par Léopold Sédar Senghor
Je suis heureux que Dakar soit, une fois de plus, un lieu de rencontre et de dialogue pour des hommes de bonne volonté, venus de plusieurs continents. Il s’agit de réfléchir sur le problème essentiel - celui de la Culture - avec lequel toutes les nations sont confrontées, et qu’il nous faut résoudre sauf à périr ensemble.
Je ne parlerai pas du brillant homme politique que fut Garaudy et que j’ai connu à l’Assemblée nationale française ; je parlerai de l’homme de culture, puisque c’est lui qui nous intéresse aujourd’hui. Professeur de Philosophie à l’Université de Poitiers, il a, en son temps, pris une retraite anticipée pour s’attaquer au problème mondial le plus urgent et le plus important à résoudre : au Dialogue des Civilisations. On le sait, l’UNESCO, depuis plusieurs années, avait fait sienne cette idée sous l’influence de quelques penseurs, parmi lesquels figure précisément Roger Garaudy. Ce qui le distingue, c’est qu’en dialecticien moderne, il ne sépare pas la théorie de la pratique : il fortifie la théorie en la fondant sur la pratique.
L ’Université des Mutants est son idée. Elle sera son œuvre. Le professeur Garaudy vous a exposé sa théorie en s’appuyant sur six thèses. Mais théoriser ne lui suffit pas : il veut, encore une fois, incarner l’idée dans la pratique. L’Université des Mutants aura donc pour fonction d’apprendre à ses étudiants, à ses stagiaires, non seulement les éléments caractéristiques de chaque civilisation différente, mais encore les voies et moyens par lesquels chacune assimilera, intégrera les vertus fécondantes des autres. Car le problème est, pour chaque homme ou femme de chaque civilisation, pour chaque personne, de s’enraciner au plus profond de sa propre civilisation pour mieux s’ouvrir aux pollens fécondants venus des quatre horizons.
Si le gouvernement sénégalais a, dès l’origine, dit son accord, et avec la théorie, et avec le projet de Garaudy, c’est qu’ils correspondaient à une attitude constante de l’Etat et du peuple sénégalais. Comme j’ai eu souvent l’occasion de le dire, nous sommes enracinés dans les valeurs de la Négritude, mais ouverts aux apports étrangers, et d’abord à ceux de nos voisins : des Arabo-Berbères et des peuples méditerranéens. C’est cette vision sénégalaise du monde que je voudrais esquisser après avoir présenté Gorée.
Auparavant, il me faut excuser le Gouvernement, qui n’a pas pu organiser ce colloque sur l’île même de Gorée, en face de Dakar, qui sera le siège de l’Université des Mutants. Les travaux ne sont pas encore achevés.
Mais pourquoi avoir choisi Gorée ? C’est que cet îlot symbolise, en même temps, la souffrance noire et le pardon noir, partant, l’esprit de fraternité et de coopération internationales. En effet, pendant les trois siècles et demi qu’a duré la Traite des Nègres où, pour vingt millions de déportés, sont morts quelques 200 millions d’hommes et de femmes, Gorée a servi de dernière escale avant les Amériques. Malgré ce génocide, le plus grand de l’Histoire, la Négrerie a pardonné pour prendre sa place autour de la table de l’Universel et apporter sa voix au dialogue des civilisations. C’est la raison pour laquelle l’UNESCO a inscrit l’île de Gorée, avec onze autres « sites », sur la liste du patrimoine mondial qui mériterait d’être préservé.
La vision sénégalaise du monde
Or donc, je voudrais, après vous avoir parlé de Gorée, esquisser la vision sénégalaise du monde, qui nous a fait accueillir, avec joie, le projet du professeur Garaudy. Il s’agit d’une vision présente, actuelle.
