09 janvier 2011

Mes ruptures


Ma vie est faite de ruptures. Et je n'en regrette aucune.

   Car aucune ne fut un reniement de ce qui la précédait, mais le dépassement d'une limite.
   J'étais, dans ma famille, formé par un athéisme qui m'avait libéré de toutes les conceptions anthropomorphiques de Dieu et préservé de toutes les religiosités tribales prétendant se réserver le monopole de l'absolu, et nous en imposer les mythes, les rites et les dogmes, comme s'ils avaient valeur universelle, comme propriété d'un peuple élu.
   Ses frontières étaient celles de la raison close, c'est-à-dire inconsciente de ses postulats et de ses limites.
   Lorsque je pris conscience que ces bornes étaient celles de la culture et de la philosophie qu'on m'enseignait à l'école j'éprouvais le besoin d'échapper à la prison scientiste. A travers Kierkegaard, rencontré au hasard d'amitiés protestantes, j'aperçus qu'il existait, au-delà de nos petites logiques et de nos petites morales, des sacrifices semblables à celui d'Abraham, en apparence fou, car il brisait avec toutes les normes de la tribu.
   Je pus alors franchir une autre brèche, peut-être la plus grande brèche ouverte dans l'histoire des hommes et des dieux: Jésus. Avec lui, la rupture, le dépassement, la transcendance, n'étaient plus pollués par notre vision spatiale, mesquine, de l'extériorité.
   Ce qu'avant lui ils appelaient Dieu était en dehors de nous, au dessus de nous comme l'enseignait la cosmologie infantile d'une terre plate à partir de laquelle on "monte" au ciel comme on "descend" aux enfers.
   Ce Dieu était la superpuissance d'un monarque programmant "d'en haut" le destin terrestre des hommes et de leurs empires, ou, à la manière d'un artisan, le modelant comme un vase ou une statue d'argile.
   Jésus brisait avec cette "loi", dite divine, qui se refermait jusque-là sur la pauvre humanité à qui il était demandé seulement d'obéir, d'accepter les décrets "d'en haut". Il violait tous les tabous et tous les commandements. Il donnait l'exemple, à la fois de la responsabilité et de l'amour, choisissant de se donner d'abord aux plus pauvres, aux plus démunis, non pour les "aider", avec un paternalisme de riche se "penchant" sur la misère, mais en vivant et mourant avec eux, comme eux.
   Cette mort était le plus évident appel à notre résurrection: au refus d'une petite vie qui n'aurait d'autre but que de satisfaire nos petits désirs et nos petites ambitions en nous pliant d'abord à la volonté des "grands", éternellement dispensateurs de la richesse et des honneurs pour les sujets dociles.
   Avec Jésus libérateur, nous prenions taille d'homme, avec cet élan de responsabilité et d'amour que les puissants avaient arrêté par sa mort.
   Ce qu'on avait jusque là appelé Dieu n'était plus un être ni un maître, mais un appel. Un appel, semblable à celui que reçut Moïse, à délivrer les esclaves de la tyrannie des Pharaons.
   Cet appel à l'acte créateur et libérateur c'est le déferlement torrentiel d'une mobilisation pour une vie plus grande, une plénitude de vie, dépassant tous les objectifs que nous croyions les seuls possibles.
   La foi, c'est la réponse sans réticence à cet appel, la force qui nous est donnée de participer à cette levée.
   Pas un commandement comme un seigneur en donne à un esclave, mais ce contagieux exemple qu'un frère donne à un frère pour continuer et agrandir l'oeuvre du Père.
   Il nous appartient, à tous risques, de choisir la voie. Ce fut, pour moi, celle de la militance. Jésus au coeur, je devins marxiste, non pour répéter les formules du pionnier qui avait élaboré, pour un siècle, les lois de développement qui permettraient à l'homme, non pas d'atteindre une "fin de l'histoire" mais de sortir de la préhistoire où la richesse et la puissance de quelques uns ont pour condition la misère et la dépendance des multitudes.
   Ce choix non plus je ne l'ai jamais regretté, car je continue à penser que sans les méthodes d'analyse employées par Marx pour son temps, il n'est pas possible de comprendre aujourd'hui la cassure du monde entre un colonialisme unifié depuis la dernière guerre, comme, à l'intérieur de la coalition des anciens et des nouveaux colonialistes, la fracture croissante entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas.
   Pour choisir, une fois encore, son camp contre l'idéologie dominante des dominants, j'ai choisi l'Islam, idéologie dominante des dominés, non pour en partager les nostalgies du passé ou l'imitation de l'Occident, mais pour prendre parti, à l'exemple des théologies de la libération. Elle sont nées en Amérique latine, en Afrique, en Asie, là où les multitudes meurent de leur misère, au rythme d'un Hiroshima tous les deux jours, parce que le "modèle de croissance" de l'Occident ne cesse d'aggraver leur "sous-développement", corollaire de leur dépendance.
   L'unité du monde, non pas l'unité impériale d'une hypocrite mondialisation, mais l'unité symphonique de tous les peuples, de toutes les communautés, est le seul temple digne d'être appelé celui de Dieu. Notre tâche première d'hommes de foi est d'en être les constructeurs.
   La faillite provisoire de la grande espérance des exclus: le socialisme, est venue de ceux qui, trahissant la pensée de Marx, n'ont pas compris qu'une révolution véritable a plus besoin de transcendance que de déterminisme. Ce déterminisme que les dévots appellent "La Providence", les maîtres de la pensée unique l'appellent "la main invisible" avec Adam Smith, ou le "progrès" avec les ordinanthropes, ou le "matérialisme dialectique" avec les renégats du marxisme de Marx.
   Telle est l'histoire de mes ruptures, que la secte de la "pensée unique" appelle l'histoire de mes variations.
   La mort seule en interrompra le développement.
   Elle sera accueillie avec la même ferveur, car l'homme ne vit pas pour mourir: il meurt pour vivre avec la joyeuse certitude, illuminant cette mort, que d'autres en prendront le relais et le flambeau.

Roger Garaudy, 1er mai 1999
[dans Le XXIe siècle. Suicide planétaire ou résurrection ? Ouvrage collectif, L'Harmattan éditeur, 2000, pages 107 à 109]

La photo illustrant l'article est extraite du magazine Panorama aujourd'hui, n°80 de juillet 1975, qui présente (pages 22 à 25) Parole d'homme de Garaudy, avec des extraits du livre et un article de Robert Masson  (Directeur et Rédacteur en chef du magazine)