, ou à contraindre un gouvernement à accomplir ou à s’abstenir
d’accomplir un acte quelconque ».
A
ma connaissance c’est la meilleure définition. La définition européenne est
épouvantable parce qu’elle comporte une énumération de treize actes qui en gros
reviendrait à ce que je viens de vous dire. Donc, on a un problème de
définition et les attentats du 11 septembre collent à peu près à cette
définition, mais pas sur tous les aspects. Car parmi les problèmes juridiques
que posent les attentats du 11 septembre, il y a d’abord un problème
d’imputation. A qui faut-il imputer ces actes ?
A l’Afghanistan ? Sûrement pas, pourquoi ? Parce que si vous avez
observé et je serais peut être un tout petit peu en désaccord avec le général
Paris -qu’il veuille bien me le pardonner- les auteurs des attentats ne sont
pas des talibans. Ce sont des Egyptiens, des Saudiens, un Français, des Anglais
et même un Américain. Ce ne sont pas des Afghans ni des talibans. Deuxièmement,
où ont été préparés les attentats? En Allemagne, en Belgique, aux Etats-Unis.
Où ont-ils appris à piloter pendant des années? Dans des écoles américaines.
Donc, le lieu à partir duquel -et c’est un problème juridique important- a été
préparé, déclenché et accompli l’acte dommageable contre les Etats-Unis, là encore
ce ne sont pas les Afghans.
Donc,
le problème de l’imputation est extrêmement difficile et d’un coup est encore
plus difficile la qualification de légitime réponse dans la riposte américaine.
Cette
riposte, est-elle une légitime réponse ? Je réponds non. Je crois que c’est, et
les USA l’ont dit, le président et le secrétaire d’Etat l’ont dit clairement, ces actions militaires étaient
destinées à faire pression sur le gouvernement taliban, pour qu’il livre les membres
d’Al Qaïda et notamment, Oussama Ben Laden. C’était donc des mesures de
contrainte et les juristes de droit privé le savent -Madame la présidente, vous
ne me démentirez pas- ça ressemble à l’astreinte. C’est-à-dire, on tape tant
que vous ne le donnez pas et ils l’ont dit clairement. Ca veut dire quoi ? Ca
veut dire que si les talibans avaient donné ou remis Ben Laden et les membres
d’Al Qaïda, les bombardements auraient cessé et les talibans seraient toujours
au pouvoir, ce qui pose un autre problème. Donc, mesures de contrainte, d’astreinte, ou alors
une mesure de police internationale destinée à capturer Ben Laden. Ca n’a pas
marché, mais il se trouve que si le gouvernement taliban a été renversé c’est
de surcroît, c’est un plus mais ce n’était pas l’objectif.
Donc,
vous voyez bien que le problème de la définition du terrorisme est au cœur de
ces attentats et de leurs conséquences et du même coup les poursuites qui sont
engagées contre eux -officiellement ce
sont des membres d’Al Qaida, mais on n’a même pas leurs identités, on ne sait
pas très bien- posent le problème de savoir sur quelles bases juridiques.
Et évidement vous avez très justement posé la
question mon général, du caractère démocratique ou non démocratique de la
juridiction qui va les juger. D’abord, ce n’est pas à un général que je vais
dire la fameuse formule selon laquelle "la justice militaire est à la
justice, ce que la musique militaire est à la musique", mais en même temps
ça lui ressemble un peu et je m’autorise à dire ceci parce que vous même m’avez
tendu la perche, merci mon général.
Donc,
il y a un vrai problème là. On ne sait pas sur quelles bases et pourquoi on est
allé les mettre à Guantanamo. Mais il y a plusieurs raisons et des hypothèses.
Première
hypothèse : ce n'est pas le territoire des Etats-Unis parce que la base est
louée, etc. Ce qui voudrait dire déjà qu’il n’y a pas de compétence des
juridictions fédérales pour servir d’appel en cas de contestation de la
décision qui aurait été prise.
