06 octobre 2012

Une justice internationale discriminatoire


Le samedi 26 janvier 2002 eut lieu au Palais de Luxembourg  le colloque "Justice et politique", organisé par l'association  Démocraties, présidée par le général (cr) Henri Paris. Parmi les intervenants, il y avait notamment le général Paris, le professeur Mario Bettati, maître Jacques Vergès.
"A Contre-nuit" n°18 (février 2002) offrait à ses lecteurs l'essentiel de leurs interventions.


Intervention du général Henri Paris

Les procédés des Américains nous interpellent parce qu'une justice discriminatoire se met en œuvre. Ou bien ces gens-là sont des prisonniers de guerre ou ce sont des prisonniers de droit commun, on ne comprend pas de quel droit on les transfère comme ça.
Le président des Etats-Unis avait dit au lendemain du 11 septembre que l’Amérique était en guerre contre le terrorisme. Vous savez très bien que les guerres ne sont depuis longtemps plus déclarées officiellement par les ambassadeurs. Ils ont renoncé à rendre leurs lettres de créances aux gouvernements qui les recevaient. La derniére fois que la France a déclaré la guerre c’était en juillet 1870. Depuis cette époque on ne déclare plus les guerres, on constate le fait. Il y a néanmoins un statut de prisonnier de guerre élaboré à plusieurs reprises et les Conventions de Génève s’appliquent à eux : un prisonnier de guerre reconnu comme tel ne peut être interrogé que pour donner son nom, son numéro de matricule, son grade et l’adresse de sa famille, c’est tout. Les talibans ou reputés tels, ont un régime d’exception, sont enfermés individuellement dans des cellules. Un taliban américain a été rapatrié aux Etats-Unis, mais les talibans non-américains sont eux à Guantanamo, et il est question de faire juger les talibans non-américains par des cours spéciales, etc. Tout cela pose un problème, le droit et la justice sont bien en peine et il semble qu’il y aurait un nouveau droit -si l’on peut parler ainsi- qui est en train de se former.
La société a besoin de se défendre, c’est certain. Cela conduit au pouvoir de juger, alors, quelle justice ? Cette justice est l’un des pouvoirs régaliens, même vraisemblablement peut être le plus important, avant même que celui de battre monnaie.
Nous tous, nous avons de notre enfance le souvenir d’un roi de France -Saint Louis- qui rendait la justice en toute équité et c’est peut être pour ça qu’il est devenu saint. De toute façon, on demande à la justice, on exige d’elle, qu’elle soit indépendante et qu’elle soit à l’abri du pouvoir politique, or ce n’est pas toujours le cas et la politique interfère.
L’évolution de la démocratie, la compléxité de notre société conduit la justice à être remise à des spécialistes. Si nous remontons à l’Antiquité, c’était le citoyen lui-même qui jugeait sur le forum, maintenant il n’en est plus question. On ne juge pas que des criminels et très vite interfère le fait que le pouvoir politique n’a pas la haute main sur le pouvoir judiciaire. Et cela nous ramène probablement à la démission du juge Halphen. Par contre, il arrive que le pouvoir politique, l’exécutif, ait la tentation d’utiliser le pouvoir judiciaire à son profit.
Des juridictions spéciales en dehors du fait nouveau qu'ont créé les Américains à la suite de la guerre d’Afghanistan, ces juridictions spéciales existent et il faut bien les mettre en place. La question de leur mise en place nous interpelle, nous pose des interrogations. Nous avons nous, la Haute Cour de Justice de la République et on a instauré et s’instaurent des tribunaux pénaux internationaux. Voilà le problème, comment les installer, comment les poser ? Comment les faire fonctionner ? Ainsi pour le Rwanda que pour l’ex-Yugoslavie. Quelle est l’avenir de la CPI , dont le Traité de Rome l’instaurant n’est pas encore ratifié? Nous avons aussi indéniablement des juridictions de droit commun qui se prononcent sur des affaires politiques. Je fais une allusion très directe aux affaires corses, c’est bien une juridiction de droit commun qui juge un préfet de la République et les officiers de Gendarmerie sur une affaire d’incendie de paillotes. Bon, derrière cet incendie de paillotes, c’est bien une affaire politique.