Comme vous le savez, les peuples du Tiers-Monde réclament, depuis plusieurs années, l’élaboration d’un nouvel ordre économique mondial pour remplacer, non seulement l’« économie de traite », mais celle qui l’a suivie et qui règne encore aujourd’hui : l’économie de la détérioration des termes de l’échange. L’expression « détérioration des termes de l’échange » signifie que, pour la même quantité et qualité de travail, le même produit est, d’une année à l’autre, vendu plus cher par un pays développé que par un pays en développement. C’est cet écart, chiffré, qui est exprimé par le mot « détérioration ». La Banque mondiale a calculé qu’entre 1952 et 1972, celle-ci avait été, en moyenne, de 25 %. Selon les experts les plus qualifiés - je pense au professeur Samir Amin -, la détérioration est annuellement de quelque 10 % depuis la crise de 1973.
Répondant aux légitimes revendications du Tiers-Monde, la France a pris, en 1975, l’initiative de la Conférence sur la coopération économique internationale, dite encore « Dialogue Nord-Sud ». Celle-ci, tenue à Paris, s’est achevée en 1977 sans qu’aucun accord ne fût signé, préfigurant un quelconque « nouvel ordre économique mondial ». On ne s’est entendu ni sur l’énergie, ni sur le développement, où les quelque 14 milliards de dollars annuels de l’aide aux pays du Tiers-Monde font piètre figure devant les 400 milliards de dollars des budgets de la Guerre, de la Mort. Plus grave, aucune des deux revendications fondamentales du Groupe des 77 - ils sont maintenant 115 n’a été retenue : ni la création d’un Fonds commun, qui assurerait, au moins, la stabilité des prix des matières premières, ni la suppression de l’endettement des pays les plus pauvres.
Bien sûr, la 32e session de l’Assemblée des Nations-Unies a, l’an dernier, avant de clore ses travaux, décidé de convoquer, en 1980, une session extraordinaire pour évaluer les progrès qui auraient été réalisés, par les diverses instances de l’ONU, sur la voie du « nouvel ordre économique international ». Au Sénégal, nous avons toujours douté qu’un progrès majeur pût être réalisé sur cette voie-là si ne s’instaurait, auparavant, un nouvel ordre culturel mondial.
Si, en effet, un Américain juge insuffisant le revenu annuel de 7.000 dollars par tête d’habitant qui est celui de son pays et suffisant celui de 200 dollars qui est celui des pays les plus pauvres, vous auriez tort de le croire raciste. Le préjugé qui l’aveugle n’est pas d’ordre racial, mais culturel. « Ces gens-là », pense-t-il, « n’ont pas de besoins : ce sont des sauvages ».
C’est pourquoi nous ne cessons de l’affirmer : il n’y aura pas de nouvel ordre mondial tant que n’aura pas été élaboré et admis par les pays développés un nouvel ordre culturel mondial. Celui-ci s’appuiera sur ce fait, historique, que toutes les premières civilisations historiques, et les plus grandes, sont nées, sans exception, tout autour du monde, aux latitudes de la Méditerranée, là où se sont rencontrées les trois grandes races : la blanche, la jaune, la noire je cite par ordre alphabétique. C’est ce qui a fait, de l’espace méditerranéen, une matrice exemplaire de civilisations.
C’est la vérité que révélait à ses élèves, dans les années 1930, le professeur Paul Rivet, qui enseignait l’anthropologie à l’Institut d’Ethnologie de Paris.
Je me souviens, ayant suivi son enseignement, qu’il était doué d’un flair remarquable pour découvrir, sur tous les continents, l’influence du sang noir et de la culture noire, c’est-à-dire d’un certain esprit de civilisation. Je vous renvoie, parmi d’autres, à son étude, intitulée Sumériens et Océaniens.
Si l’Homo Sapiens a pu surgir de la demi-animalité des temps primitifs, qui avaient duré quelque 5.500.000 années, c’est- qu’il était le produit d’un croisement. L’Homo Sapiens se réalise au moment que les différentes races d’hommes, en se rencontrant, ne se massacrent plus systématiquement comme auparavant, mais s’unissent, mêlant, avec leurs sangs, les traits les plus fécondants de leurs civilisations respectives.