Deuxiéme
raison, ce n’est pas un territoire sur lequel
ont eu lieu les affrontements militaires. On voit mal donc, comment on
pourrait appliquer les conventions de Géneve, même si tout le monde dit « on
appliquera l’esprit », etc, etc. Entre l’esprit et le texte pour les juristes
il y a une différence importante, même s'il vaut mieux l’esprit que rien du
tout, et enfin, la plupart des juristes spécialistes du droit américain
diraient que s’ils étaient traduits devant une juridiction américaine, ils
risqueraient d’être acquittés. Pourquoi ? Parce que la juridiction pénale
américaine est telle, que pour sanctionner des actes comme ceux-là, elle exige
des preuves absolumment dures comme du fer et c’était pratiquement impossible,
sauf à les faire fabriquer et à ce moment-là, devant des juridictions
ordinaires, cela n’aurait pas passé.
Donc,
voilà les problèmes liés à la définition.
Sur
la répression on a fait des progrès mais c’est loin d’être fini. On a fait des
progrès d’abord sur le plan sectoriel, notamment à partir des années 70,
lorsqu’on a vu se multiplier les actes de piraterie aérienne.
Dans
les années 70 il y avait 80 détournements d’avion réussis par an, aujourd’hui
il en a moins de 8. Donc, ça veut dire qu’on a progressé, pourquoi ? Parce que
il y a des conventions spécialisées qui ont
permis de réprimer des actes spécifiques. Donc, des conventions
sectorielles sur le terrorisme.
1970,
capture illicite des aéronefs. 1971 actes illicites commis à bord des aéronefs.
1973, attentats contre des diplomates. 1979, la convention sur la prise
d’otages. 1980, convention sur la protection des matières nucléaires, c’est
important compte tenu de ce dont on nous menace. 1988, convention sur la
protection sur les aéroports, également la convention sur la protection
maritime. 1991, convention sur le marquage des explosifs, très important pour
trouver la traçabilité des matériels utilisés par les terroristes. 1997,
convention sur les attentats à l’explosif et, 2000, la convention sur le
financement du terrorisme, dont je viens de vous parler.
Ces
textes ont en commun de « dépolitiser » les infractions. Car, vous savez qu’en
droit pendant très longtemps, l’excuse de l’intention politique d’un acte
criminel était, sinon exonératoire de responsabilité, du moins considérée comme
une circonstance atténuante. Tous ces textes s’accordent sur le fait qu’il ne
s’agira plus désormais de prendre en considération les intentions politiques
des auteurs.
Deuxième
caractéristique de ces conventions, elles ont essentiellement pour objet de
poser le principe de aut tradere aut
judicare, soit vous remettez le
coupable ou le présumé coupable, soit vous le jugez. Je n’irai pas plus loin
sur cette question de la répression, d’autant qu’elle se rapproche de celle
actuellement envisagée de la prévention.
Depuis l’an 2000, la volonté des Etats
s’exprime à travers les démarches diplomatiques actuelles et elle consiste
essentiellement à essayer de traiter les problèmes en amont. Parce que tout ce
que je viens de vous dire traite les problèmes en aval, après que les actes
aient été commis. Là, on essaye de traiter le problème en amont en touchant le
financement des actes du terrorisme. Et là, on a quand même avec cette
convention de 2000, un texte extrêmement intéressant parce qu’il introduit la
responsabilité des personnes morales, jusqu'à maintenant la responsabilité ne
tombait que sur des personnes physiques.
Deuxièmement
parce qu’elle prévoit la possibilité de détection, de gel, de saisie, de
confiscation des avoirs des terroristes et leur affectation aux victimes. Elle
prévoit également l’entre-aide judiciaire et la levée du secret bancaire -ce
qui donne d’ailleurs l’urticaire à certains pays- et enfin, une coopération
extrêment active, beaucoup plus active, sur le principe jugé.
Ceci
dit, il faut savoir quels sont les pays qui vont ratifier ce texte et qui vont
le mettre en vigueur. Curieusement, il y a 132 pays qui ont signé et seulement
16 qui ont ratifié, mais ce qui est curieux c'est que bien que le texte date de
janvier 2000, 92 sur les 132 signatures ont eu lieu au lendemain du 11
septembre.
Le général
Paris disait toute à l'heure que les médias ont une influence sur le sujet,
c’est vrai, pas seulement sur les citoyens mais aussi sur les gouvernements.
Reste
donc une dernière question sur laquelle je
voudrais poser une question et, rassurez-vous, j’aurais terminé. Je vais
poser une question, c’est une question qui intéresse le citoyen, le juriste et
qui nous met au confluent du droit et de la morale.
Tous
ces textes disais-je, prévoient la dépolitisation des infractions et par
conséquent, ces actes -article 8 de la convention de 2000- ne peuvent être
justifiés par des considérations politiques, philosophiques, idéologiques,
raciales ou religieuses.