La justice en tant qu’organe de régulation de la paix sociale est encore une autre donnée. L’indépendance de la justice est un troisiéme pouvoir et interfère encore le rôle des médias. Si j’ai parlé du juge Halphen c’est parce que les médias s'en sont emparés, autrement nous ne l’aurions pas su, cela aurait été connu seulement par quelques spécialistes. Voilà, je pense que toute une problématique se pose à nous et qu’il faut y répondre.





Intervention du professeur Mario Bettati 

Parler de droit international et de terrorisme aujourd’hui cela veut dire parler d’une actualité très brûlante à tous les sens du terme. Cela veut dire aussi peut être prendre un peu de recul  et se demander si dans l’histoire, des phénomènes analogues -je dis bien analogues et pas identiques- n’ont pas eu lieu et si déjà les grandes questions juridiques ne se sont pas posées dans le passé.
Je rappellerai  une histoire que certains d’entre vous  connaissent sans doute. Jadis, existait un groupe de fanatiques islamistes qui commettait des attentats terroristes dans un certain nombre de pays. Ils étaient une secte ismaëlienne qui avait pour chef un individu qui s’appelait Hassan al Sabah, qui vivait dans des montagnes, dans des grottes et il avait placé dans certains pays des agents « dormants ». On les appelait
« les dévoués », ils  avaient en commun donc, d’être assez fanatiques et de s’exciter dans  leurs réunions en fumant du hachisch. Et on les appelait les « hashshins » pour cette raison-là. « Hashshin » est à l’origine étymologique du mot assassin.
L’agent perdu  dans la population restait de longues périodes, six mois, un an et davantage sans rien faire. Et puis sur l’ordre du chef  -le Vieux de la montagne- il commettait des attentats. Et comme ça ils ont commis des attentats jusqu’en Perse. Tout ça se passait au XIII° siècle. Curiosité, catapultage de l’histoire, Ben Laden, Al Kaïda, ça ressemble à ça.
Or, de tout temps, le juriste a eu des difficultés à appréhender de tels phénomènes. D’abord, parce que le terrorisme pose un problème de définition. Un difficile problème de définition. Ensuite parce que le juriste éprouve parfois des difficultés pour organiser la répression de ces actes et enfin et surtout, aujourd’hui on s’interroge sur la question de savoir s’il est possible de prévenir, d’organiser la prévention. Donc, définition, répression, prévention, tels sont les trois sujets sur lesquels je voudrais attirer votre attention.
D’abord, la définition. Longtemps on n'a a pas trouvé de définition du terrorisme. Les sociologues et les psychologues disent : « le terroriste c’est l’autre ». Car c’est un mot qui est utilisé bien souvent pour disqualifier l’autre ou disqualifier l’action de l’autre. N’oublions pas que Jean Moulin était qualifié de terroriste par la Gestapo, par les nazis. Evidemment pas par les résistants. Plus récemment, Yasser Arafat était considéré comme un terroriste, puis après, presque du jour au lendemain il est devenu un héros parce qu’il a reçu le prix Nobel de la paix. Depuis quelques jours il semble devenir un terroriste, ce qui prouve que dans le temps et dans l’espace, on peut changer de qualification.
Pourquoi ?  Parce que cette expression -terroriste- est éminemment subjective.
L’ONU a essayé de définir le terrorisme depuis longtemps, lorsque précisément les Palestiniens en particulier -et pas les seuls- commettaient des détournements d’avions, et il y en avait un grand nombre dans les années 70.
L’ONU a créé un comité  chargé d’étudier le terrorisme, l’Assemblée Générale a nommé un Comité du Terrorisme. Elle a travaillé et au bout de quelque temps, quelques mois, la seule chose à laquelle ce comité a abouti c’est à donner un titre à la question du terrorisme. Je vous le livre, il est significatif de tout le problème, de la subjectivité dont je vous parle. Le titre est incroyable, il s’agit d’une résolution de 1972 : «Mesures visant à prévenir le terrorisme international qui met en danger ou anéantit  d’innocentes vies humaines ou compromet les libertés fondamentales et étude des causes sous-jacentes des formes de terrorisme et des actes de violence qui ont leur origine dans la misère, la déception ou le désespoir et qui poussent certaines personnes à sacrifier des vies humaines, y compris la leur, pour tenter d’apporter des changements radicaux ».
