03 janvier 2011

Soufisme et expression artistique


Le soufisme est une dimension de la foi musulmane : sa dimension d'intériorité. Forme spécifiquement musulmane de spiritualité, il est essentiellement, pour Roger Garaudy, un équilibre entre le grand djihad, c'est-à-dire la lutte intérieure contre tout désir détournant l'homme de son centre, et le petit djihad, c'est-à-dire l'action pour l'unité et l'harmonie de la communauté musulmane contre toutes les formes d'idolâtrie de pouvoirs, de richesses, de faux savoirs qui l'écarteraient du chemin de Dieu.
Ainsi, contrairement à certaines idées reçues, il serait donc faux d'identifier le soufisme avec la mystique chrétienne ou, à tout le moins, avec la méditation hindoue. Et ce n'est pas la thèse de Louis Massignon rendant proche le soufisme du mysticisme chrétien qui aura raison de cette certitude. A plus forte raison lorsque le prestigieux auteur de La Passion du Hallâj tente de mettre l'accent, dans l'œuvre de Hossein Mansour Hallaâj, sur sa vie et sur sa mort à Baghdad en 922, sur ce qui, dans la sainteté de cette vie et de son martyre final, de sa "passion", dans son éloignement de l'action politique, dans son messianisme, dans son exaltation de l'amour divin, le rend proche du messianisme chrétien. Revisitée à Mostaganem, l’illumination soudaine a fait l’objet d’un intéressant colloque dont l’intitulé, "Soufisme et expression artistique", aura comblé d’aise de nombreux mélomanes. Des mélomanes ravis d’apprendre, sur les lieux mêmes de la Maison de la culture, qu’il n’existe aucun rapport entre la dimension spirituelle leur tenant à cœur et le mysticisme chrétien. 
Les réserves mises en avant par certains conférenciers sont loin d’être une vue de l’esprit, le fruit d’un exercice de style. Elles procèdent, à l’évidence, d’une logique chère à Ibn Hazm – le prestigieux auteur de Kitab al-fisal fi milali wal ahwa’i wa nihal et de l’insondable Le Collier perdu de la colombe –, une logique qui soutient que toute chose a un caractère propre. Hypothèse d’école s’il en est, cette façon de voir, doctement confortée par Ibn Qayim al-Jawziya, est des plus avérées.  
Une  différence fondamentale de but et de méthode existe, en effet, entre le mysticisme chrétien et le soufisme musulman. Le mysticisme chrétien est dialogue avec la personne de Jésus par lequel Dieu vient habiter la vie du chrétien alors que pour un musulman, non seulement Jésus n’est qu’un grand prophète, mais Dieu ne se révèle pas Lui-même : Il révèle Sa parole et Sa loi. Pour un  musulman, soutient Roger Garaudy, croire que "le Verbe s’est fait chair" ou appliquer à Dieu le nom de "Père", c’est altérer la transcendance de Dieu : "Il n’y a pas d’analogie entre Le Créateur et la créature" et c’est pourquoi, selon certains rigoristes, l’on ne saurait parler d’"amour de Dieu". Il est d’ailleurs souvent reproché aux soufis, par des musulmans intégristes, d’avoir employé ce langage et cultivé cette expérience.
Pourtant, l’amour de Dieu pour l’homme et de l’homme pour Dieu n’est pas étranger à l’islam. Il est dit, dans le verset 54 du Coran, "Il les aime, et ils L’aiment." Il aime le premier et Il appelle. Comme le rapporte  magnifiquement Jalâl ud-Dîn Rûmi, Dieu dit : "Je suis le bruit de l’eau dans les oreilles de l’assoiffé ; Je viens comme la pluie du ciel. Lève-toi, ô amoureux, montre quelque impatience : le bruit de l’eau, toi assoiffé, et tu dors !"  Cette problématique a été à l’honneur, la semaine dernière, dans la capitale du Dahra, à la faveur d’une judicieuse et heureuse initiative autour d'un système de philosophie religieuse fondé sur l'intuition et l'illumination soudaine. Au centre des préoccupations des invités de l’association de musique classique algérienne Nadi Hillal at-Thaqafi de Mostaganem, la dimension mystique à l’honneur dans certains pays musulmans, parmi lesquels l’Algérie. Une dimension qui, si elle semble insoupçonnée dans un pays où elle donne l'impression d'être mise en cage, n'en reste pas moins la fierté de nombreux émules locaux de cheikh al-Akbar Mohieddine Ibn Arabi, le maître incontesté de la pensée soufie chère à l’Emir Abdelkader. Emules parmi lesquelles il est aisé de recruter des confréries au prestige insondable comme al-Bouziddiya et al-Allaouyya. De nombreux conférenciers étaient présents au pays de cheikh Ahmed al-Alaoui, ce saint homme qui, né en 1869 et rappelé par Dieu en 1934, avait été à l’origine de la fondation de l’une des plus remarquables et puissantes tariqa. Auteur de nombreux ouvrages de théologie et de mystique musulmanes et d’un Diwan publié pour la première fois en 1921, cheikh Ahmed al-Alaoui comptait de très nombreux disciples au Maghreb principalement, mais aussi dans plusieurs villes européennes. Défenseur zélé s'il en est de l'héritage mystique autant que pourfendeur avéré de ceux qui ont patiemment tressé les nattes de la culture de l'oubli et de l'occultation à l'encontre d'une pensée qui permet pourtant d'entendre la voix même de la tendresse, de la compassion, de la miséricorde, il aura servi de modèle à plusieurs générations tant par la clairvoyance de son esprit que par sa gentillesse et le message de paix et de Vérité dont il a toujours été porté très haut l’étendard : "Si celui qui appelle vient à offrir son aide, en faisant allusion à la Vérité
Qu’il a réalisée, à la station suprême,
Garde-toi d’insouciance et considère avec soin ses paroles.