Il est significatif que la première civilisation de l’Homo Sapiens, très précisément du Paléolithique supérieur, la civilisation aurignacienne, ait été fondée par des Négroïdes et que celle-ci se caractérise, pour la première fois, par l’expression de l’homme intérieur et de ses idées-sentiments : par l’œuvre d’art.
La présence des Noirs au début de l’Histoire est également significative. Les Grecs, fondateurs de la civilisation albo-européenne d’où est né, à travers la Renaissance, le monde moderne, les écrivains grecs n’ont cessé, d’Homère à Strabon, de présenter les « Ethiopiens », c’est-à-dire les Noirs, comme les premiers fils de la terre et comme ses civilisateurs. Si l’on en croit Diodore de Sicile, les Egyptiens reportaient les mérites de leur civilisation sur les « Ethiopiens », les Noirs de Nubie : ce sont eux qui leur avaient apporté la religion et la loi, l’écriture et l’art.
S’agissant de la religion et de la loi, plus précisément de la pensée négro-africaine, je vous renvoie à la thèse de doctorat d’Etat du doyen Alassane Ndaw, intitulée La Pensée africaine. Vous y découvrirez que cette pensée, pour être symbolique dans ses formes, n’en est que plus riche.
S’agissant de l’écriture, j’ai noté que le sumérien, qui fut la deuxième langue écrite, était une langue agglutinante, comme les langues négro-africaines et dravidiennes, et que les Noirs dravidiens de l’Inde comparaient leurs langues à celle des Sumériens. Précisément, ce sont ces Noirs dravidiens qui, vers l’an 2.500 avant Jésus-Christ, inventèrent la troisième écriture du monde, mille ans avant l’arrivée des fameux Aryens.
Après l’écriture, l’Art nègre. Il faudrait entendre par « art » ce que je désigne commepoésie au sens étymologique du mot. C est, dans toute œuvre d’art, l’élan créateur lui-même, cette vertu qui, à partir de l’Aurignacien, a permis à l’Homo Sapiens, devenu homme intégral, non seulement de comprendre l’univers, dont lui-même est partie, mais surtout de le transformer dans sa tête et par son art avant de réaliser, dans les faits, cette transformation elle-même. Pourquoi tout créateur d’une civilisation nouvelle a besoin de cette vision, de ce grain de folie qui s’appelle poésie.
A propos de la révolution picturale du XXe siècle, de l’Ecole de Paris, on a parlé de « Révolution nègre ». Ce qu’on a oublié de dire, c’est que celle-ci avait transformé tous les domaines de la création, et pas seulement les arts plastiques. Je songe à la musique, à la danse, à la poésie au sens étroit du mot. Cette Révolution ne date pas du XXe siècle, des Demoiselles d’Avignon. Il faut remonter au XIXe siècle au « je suis une bête, un nègre », de Rimbaud pour en percevoir les racines et le sens. Car Rimbaud a précisé : « avec des rythmes, instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens ». Le rythme, c’est une forme, une couleur, un son, un mouvement, un mot, une expression, qui, en se répétant, tout en se renouvelant, informe un objet. C est, pour paraphraser Makhily Gassama,l’élément accoucheur qui, dans un style tectonique, crée un monde nouveau.
En effet, comme l’a vu André Malraux, ce qui distingue l’art nègre de tous les autres arts, mais surtout de l’art qui, depuis les Grecs, avait régné en Europe, c’est qu’il tourne le dos à l’imitation de la nature : à la physéôs mimèsis. Mais il faut aller plus loin.. Ce qui distingue la civilisation nègre et sa culture, c’est-à-dire l’esprit de cette civilisation, c’est le goût, mais surtout le sens de la vie, qui anime toute la société noire. C est ce sens de la vie et, partant, de la création, même dans l’au-delà, qui définit le mieux l’apport de la civilisation nègre à la Civilisation de l’Universel.