C’est le titre de la résolution ! Six lignes, 60 et quelques mots, si vous observez la liste de mots vous constatez que les trois quarts des mots concernent les clauses ou, au moins, les facteurs exonératoires de responsabilité -les excuses des terroristes- et un tiers ou un quart seulement les victimes. Pourquoi ? Et bien, parce qu’à l’époque l’ONU était divisée, le groupe des pays du Tiers monde et du camp socialiste estimaient que ce qui comptait c’était  les raisons, les causes sous-jacentes du terrorisme, alors que les Occidentaux voulaient protéger les victimes.
Depuis, on a un peu avancé, pas beaucoup, mais on a abouti très récemment, à l’occasion de la Convention du 10 janvier 2000, à une définition qui est la Convention sur la Prévention et la Répression du Financement du Terrorisme. Il y a une définition qui me semble provisoirement  acceptable.
Il y a quelque temps le 19 septembre 2001, l’UE en a donné une autre. Je préfère celle de 2000, d’ailleurs proposée par la France à la suite des attentats contre les ambassades américaines de Dar El Salam et de Nairobi. La définition actuelle serait donc : «Tout acte destiné à tuer ou à blesser grièvement un civil, qui vise à intimider une population, ou à contraindre un gouvernement à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».
A ma connaissance c’est la meilleure définition. La définition européenne est épouvantable parce qu’elle comporte une énumération de treize actes qui en gros reviendrait à ce que je viens de vous dire. Donc, on a un problème de définition et les attentats du 11 septembre collent à peu près à cette définition, mais pas sur tous les aspects. Car parmi les problèmes juridiques que posent les attentats du 11 septembre, il y a d’abord un problème d’imputation. A qui faut-il imputer ces actes ?  A l’Afghanistan ? Sûrement pas, pourquoi ? Parce que si vous avez observé et je serais peut être un tout petit peu en désaccord avec le général Paris -qu’il veuille bien me le pardonner- les auteurs des attentats ne sont pas des talibans. Ce sont des Egyptiens, des Saudiens, un Français, des Anglais et même un Américain. Ce ne sont pas des Afghans ni des talibans. Deuxièmement, où ont été préparés les attentats? En Allemagne, en Belgique, aux Etats-Unis. Où ont-ils appris à piloter pendant des années? Dans des écoles américaines. Donc, le lieu à partir duquel -et c’est un problème juridique important- a été préparé, déclenché et accompli l’acte dommageable contre les Etats-Unis, là encore ce ne sont pas les Afghans.
Donc, le problème de l’imputation est extrêmement difficile et d’un coup est encore plus difficile la qualification de légitime réponse dans la riposte américaine.
Cette riposte, est-elle une légitime réponse ? Je réponds non. Je crois que c’est, et les USA l’ont dit, le président et le secrétaire d’Etat l’ont dit  clairement, ces actions militaires étaient destinées à faire pression sur le gouvernement taliban, pour qu’il livre les membres d’Al Qaïda et notamment, Oussama Ben Laden. C’était donc des mesures de contrainte et les juristes de droit privé le savent -Madame la présidente, vous ne me démentirez pas- ça ressemble à l’astreinte. C’est-à-dire, on tape tant que vous ne le donnez pas et ils l’ont dit clairement. Ca veut dire quoi ? Ca veut dire que si les talibans avaient donné ou remis Ben Laden et les membres d’Al Qaïda, les bombardements auraient cessé et les talibans seraient toujours au pouvoir, ce qui pose un autre problème. Donc,  mesures de contrainte, d’astreinte, ou alors une mesure de police internationale destinée à capturer Ben Laden. Ca n’a pas marché, mais il se trouve que si le gouvernement taliban a été renversé c’est de surcroît, c’est un plus mais ce n’était pas l’objectif.
Donc, vous voyez bien que le problème de la définition du terrorisme est au cœur de ces attentats et de leurs conséquences et du même coup les poursuites qui sont engagées contre eux -officiellement  ce sont des membres d’Al Qaida, mais on n’a même pas leurs identités, on ne sait pas très bien- posent le problème de savoir sur quelles bases juridiques.
 Et évidement vous avez très justement posé la question mon général, du caractère démocratique ou non démocratique de la juridiction qui va les juger. D’abord, ce n’est pas à un général que je vais dire la fameuse formule selon laquelle "la justice militaire est à la justice, ce que la musique militaire est à la musique", mais en même temps ça lui ressemble un peu et je m’autorise à dire ceci parce que vous même m’avez tendu la perche, merci mon général.