"Interroge-le sur l’union et vois s’il la reflète.
 "S’il dit qu’Elle est lointaine, il en est lui-même éloigné,
Mais s’il l’affirme proche, tiens-le pour le plus digne d’être suivi ;
Pour toi, il aplanira le chemin vers la Vérité
Par lequel tu pourras rechercher la face de Dieu."

Une connaissance parfaite, un intellect perspicace, un cœur présent et une forte domination de son âme
Les orateurs qui ont eu à se succéder  à la Maison de la culture de Mostaganem ont articulé leurs interventions autour de la dimension soufie, une dimension irriguée par les connaissances et la sagesse de l'un des plus grands maîtres de la spiritualité musulmane : cheikh Mohieddine Ibn Arabi, le cheikh al-Akbar pour qui, d'ailleurs, la qualité de soufi est synonyme de sagesse : "Le soufisme requiert une connaissance parfaite, un intellect perspicace et supérieur, un coeur présent et une forte domination de son âme afin que les inclinaisons de celle-ci n'aient pas d'emprise sur lui. Celui qui atteint ce degré doit avoir pour guide suprême le Coran, il doit savoir comment Dieu parle de Lui-même et dans quelle circonstance. Le soufisme est aisé pour celui qui répond à ces conditions et ne déduit pas de son propre chef des statuts légaux et des sagesses qui l'excluraient de la juste mesure divine."
L'un des intervenants apprendra à l'assistance que l'Emir Abdelkader était l'un des héritiers de la tarîqa al-Qadiria de Sidi Abd al-Qadir al-Jilani, le saint patron de Baghdad, donc naturellement destiné, à l'instar de sa lignée, à l'apprentissage et à la divulgation des sciences islamiques et à la transmission des sciences ésotériques de la Tradition islamique : le taçawwuf. Cependant que la Providence, soulignera un autre conférencier, voulut toutefois que son vœu – à savoir imiter ses pères et se dédier donc au dhikr d'Allah – ne se réalisât que tard dans sa vie. "En effet, Dieu l'avait choisi pour une mission tout aussi noble et importante, à savoir la défense des droits des musulmans. Ainsi devait-il d'abord combattre, connaître les joies de la victoire, la défaite, la trahison, la gloire et enfin l'exil avant d'aboutir à ce à quoi il était naturellement prédisposé, à savoir le tassawwuf."
Au cours de sa quête spirituelle intervenue dès sa jeunesse, l'Emir a entrepris son voyage initiatique grâce à l'enseignement dispensé par plusieurs maîtres représentant le plus souvent des voies aussi respectées que celles des Qadirî, Naqshbandi et Mawlawi. Un parcours que ne manquera pas de couronner, alors qu'il se trouvait à La Mecque à l'âge de 55 ans, cheikh Mohammed Ibn Messaoud al-Fassi, l'une des figures emblématiques de la confrérie Darqawiyya, qui lui ouvrit la voie majestueuse d'Ibn Arabi. A ce propos, l’un des intervenants s'évertuera, tout au long de son intervention, à démontrer qu'il arrive parfois dans le soufisme qu'un faqîr (celui qui chemine vers Dieu) entre en contact avec un maître décédé. C'est le cas, soulignera-t-il, de Abdelkader avec cheikh Mohieddine Ibn Arabi et de cheikh al-Akbar lui-même avec Sidi Boumediène ech-Chouaïb, de son vivant et après sa mort. Ce genre de relation, soulignera la même source, n'est toutefois pas le fait du hasard. Bien au contraire, il est le résultat d'un ordre préétabli, d'une Volonté divine (amr ilâhi) et procède également d'un amour profond, d'une admiration sans bornes ainsi que d'une parfaite connaissance de la station et du rang spirituels qu'occupe Le Maître.