C'est
cela qui m’interroge. Comme vous le savez tous, au moment où les auteurs des
actes de terrorisme du 11 septembre jetaient leurs avions et leurs passagers
sur les tours, ils criaient : Allahu Akwar ! Ils avaient été formés dans des
écoles islamistes. Ils avaient été préparés, excités, aiguillonés par des
mollahs particulièrement sanguinaires. Alors, je me pose une question, je ne
sais pas y répondre, elle me trouble profondément : est-ce que la référence à
Dieu -qui jadis était comme l’excuse politique, une circonstance atténuante,
maintenant n’est plus une circonstance atténuante, c’est déjà un progrès-,
est-ce que demain il ne faudrait pas qu’elle devienne une circonstance
aggravante ?
Après
le 11 septembre j’étais assez perturbé, il y a un fatalisme du fanatisme ? J’ai
donc lu ce qu'avait écrit Voltaire après
la Saint Barthélemy : « Invoquant le Seigneur et égorgeant leurs frères ».
Question
du public : Est-ce que vous ne pensez pas que suite aux déclarations du
gouvernement anglais, la Croix Rouge et autres institutions internationales qui
se sont levées contre cette façon d’avoir deux poids et deux mesures par
rapport aux membres d’Al Qaïda, qui sont traités comme des animaux avec des cagoules, comment trouvez-vous cette
zone grise, comme par exemple, le fait de les mettre dans une base qui se
trouve à Cuba, est-ce que la démocratie ne perd pas beaucoup, il n’y a pas une
perte de sang froid ?
Bettati
: Oui, c’est une question fondamentale. Je vous remercie de l’avoir posée, elle
souligne la difficulté de l’exercice. Déjà dans les années 70 quand on parlait
du terrorisme on avait constaté dans nos pays occidentaux des bavures. Et on
avait observé aussi qu’un des paradoxes du terrorisme est qu’il tend un piège à
la démocratie, qui est celui de la faire renoncer à ses propres principes pour
lutter efficacement. C’est le propre de toute démocratie. Jusqu'à maintenant,
la plupart des démocraties avaient lutté contre le terrorisme sans faire trop
de bavures : la lutte de la Grande-Bretagne contre l’IRA ce n’est pas parfait,
mais c’est pas mal. L’Espagne démocratique contre l’ETA, bien qu’il y ait eu
des bavures graves, en gros, on n’a pas instauré une dictature en Espagne. La
lutte de l’Italie contre les Brigades Rouges, là-aussi, mais dans l’ensemble,
les principes démocratiques ont été respectés. Dans le cas que vous décrivez,
il est clair que ce que souhaiteraient les démocrates, c’est que ces personnes
soient d’abord clairement identifiées, qu’on sache leurs noms, leurs
références, leurs pedigrée si j’ose dire et que d’autre part, ils soient jugés
par des juridictions ordinaires. J’ai déjà dit pourquoi les USA ne le faisaient
pas.
Intervention de Maître
Jacques Vergès.
Maître
Jacques Vergès : Le sujet qui nous est proposé aujourd’hui, est la justice et
la politique, spécialement sous l’angle des tribunaux pénaux internationaux et
de la lutte contre le terrorisme.
D’abord,
j’ai noté dans l’intervention très intéressante du professeur Bettati cette
phrase : « Se réclamer de Dieu pour commettre un crime ». Mais si nous
regardons l’histoire du monde, c’est toujours au nom d’un idéal qu’on a commis
des crimes. C’est le Christ au poing et au nom de sa religion d’amour,
qu’anglo-saxons et hispaniques détruisirent les civilisations amérindiennes.
C’est au nom de la liberté de navigation en Méditerranée que la France
entreprit la conquête d’Algérie. C’est au nom de la liberté de commerce que les
Anglais infligèrent à la Chine les trois guerres de l’opium. Aujourd’hui ce
n’est plus au nom de Dieu ou de la liberté de commerce -pas encore- qu’on
engage des expéditions, c’est au nom des droits de l’homme. Mais ça ne change
rien au fond, nous sommes toujours en face de la même situation, on se réclame
d’un idéal sur lequel tout le monde est d’accord, enfin, sur lequel il y a un
consensus, pour entreprendre des actions qui démentent précisement cet idéal.