Donc, il y a un vrai problème là. On ne sait pas sur quelles bases et pourquoi on est allé les mettre à Guantanamo. Mais il y a plusieurs raisons et des hypothèses.
Première hypothèse : ce n'est pas le territoire des Etats-Unis parce que la base est louée, etc. Ce qui voudrait dire déjà qu’il n’y a pas de compétence des juridictions fédérales pour servir d’appel en cas de contestation de la décision qui aurait été prise.
Deuxiéme raison, ce n’est pas un territoire sur lequel  ont eu lieu les affrontements militaires. On voit mal donc, comment on pourrait appliquer les conventions de Géneve, même si tout le monde dit « on appliquera l’esprit », etc, etc. Entre l’esprit et le texte pour les juristes il y a une différence importante, même s'il vaut mieux l’esprit que rien du tout, et enfin, la plupart des juristes spécialistes du droit américain diraient que s’ils étaient traduits devant une juridiction américaine, ils risqueraient d’être acquittés. Pourquoi ? Parce que la juridiction pénale américaine est telle, que pour sanctionner des actes comme ceux-là, elle exige des preuves absolumment dures comme du fer et c’était pratiquement impossible, sauf à les faire fabriquer et à ce moment-là, devant des juridictions ordinaires, cela n’aurait pas passé.
Donc, voilà les problèmes liés à la définition.

Sur la répression on a fait des progrès mais c’est loin d’être fini. On a fait des progrès d’abord sur le plan sectoriel, notamment à partir des années 70, lorsqu’on a vu se multiplier les actes de piraterie aérienne.
Dans les années 70 il y avait 80 détournements d’avion réussis par an, aujourd’hui il en a moins de 8. Donc, ça veut dire qu’on a progressé, pourquoi ? Parce que il y a des conventions spécialisées qui ont  permis de réprimer des actes spécifiques. Donc, des conventions sectorielles sur le terrorisme.
1970, capture illicite des aéronefs. 1971 actes illicites commis à bord des aéronefs. 1973, attentats contre des diplomates. 1979, la convention sur la prise d’otages. 1980, convention sur la protection des matières nucléaires, c’est important compte tenu de ce dont on nous menace. 1988, convention sur la protection sur les aéroports, également la convention sur la protection maritime. 1991, convention sur le marquage des explosifs, très important pour trouver la traçabilité des matériels utilisés par les terroristes. 1997, convention sur les attentats à l’explosif et, 2000, la convention sur le financement du terrorisme, dont je viens de vous parler.
Ces textes ont en commun de « dépolitiser » les infractions. Car, vous savez qu’en droit pendant très longtemps, l’excuse de l’intention politique d’un acte criminel était, sinon exonératoire de responsabilité, du moins considérée comme une circonstance atténuante. Tous ces textes s’accordent sur le fait qu’il ne s’agira plus désormais de prendre en considération les intentions politiques des auteurs.
Deuxième caractéristique de ces conventions, elles ont essentiellement pour objet de poser le principe de aut tradere aut judicare, soit  vous remettez le coupable ou le présumé coupable, soit vous le jugez. Je n’irai pas plus loin sur cette question de la répression, d’autant qu’elle se rapproche de celle actuellement envisagée de la prévention.
 Depuis l’an 2000, la volonté des Etats s’exprime à travers les démarches diplomatiques actuelles et elle consiste essentiellement à essayer de traiter les problèmes en amont. Parce que tout ce que je viens de vous dire traite les problèmes en aval, après que les actes aient été commis. Là, on essaye de traiter le problème en amont en touchant le financement des actes du terrorisme. Et là, on a quand même avec cette convention de 2000, un texte extrêmement intéressant parce qu’il introduit la responsabilité des personnes morales, jusqu'à maintenant la responsabilité ne tombait que sur des personnes physiques.
Deuxièmement parce qu’elle prévoit la possibilité de détection, de gel, de saisie, de confiscation des avoirs des terroristes et leur affectation aux victimes. Elle prévoit également l’entre-aide judiciaire et la levée du secret bancaire -ce qui donne d’ailleurs l’urticaire à certains pays- et enfin, une coopération extrêment active, beaucoup plus active, sur le principe jugé.
Ceci dit, il faut savoir quels sont les pays qui vont ratifier ce texte et qui vont le mettre en vigueur. Curieusement, il y a 132 pays qui ont signé et seulement 16 qui ont ratifié, mais ce qui est curieux c'est que bien que le texte date de janvier 2000,  92 sur les  132 signatures ont eu lieu au lendemain du 11 septembre.