Avec Jallâl ud-Dîn Rûmi, il est aisé de dire que tout itinéraire spirituel commence par l'appel que Dieu adresse à l'âme pour la tirer du sommeil de l'insouciance et de l'oubli. Quand l'aspirant sincère perçoit en lui-même les premiers effets de cette attirance divine qui consiste à éprouver du plaisir chaque fois qu'il pense à la glorieuse Réalité suprême, il lui faut faire, souligne avec justesse Jâmi (le prestigieux disciple du grand saint al-Naqshabandi et auteur de Lawâ'ih et de  Nafahât ul-uns), tous les efforts pour accroître et fortifier cette expérience et en même temps bannir tout ce qui est incompatible avec elle.

C’est la ronde vertigineuse des planètes et de  tout ce qui se meut dans la nature
 Il doit savoir, par exemple, insiste la même source – auteur par ailleurs de Layla wa Majnûn – que s'il passait une éternité à œuvrer à cette communion, cela compterait pour rien et il n'aurait pas rempli son devoir comme il aurait fallu.
"Sur le luth de mon âme, l'amour a frappé une corde transmutant tout mon être en amour ;
Les temps illimités n'acquitteraient pas ma dette
De gratitude pour une brève heure d'amour."
 (Jamî,  in Lawâ'ih)   
Dans sa Muqaddima ( Discours sur l'Histoire universelle), Abderrahmane Ibn Khaldoun considère que la voie suivie par les soufis repose sur la pratique stricte de la piété, de la foi exclusive en Dieu, du renoncement aux vanités du monde, aux plaisirs, aux richesses et aux honneurs que recherche le commun des hommes. A l'évidence, il ressort clairement de son analyse historique d'abord que le soufisme ne peut être une "spécialité" détachant la contemplation de l'action. Son but est, au contraire, de prendre une conscience plus profonde de l'unité divine et d'harmoniser davantage la volonté humaine avec la volonté divine. Ce qui fait dire à Roger Garaudy : "L'homme, tiraillé par ses convoitises et par les sollicitations extérieures, est constamment menacé de se disperser dans le multiple. Le soufisme inverse ce mouvement. La conquête de cette unité, le centre de soi, est la condition première de l'activité la plus intense et la plus vivifiante dans la communauté. Il n'appelle pas à se retirer du monde : il conduit au détachement intérieur qui seul permet l'action véritable; celle qu'on accomplit non pas en fonction de nos visées égoïstes, de nos jouissances ou de nos ambitions, mais en fonction du Tout."  
"Bien-aimé, allons vers l'union...
"Allons la main dans la main,
Entrons en la présence de la Vérité,  
Qu'elle soit notre juge et imprime son sceau
Sur Notre union à jamais."
 (Mohieddine Ibn Arabi)
De la vie mystique et du rapport du soufisme à l’expression artistique et culturelle, il en a été beaucoup question lors de ce colloque organisé à l'initiative de l’association Nadi Hillal et-Thaqafi de Mostaganem. C’est donc en tant que moyen de connaissance illuminative, parce que de "reconnaissance" au sens platonicien, que se justifie, de l’avis même de Eva de  Vitray-Meyerovitch citée par le président d’al-Andaloussia d’Alger, le concert spirituel : "Le but doit toujours être non pas le délice d’écouter de suaves mélodies, mais de saisir une allusion divine, comme le dit si bien Hallâj ; la musique est éveil de l’âme, elle abolit la durée car elle la fait se souvenir." (inAnthologie du soufisme, Editions Sindbad). C’est ainsi que Abou Othman al-Hiri note que les influences du monde invisible, audibles aussi bien que visibles, produisent un effet puissant sur le cœur quand elles sont en harmonie avec lui, c'est-à-dire quand le cœur est pur (cf.  Aflâkî, Manâqib ul-‘Arifîn, traduction française de C. Huart, tome 2, pages 151-152).
Dans le même ordre d’idées, Eva de Vitray Meyerovitch n’est pas loin de penser que le samaâ’ est un véritable office liturgique, participation mystique et mise au diapason d’un cosmos sacralisé où toutes choses célèbrent les louanges de Dieu : "Et lorsque dans la danse des mawlavî, les derviches, au son de la flûte de roseau  (le ney) s’élancent en tourbillonnant, c’est la ronde vertigineuse des planètes, de même que tout ce qui se meut dans la nature, qu’ils veulent symboliser. Le maître de leur confrérie voyait l’univers tout entier s’associer à leur joie triomphale."