Et, aujourd’hui on nous dit qu'il ne faut pas qu’il y ait deux poids et deux
mesures, qu'il faut que la justice soit impartiale et on nous parle d’un
tribunal pénal international.
Il
y a quelques années pour le 50° anniversaire du procés de Nüremberg, j’étais invité
par la BBC à Nüremberg, dans la salle même où le procès eut lieu. Et le débat
était : que pensez-vous d’un tribunal pénal international ? Tous les
participants à ce débat nous avons convenu que c’était un beau rêve. Mais,
quand on nous a posé la question, est-ce que vous y croyez ? J’ai répondu :
"C’est un beau rêve, mais j’ai dépassé l’âge des rêves, des rêveries et je
croirai à un TPI lorque je verrai au banc des accusés le général Westmoreland
et monsieur Mac Namara et comme accusateurs des Vietnamiens". Mais je sais
bien que c’est là un rêve fou et que les tribunaux ce sont toujours de
tribunaux où les vainqueurs essayent, en condamnant le vaincu, de justifier
leur entreprise, qu’elle soit fondée ou
pas.
Aujourd’hui
je voudrais dans cet exposé, qui sera en deux points, montrer dans le premier
point, comment la justice est une arme politique et comment elle est manipulée
dans ce domaine. Et dans un deuxième point, examiner la gravité de la question
du terrorisme aujourd’hui, sous un aspect que certainement vous trouverez
inattendu.
Premièrement
la répression. Nous avons des tribunaux ad hoc, c’est-à-dire, des tribunaux qui
ne sont pas pour tout le monde, qui ne visent que certains et précisément les
plus faibles. Les Yougoslaves ont été vaincus et puis les Hutus. Mais, les
Hutus qui ont été tués par centaines de milliers dans l’ex-Zaïre, il n’est pas
question de procès pour eux. Il est question de crimes commis par les Hutus, il
n’est pas question de crimes commis contre les Hutus.
Deuxièmement,
le TPI sur la Yougoslavie n’examine que les choses que d’un seul côté. Je
m’explique.
Le
TPIY a été créé par une décision du Conseil de Sécurité de l’ONU, qui n’est pas
un organe juridictionnel. On ne peut pas déléguer une fonction que l’on n’a
pas. D’ailleurs monsieur Koffi Annan dans une une intervention au mois de mai
93 disait très clairement : « La formule
idéale aurait été une conférence internationale où les gouvernements
participent, signent et ensuite ratifient, à la suite de débats démocratiques
dans chaque pays". C’est la formule qui a été utilisée d’ailleurs pour
la création de cette fameuse Cour Pénale Internationale à la conférence de
Rome. Mais nous étions pressés dit
monsieur Kofi Annan, je ne sais pas ce « nous », première personne du pluriel,
qui se cache derriere, mais chacun peut faire des suppositions.
Ce
tribunal devait être impartial. Comment fonctionne-t-il ? Et bien je vous dirai
une chose qui est étonnante et qui m’a surpris quand je me suis attaché à étudier son fonctionnement : 14% des fonds du
financement viennent des donateurs et parmi ces donateurs vous avez des gens
qui n'étaient pas impliqués du tout dans le conflit...comme les USA.... Vous
avez des régimes démocratiques que tout le monde peut saluer comme l’Arabie
Saoudite et puis, vous avez même des particuliers, des humanistes au grande
cœur dont tout le monde connaît l’habileté boursière, tel monsieur Soros. Alors
je vous le dis, est-ce que dans une histoire de divorce, de loyer, de
prud’homme, vous accepteriez de comparaître devant un juge, dont une partie de
la subsistance est assuré par monsieur Soros ou un autre individu de cet acabit
? Manifestement non.
C’est
une justice entretenue. Vous savez très bien la distance qui va de la justice
entretenue à la justice soumise...nous avons des exemples. L’opinion
s’interrogeait
-surtout
en Angleterre- sur les buts et les moyens de cette guerre. Immédiatement,
madame Arbour -qui siègeait dans ce tribunal et dont son pays, le Canada, était
membre de la coalition- lança un mandat contre monsieur Milosevic et son
gouvernement. Et madame Albright déclare immédiatement : «Cette accusation justifie notre guerre ». C’est-à-dire, la
justice est là pour justifier la guerre. Ce tribunal a été fondé en 1993 et
prétend s’occuper des faits ayant eu lieu en 1992, ou 1991, c’est ce qu’on
appelle une application rétroactive de la loi pénale, ce qui est parfaitement
contraire à la déclaration universelle des droits de l’homme, dont la France a
connu dans le siècle dernier un exemple, celui des sections spéciales.