Le général Paris disait toute à l'heure que les médias ont une influence sur le sujet, c’est vrai, pas seulement sur les citoyens mais aussi sur les gouvernements.
Reste donc une dernière question sur laquelle je  voudrais poser une question et, rassurez-vous, j’aurais terminé. Je vais poser une question, c’est une question qui intéresse le citoyen, le juriste et qui nous met au confluent du droit et de la morale.
Tous ces textes disais-je, prévoient la dépolitisation des infractions et par conséquent, ces actes -article 8 de la convention de 2000- ne peuvent être justifiés par des considérations politiques, philosophiques, idéologiques, raciales ou religieuses.
C'est cela qui m’interroge. Comme vous le savez tous, au moment où les auteurs des actes de terrorisme du 11 septembre jetaient leurs avions et leurs passagers sur les tours, ils criaient : Allahu Akwar ! Ils avaient été formés dans des écoles islamistes. Ils avaient été préparés, excités, aiguillonés par des mollahs particulièrement sanguinaires. Alors, je me pose une question, je ne sais pas y répondre, elle me trouble profondément : est-ce que la référence à Dieu -qui jadis était comme l’excuse politique, une circonstance atténuante, maintenant n’est plus une circonstance atténuante, c’est déjà un progrès-, est-ce que demain il ne faudrait pas qu’elle devienne une circonstance aggravante ? 
Après le 11 septembre j’étais assez perturbé, il y a un fatalisme du fanatisme ? J’ai donc lu ce qu'avait écrit  Voltaire après la Saint Barthélemy : « Invoquant le Seigneur et égorgeant leurs frères ».

Question du public : Est-ce que vous ne pensez pas que suite aux déclarations du gouvernement anglais, la Croix Rouge et autres institutions internationales qui se sont levées contre cette façon d’avoir deux poids et deux mesures par rapport aux membres d’Al Qaïda, qui sont traités comme des animaux  avec des cagoules, comment trouvez-vous cette zone grise, comme par exemple, le fait de les mettre dans une base qui se trouve à Cuba, est-ce que la démocratie ne perd pas beaucoup, il n’y a pas une perte de sang froid ?

Bettati : Oui, c’est une question fondamentale. Je vous remercie de l’avoir posée, elle souligne la difficulté de l’exercice. Déjà dans les années 70 quand on parlait du terrorisme on avait constaté dans nos pays occidentaux des bavures. Et on avait observé aussi qu’un des paradoxes du terrorisme est qu’il tend un piège à la démocratie, qui est celui de la faire renoncer à ses propres principes pour lutter efficacement. C’est le propre de toute démocratie. Jusqu'à maintenant, la plupart des démocraties avaient lutté contre le terrorisme sans faire trop de bavures : la lutte de la Grande-Bretagne contre l’IRA ce n’est pas parfait, mais c’est pas mal. L’Espagne démocratique contre l’ETA, bien qu’il y ait eu des bavures graves, en gros, on n’a pas instauré une dictature en Espagne. La lutte de l’Italie contre les Brigades Rouges, là-aussi, mais dans l’ensemble, les principes démocratiques ont été respectés. Dans le cas que vous décrivez, il est clair que ce que souhaiteraient les démocrates, c’est que ces personnes soient d’abord clairement identifiées, qu’on sache leurs noms, leurs références, leurs pedigrée si j’ose dire et que d’autre part, ils soient jugés par des juridictions ordinaires. J’ai déjà dit pourquoi les USA ne le faisaient pas.



Intervention de Maître Jacques Vergès.

Maître Jacques Vergès : Le sujet qui nous est proposé aujourd’hui, est la justice et la politique, spécialement sous l’angle des tribunaux pénaux internationaux et de la lutte contre le terrorisme.