La mosquée est le point de convergence de toutes les créations artistiques
La terre entière est une mosquée, enseignait le Prophète Sidna Mohammed (QSSSL), et le poète en découvre la liturgie cosmique, souligne Roger Garaudy. Sans doute inspiré par les écrits de Jalâl ud-Dîn Rûmî évoquant ,par le tourbillonnement de la danse des derviches tourneurs, la giration cosmique des planètes : "Je vois… les eaux qui jaillissent de leurs sources…
"Les branches des arbres qui dansent comme des pénitents,
Les feuilles qui battent des mains comme des ménestrels."
C’est Roger Garaudy qui soulignait qu’en islam, tous les arts mènent à la mosquée et la mosquée à la prière : "La mosquée, prière de pierre, centre de rayonnement de toutes les activités de la communauté musulmane, est le point de convergence de tous les arts." (inPromesses de l’Islam, Editions du Seuil, page 120).
Pour le président de l’Association al-Andaloussia, le rôle joué par la mosquée algéroise tant malékite que hanéfite était loin d’être le fruit d’une quelconque hérésie. Il était, bien au contraire, le reflet lumineux d’une religion où la tolérance et le respect de l’autre étaient loin d’être de vains mots. L’école soufie algéroise était des plus florissantes et renfermait des personnalités dont la renommée dépassait les frontières nationales. Cette ouverture d’esprit et sur l’autre contribua à faire voler en éclats les faux-fuyants et à faire de la musique instrumentale, pourtant diabolisée par les faux dévots, un auxiliaire de la vie spirituelle, comme le fera remarquer Omar Métioui, musicien, chercheur et directeur artistique de l’ensemble Shushtari de musique samaâ du Maroc.
Eva de Vitray-Meyerovitch avait raison d’écrire : "Quant à la voix, on sait le rôle immense de la psalmodie qui constitue une véritable science, le tajwîd, obéissant à des règles précises. Au-delà de l’art ou de la technique elle a pour but de transformer l’homme tout entier en un instrument de musique, témoignant de la foi en l’Unique. Elle est aussi, comme le samaâ, un chemin menant vers Dieu."(in La Musique et l’Islam par Eva de Vitray_Meyerovitch, dans Axes, décembre 1973-janvier 1974.)
Comme pour mieux insister sur cette parfaite symbiose qui irrigue le rapport de la musique à la religion, les mêmes sources, rejointes en cela par Hichem Zoheïr Achi (Algérie) et Oumar Sankaré (Sénégal) mettent expressément l’accent sur le fait que les soufis semblent utiliser indifféremment des termes ressortissant au domaine de la psychologie et à celui de la muse dont il est grandement question ici : "En vertu d’une conception du monde fondée sur les correspondances entre macrocosme et microcosme, le vocabulaire musical va être utilisé à différents niveaux, le même terme – le maqâm, par exemple – désignant tantôt un état ou degré de l’être, tantôt un développement mélodique. De même que l’on parle d’échelle musicale, les penseurs musulmans auront constamment recours à cette même image pour figurer l’ascension de tout le créé."
Il en est de même pour le grand philosophe Mohamed Iqbal dont le recours spontané au même symbolisme musical est légendaire :"La Réalité est donc essentiellement esprit. Mais bien entendu, il existe des degrés dans l’esprit. A travers la gamme tout entière de l’Être s’élève la note du Je qui s’élève peu à peu jusqu’à ce qu’elle atteigne sa perfection dans l’homme."
Pour le musicologue tunisien Mahmoud Guettat, certes absent mais ô combien présent à travers son message, les confréries ont rendu un très grand service à l’art musical maghrébin tout en lui conservant son authenticité, une impulsion incomparable. Leur répertoire très vaste est inspiré par les mêmes tubû, les mêmes formules mélodiques et rythmiques et parfois les mêmes paroles que le répertoire des noubas profanes dans leur forme la plus fidèle : "Leurs poèmes lyrico-mystiques composés à la gloire de Dieu, du Prophète (QSSSL), voire du patron de la confrérie, peuvent également, dans leur sens ordinaire, évoquer l’amour profane." Certains de ces poèmes panégyriques, comme Al-Hamziyya e al-Burd du célèbre soufi al-Bûçiri (1213-1235) avaient atteint une renommée remarquable dans le monde islamique. "Se contentant de la voix, certaines confréries n’utilisent aucun instrument, d’autres tolèrent les instruments à percussion seuls ou accompagnés par le ney. Mais il existe des confréries qui intègrent à leurs chants tous les instruments."