Vous
vous rappellez l’histoire des sections spéciales. Hitler, à la suite d’un
attentat veut faire exécuter des otages et les autorités de Vichy lui disent : « Si ces vous, les Allemands qui les faites,
vous tombez dans le cycle attentats-répression-provocation. Laissez-nous,
Français, tuer nos otages pour vous, mais permettez-nous de les condamner
d’abord -demandèrent les tribunaux spéciaux- de telle manière qu’ils apparaissent à l’opinion française non pas comme des soldats, mais comme des
condamnés de droit commun". Le représentant français expliquait cela à
un officier allemand à Berlin, qui étonné lui dit :
-«Dois-je comprendre que
vous allez appliquer rétroactivement la loi ? »
Et
le représentant du gouvernement de Vichy répondit :
-«C’est exactement cela,
major ».
L'officier
allemand alors sourit et lui dit :
-« Eh bien, Monsieur, je
vous félicite, vous êtes en avance sur nous ».
Voilà
un compliment terrible et ce major s'il vivait encore, je me demande ce qu'il
dirait aux juges de La Haye.
Donc,
naissance illégale, fonds douteux, violation des règles élémentaires de la
déclaration universelle des droits de l’homme, mais ce n’est pas tout. Vous
l’avez vu dans la presse, il y a aussi des témoins privilégiés, c’est-à-dire,
qu'ils peuvent témoigner masqués -c’est pour leur sécurité bien sûr-; mais que
puis-je faire, moi accusé, contre un témoin dont je ne vois pas le visage et
dont on me cache le nom?. Un témoignage n’a
pas une valeur absolue en soi, un témoignage doit être apprecié en
fonction du témoin qu’il porte. Et puis, ce tribunal peut refuser à la défense
certains documents. C’est l’affaire Dreyfus.
Alors
vous comprendrez comment devant cette institution, on peux s’interroger : est-ce qu’on a progressé ou bien on a
regressé?. Pour l’avocat du barreau de Paris cela évoque deux choses : les
sections spéciales et le procès Dreyfus. Voici donc pour la première partie, en
résumant, ce que je voulais vous dire sur ce tribunal pénal.
Quelqu’un
a dit, enfin dans cette guerre il y a eu des atrocités commises par les troupes
de l’OTAN, il faudrait mener une enquête à ce sujet. Eh bien, le procureur a
nommé un enquêteur en effet, cet enquêteur c’était un fonctionnaire du
ministère canadien de la défense...et évidemment il est revenu en déclarant
qu’on ne pouvait rien reprocher aux troupes de l’OTAN. C’est exactement comme
si pour enquêter au sujet d’un hold-up, vous demandiez au membre du hold-up de
vous dire comment ça s’est passé et s’il y a eu violation de la loi.
Mais
ce tribunal pose un autre problème beaucoup plus grave. On vous a dit -j’ai
écouté avec beaucoup d’attention Monsieur le professeur Bettati- qu’est-ce que
le terrorisme ? Ce sont des actes qui provoquent la mort d’innocents, pour
terroriser la population et pour contraindre un gouvernement à céder. Alors, le
terrorisme dans certains affaires n’est pas celui qu’on pense.
Je
voudrais d’abord vous rappeler que les crimes de guerre, les crimes contre
l’humanité, ont existé dans toutes les guerres. Ils étaient collatéraux dans la
guerre, en tout cas en Europe. Je ne parle pas des guerres en Afrique, en Asie
ou en Amérique qui avaient un caractère complètement différent.
Le
grand théoricien de la guerre, jusqu'à la Deuxième guerre mondiale était
Clausewitz. Il était un homme de guerre, il était un prussien. C’était
également un homme des lumières, d’où une pensée complexe. Clausewitz disait
certes, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, mais
il y a une dynamique interne à la guerre. La guerre tend à l’extrême et le
paradoxe est que lorsque les politiques ont entamé la guerre ils doivent tout
faire pour que la guerre n’aille pas à l’extrême. Parce que le but de la guerre
c’est paradoxalement, la paix. C’est-à-dire, Clausewitz excluait les actes contre
la population civile.