D’abord, j’ai noté dans l’intervention très intéressante du professeur Bettati cette phrase : « Se réclamer de Dieu pour commettre un crime ». Mais si nous regardons l’histoire du monde, c’est toujours au nom d’un idéal qu’on a commis des crimes. C’est le Christ au poing et au nom de sa religion d’amour, qu’anglo-saxons et hispaniques détruisirent les civilisations amérindiennes. C’est au nom de la liberté de navigation en Méditerranée que la France entreprit la conquête d’Algérie. C’est au nom de la liberté de commerce que les Anglais infligèrent à la Chine les trois guerres de l’opium. Aujourd’hui ce n’est plus au nom de Dieu ou de la liberté de commerce -pas encore- qu’on engage des expéditions, c’est au nom des droits de l’homme. Mais ça ne change rien au fond, nous sommes toujours en face de la même situation, on se réclame d’un idéal sur lequel tout le monde est d’accord, enfin, sur lequel il y a un consensus, pour entreprendre des actions qui démentent précisement cet idéal. Et, aujourd’hui on nous dit qu'il ne faut pas qu’il y ait deux poids et deux mesures, qu'il faut que la justice soit impartiale et on nous parle d’un tribunal pénal international.
Il y a quelques années pour le 50° anniversaire du procés de Nüremberg, j’étais invité par la BBC à Nüremberg, dans la salle même où le procès eut lieu. Et le débat était : que pensez-vous d’un tribunal pénal international ? Tous les participants à ce débat nous avons convenu que c’était un beau rêve. Mais, quand on nous a posé la question, est-ce que vous y croyez ? J’ai répondu : "C’est un beau rêve, mais j’ai dépassé l’âge des rêves, des rêveries et je croirai à un TPI lorque je verrai au banc des accusés le général Westmoreland et monsieur Mac Namara et comme accusateurs des Vietnamiens". Mais je sais bien que c’est là un rêve fou et que les tribunaux ce sont toujours de tribunaux où les vainqueurs essayent, en condamnant le vaincu, de justifier leur entreprise, qu’elle soit  fondée ou pas. 
Aujourd’hui je voudrais dans cet exposé, qui sera en deux points, montrer dans le premier point, comment la justice est une arme politique et comment elle est manipulée dans ce domaine. Et dans un deuxième point, examiner la gravité de la question du terrorisme aujourd’hui, sous un aspect que certainement vous trouverez inattendu.

Premièrement la répression. Nous avons des tribunaux ad hoc, c’est-à-dire, des tribunaux qui ne sont pas pour tout le monde, qui ne visent que certains et précisément les plus faibles. Les Yougoslaves ont été vaincus et puis les Hutus. Mais, les Hutus qui ont été tués par centaines de milliers dans l’ex-Zaïre, il n’est pas question de procès pour eux. Il est question de crimes commis par les Hutus, il n’est pas question de crimes commis contre les Hutus.
Deuxièmement, le TPI sur la Yougoslavie n’examine que les choses que d’un seul côté. Je m’explique.
Le TPIY a été créé par une décision du Conseil de Sécurité de l’ONU, qui n’est pas un organe juridictionnel. On ne peut pas déléguer une fonction que l’on n’a pas. D’ailleurs monsieur Koffi Annan dans une une intervention au mois de mai 93 disait très clairement : « La formule idéale aurait été une conférence internationale où les gouvernements participent, signent et ensuite ratifient, à la suite de débats démocratiques dans chaque pays". C’est la formule qui a été utilisée d’ailleurs pour la création de cette fameuse Cour Pénale Internationale à la conférence de Rome.  Mais nous étions pressés dit monsieur Kofi Annan, je ne sais pas ce « nous », première personne du pluriel, qui se cache derriere, mais chacun peut faire des suppositions.
Ce tribunal devait être impartial. Comment fonctionne-t-il ? Et bien je vous dirai une chose qui est étonnante et qui m’a surpris quand je me suis attaché à  étudier son fonctionnement : 14% des fonds du financement viennent des donateurs et parmi ces donateurs vous avez des gens qui n'étaient pas impliqués du tout dans le conflit...comme les USA.... Vous avez des régimes démocratiques que tout le monde peut saluer comme l’Arabie Saoudite et puis, vous avez même des particuliers, des humanistes au grande cœur dont tout le monde connaît l’habileté boursière, tel monsieur Soros. Alors je vous le dis, est-ce que dans une histoire de divorce, de loyer, de prud’homme, vous accepteriez de comparaître devant un juge, dont une partie de la subsistance est assuré par monsieur Soros ou un autre individu de cet acabit ? Manifestement non.
C’est une justice entretenue. Vous savez très bien la distance qui va de la justice entretenue à la justice soumise...nous avons des exemples. L’opinion s’interrogeait
-surtout en Angleterre- sur les buts et les moyens de cette guerre. Immédiatement, madame Arbour -qui siègeait dans ce tribunal et dont son pays, le Canada, était membre de la coalition- lança un mandat contre monsieur Milosevic et son gouvernement. Et madame Albright déclare immédiatement : «Cette accusation justifie notre guerre ». C’est-à-dire, la justice est là pour justifier la guerre. Ce tribunal a été fondé en 1993 et prétend s’occuper des faits ayant eu lieu en 1992, ou 1991, c’est ce qu’on appelle une application rétroactive de la loi pénale, ce qui est parfaitement contraire à la déclaration universelle des droits de l’homme, dont la France a connu dans le siècle dernier un exemple, celui des sections spéciales.
Vous vous rappellez l’histoire des sections spéciales. Hitler, à la suite d’un attentat veut faire exécuter des otages et les autorités de Vichy lui disent : « Si ces vous, les Allemands qui les faites, vous tombez dans le cycle attentats-répression-provocation. Laissez-nous, Français, tuer nos otages pour vous, mais permettez-nous de les condamner d’abord -demandèrent les tribunaux spéciaux- de telle manière qu’ils apparaissent à l’opinion française non  pas comme des soldats, mais comme des condamnés de droit commun". Le représentant français expliquait cela à un officier allemand à Berlin, qui étonné lui dit :
-«Dois-je comprendre que vous allez appliquer rétroactivement la loi ? »
Et le représentant du gouvernement de Vichy répondit :
-«C’est exactement cela, major ».
L'officier allemand alors sourit et lui dit :
-« Eh bien, Monsieur, je vous félicite, vous êtes en avance sur nous ».
Voilà un compliment terrible et ce major s'il vivait encore, je me demande ce qu'il dirait aux juges de La Haye.
Donc, naissance illégale, fonds douteux, violation des règles élémentaires de la déclaration universelle des droits de l’homme, mais ce n’est pas tout. Vous l’avez vu dans la presse, il y a aussi des témoins privilégiés, c’est-à-dire, qu'ils peuvent témoigner masqués -c’est pour leur sécurité bien sûr-; mais que puis-je faire, moi accusé, contre un témoin dont je ne vois pas le visage et dont on me cache le nom?. Un témoignage n’a  pas une valeur absolue en soi, un témoignage doit être apprecié en fonction du témoin qu’il porte. Et puis, ce tribunal peut refuser à la défense certains documents. C’est l’affaire Dreyfus.
Alors vous comprendrez comment devant cette institution, on peux s’interroger  : est-ce qu’on a progressé ou bien on a regressé?. Pour l’avocat du barreau de Paris cela évoque deux choses : les sections spéciales et le procès Dreyfus. Voici donc pour la première partie, en résumant, ce que je voulais vous dire sur ce tribunal pénal.
Quelqu’un a dit, enfin dans cette guerre il y a eu des atrocités commises par les troupes de l’OTAN, il faudrait mener une enquête à ce sujet. Eh bien, le procureur a nommé un enquêteur en effet, cet enquêteur c’était un fonctionnaire du ministère canadien de la défense...et évidemment il est revenu en déclarant qu’on ne pouvait rien reprocher aux troupes de l’OTAN. C’est exactement comme si pour enquêter au sujet d’un hold-up, vous demandiez au membre du hold-up de vous dire comment ça s’est passé et s’il y a eu violation de la loi.
Mais ce tribunal pose un autre problème beaucoup plus grave. On vous a dit -j’ai écouté avec beaucoup d’attention Monsieur le professeur Bettati- qu’est-ce que le terrorisme ? Ce sont des actes qui provoquent la mort d’innocents, pour terroriser la population et pour contraindre un gouvernement à céder. Alors, le terrorisme dans certains affaires n’est pas celui qu’on pense.
Je voudrais d’abord vous rappeler que les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, ont existé dans toutes les guerres. Ils étaient collatéraux dans la guerre, en tout cas en Europe. Je ne parle pas des guerres en Afrique, en Asie ou en Amérique qui avaient un caractère complètement différent.
Le grand théoricien de la guerre, jusqu'à la Deuxième guerre mondiale était Clausewitz. Il était un homme de guerre, il était un prussien. C’était également un homme des lumières, d’où une pensée complexe. Clausewitz disait certes, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, mais il y a une dynamique interne à la guerre. La guerre tend à l’extrême et le paradoxe est que lorsque les politiques ont entamé la guerre ils doivent tout faire pour que la guerre n’aille pas à l’extrême. Parce que le but de la guerre c’est paradoxalement, la paix. C’est-à-dire, Clausewitz excluait les actes contre la population civile.