Ses
théories ont guidé tous les stratèges européens jusqu'à la Deuxième guerre
mondiale. Avant la Deuxième guerre mondiale apparut l’aviation et par là, la
tentation de pousser la guerre à l’extrême. Ce sera théorisé par un militaire
italien, le général Douhet -un ami de Mussolini- et il va définir ce qu’il va
appeler « la guerre absolue »: le pays qui a la supériorité aérienne, doit
détruire l’ennemi.
Les
Allemands évidemment furent les premiers a appliquer cette théorie très humaine,
ce fut Guérnica et après, Rotterdam, 35 000 morts, la garnison capitule le jour
même et l’armée hollandaise, le lendemain, capitule à son tour parce qu’elle a
peur qu’Utrecht soit détruite comme Rotterdam l’a été.
Lancés
dans cette voie, -ce n’est pas la spécialité seulement des régimes fascistes
bien qu'ils ont eu l’initiative- les Anglais se ratrappent avec la destruction
de Dresden en 1945, où vivaient 600 000 habitants, 1 million parce qu’il y
avait 400 000 réfugiés qui fuyaient l’avance soviétique. Dresden qui était
démilitarisée n’avait pas de DCA fut bombardée : 135 000 morts.
Mais
aux Jeux olympiques des crimes de guerre il y a toujours les champions qui se
revèlent, et ces champions vont venir d’au-délà des mers, au-délà de
l’Atlantique,
et ce fut Hiroshima et Nagasaki.
Hiroshima
et Nagazaki furent détruites alors que le Japon était à genoux et qu'il avait
déjà envoyé une délégation pour essayer de négocier à travers Moscou.
Jusque-là
vous avez remarqué que la guerre n’a pas complètement changé de caractère. Il y
a l’intervention affreuse de l’aviation dont on ne cache pas qu‘elle est là
pour terroriser. Mais il y a également un combat au sol. Et l’excuse qu’on se
donne c’est que les bombardements de terreur visent à abréger les combats au sol
et donc, à épargner la vie de nos soldats. Ce procédé va se continuer au
Vietnam et en Iraq, mais en Yougoslavie le retournement complet se fait.
On
nous dit : c’est la guerre zéro mort. Il n’y a pas d’engagement au sol, il n’y
a que l’aviation côté allié et contre qui l’aviation va engager son action
? Contre l’armée serbe ? Comme toute
armée en temps de guerre, elle a quitté ses casernes se protégeant dans les
abris. Tout le monde convient que l’armée serbe a souffert très peu de pertes.
Ces
bombardements visaient la population civile. Et alors là, je reviens à la
définition du terrorisme : tuer des vies innocentes. Et on tue des vies
innocentes quand on supprime l’électricité toute une nuit ou deux nuits sur
Belgrade, pendant que des gens opèrent dans des maternités ou dans des
cliniques, quand on bombarde des convois de refugiés, manifestement ce sont des
vies innocentes.
Deuxièmement,
terroriser la population. Mais le fait n’est pas caché, Monsieur O’Shea, ce
gentleman que vous avez entendu à l’époque -si distingué, si délicat- disait : « Nous ramenerons la Yougoslavie à l’âge de
pierre ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Ca veut dire que c’est la
population qui va trinquer. Comme le général Wesney Clark, commandant cette
croisade, contre le mal sans doute, disait : « Nous allons détruire tout ce à quoi tient Milosevic ». Qu’est-ce
que cela veut dire ? Et enfin, quand Madame Albright qui parle toujours des
droits de l’homme disait : « Au printemps
ils mangeront dans ma main ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Et
donc, nous avons cette situation -c’est ce que je voulais vous dire- d’une part
la répression des TPI est sujette à caution, les fonds sont douteux, le
fonctionnement est improvisé et viole les règles les plus simples et le but est
de justifier ce que le vainqueur a commis. Mais ce que le vainqueur a fait, je
crois qu’il nous faut réflechir : c’est la première fois que la guerre, -la
guerre s’accompagnait comme disait Monsieur Bettati de bavures- mais les bavures n’étaient pas intrinsèques à
la guerre. Aujourd’hui le crime contre l’humanité, le génocide et la guerre ne
font plus qu’un, à travers cette théorie, la guerre zéro mort.
C’est la réflexion à laquelle je suis parvenu et
que je voulais soumettre à votre examen, a vos réflexions.