Ses théories ont guidé tous les stratèges européens jusqu'à la Deuxième guerre mondiale. Avant la Deuxième guerre mondiale apparut l’aviation et par là, la tentation de pousser la guerre à l’extrême. Ce sera théorisé par un militaire italien, le général Douhet -un ami de Mussolini- et il va définir ce qu’il va appeler « la guerre absolue »: le pays qui a la supériorité aérienne, doit détruire l’ennemi.
Les Allemands évidemment furent les premiers a appliquer cette théorie très humaine, ce fut Guérnica et après, Rotterdam, 35 000 morts, la garnison capitule le jour même et l’armée hollandaise, le lendemain, capitule à son tour parce qu’elle a peur qu’Utrecht soit détruite comme Rotterdam l’a été.
Lancés dans cette voie, -ce n’est pas la spécialité seulement des régimes fascistes bien qu'ils ont eu l’initiative- les Anglais se ratrappent avec la destruction de Dresden en 1945, où vivaient 600 000 habitants, 1 million parce qu’il y avait 400 000 réfugiés qui fuyaient l’avance soviétique. Dresden qui était démilitarisée n’avait pas de DCA fut bombardée : 135 000 morts.
Mais aux Jeux olympiques des crimes de guerre il y a toujours les champions qui se revèlent, et ces champions vont venir d’au-délà des mers, au-délà de l’Atlantique,
 et ce fut Hiroshima et Nagasaki.
Hiroshima et Nagazaki furent détruites alors que le Japon était à genoux et qu'il avait déjà envoyé une délégation pour essayer de négocier à travers Moscou.
Jusque-là vous avez remarqué que la guerre n’a pas complètement changé de caractère. Il y a l’intervention affreuse de l’aviation dont on ne cache pas qu‘elle est là pour terroriser. Mais il y a également un combat au sol. Et l’excuse qu’on se donne c’est que les bombardements de terreur visent à abréger les combats au sol et donc, à épargner la vie de nos soldats. Ce procédé va se continuer au Vietnam et en Iraq, mais en Yougoslavie le retournement complet se fait.
On nous dit : c’est la guerre zéro mort. Il n’y a pas d’engagement au sol, il n’y a que l’aviation côté allié et contre qui l’aviation va engager son action ?  Contre l’armée serbe ? Comme toute armée en temps de guerre, elle a quitté ses casernes se protégeant dans les abris. Tout le monde convient que l’armée serbe a souffert très peu de pertes.
Ces bombardements visaient la population civile. Et alors là, je reviens à la définition du terrorisme : tuer des vies innocentes. Et on tue des vies innocentes quand on supprime l’électricité toute une nuit ou deux nuits sur Belgrade, pendant que des gens opèrent dans des maternités ou dans des cliniques, quand on bombarde des convois de refugiés, manifestement ce sont des vies innocentes.
Deuxièmement, terroriser la population. Mais le fait n’est pas caché, Monsieur O’Shea, ce gentleman que vous avez entendu à l’époque -si distingué, si délicat- disait : « Nous ramenerons la Yougoslavie à l’âge de pierre ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Ca veut dire que c’est la population qui va trinquer. Comme le général Wesney Clark, commandant cette croisade, contre le mal sans doute, disait : « Nous allons détruire tout ce à quoi tient Milosevic ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Et enfin, quand Madame Albright qui parle toujours des droits de l’homme disait : « Au printemps ils mangeront dans ma main ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Et donc, nous avons cette situation -c’est ce que je voulais vous dire- d’une part la répression des TPI est sujette à caution, les fonds sont douteux, le fonctionnement est improvisé et viole les règles les plus simples et le but est de justifier ce que le vainqueur a commis. Mais ce que le vainqueur a fait, je crois qu’il nous faut réflechir : c’est la première fois que la guerre, -la guerre s’accompagnait comme disait Monsieur Bettati de bavures-  mais les bavures n’étaient pas intrinsèques à la guerre. Aujourd’hui le crime contre l’humanité, le génocide et la guerre ne font plus qu’un, à travers cette théorie, la guerre zéro mort.
C’est la réflexion à laquelle je suis parvenu et que je voulais soumettre à votre examen, a vos réflexions.