Son action sur le monde mettra des années, des décades avant d’être perçue. Il n’empêche. Il n’y a pas d’autre voie. L’essentiel est qu’elle fonctionne, cette Université, qu’elle rayonne pour agir. Je suis convaincu qu’avec son aide, les problèmes - politiques, économiques, sociaux - avec lesquels les nations sont confrontées aujourd’hui finiront par être résolus au XXIe siècle.
Au commencement était le Verbe, au commencement était la Culture, qui est dialogue des hommes et de leurs communautés : de leurs civilisations. C’est pourquoi, à la fin sera le Verbe, sera la Culture, comme but ultime de la Civilisation de l’Universel.
Ethiopiques n°17
Je suis heureux que Dakar soit, une fois de plus, un lieu de rencontre et de dialogue pour des hommes de bonne volonté, venus de plusieurs continents. Il s’agit de réfléchir sur le problème essentiel - celui de la Culture - avec lequel toutes les nations sont confrontées, et qu’il nous faut résoudre sauf à périr ensemble.
Je ne parlerai pas du brillant homme politique que fut Garaudy et que j’ai connu à l’Assemblée nationale française ; je parlerai de l’homme de culture, puisque c’est lui qui nous intéresse aujourd’hui. Professeur de Philosophie à l’Université de Poitiers, il a, en son temps, pris une retraite anticipée pour s’attaquer au problème mondial le plus urgent et le plus important à résoudre : au Dialogue des Civilisations. On le sait, l’UNESCO, depuis plusieurs années, avait fait sienne cette idée sous l’influence de quelques penseurs, parmi lesquels figure précisément Roger Garaudy. Ce qui le distingue, c’est qu’en dialecticien moderne, il ne sépare pas la théorie de la pratique : il fortifie la théorie en la fondant sur la pratique.
L ’Université des Mutants est son idée. Elle sera son œuvre. Le professeur Garaudy vous a exposé sa théorie en s’appuyant sur six thèses. Mais théoriser ne lui suffit pas : il veut, encore une fois, incarner l’idée dans la pratique. L’Université des Mutants aura donc pour fonction d’apprendre à ses étudiants, à ses stagiaires, non seulement les éléments caractéristiques de chaque civilisation différente, mais encore les voies et moyens par lesquels chacune assimilera, intégrera les vertus fécondantes des autres. Car le problème est, pour chaque homme ou femme de chaque civilisation, pour chaque personne, de s’enraciner au plus profond de sa propre civilisation pour mieux s’ouvrir aux pollens fécondants venus des quatre horizons.
Si le gouvernement sénégalais a, dès l’origine, dit son accord, et avec la théorie, et avec le projet de Garaudy, c’est qu’ils correspondaient à une attitude constante de l’Etat et du peuple sénégalais. Comme j’ai eu souvent l’occasion de le dire, nous sommes enracinés dans les valeurs de la Négritude, mais ouverts aux apports étrangers, et d’abord à ceux de nos voisins : des Arabo-Berbères et des peuples méditerranéens. C’est cette vision sénégalaise du monde que je voudrais esquisser après avoir présenté Gorée.
Auparavant, il me faut excuser le Gouvernement, qui n’a pas pu organiser ce colloque sur l’île même de Gorée, en face de Dakar, qui sera le siège de l’Université des Mutants. Les travaux ne sont pas encore achevés.
Mais pourquoi avoir choisi Gorée ? C’est que cet îlot symbolise, en même temps, la souffrance noire et le pardon noir, partant, l’esprit de fraternité et de coopération internationales. En effet, pendant les trois siècles et demi qu’a duré la Traite des Nègres où, pour vingt millions de déportés, sont morts quelques 200 millions d’hommes et de femmes, Gorée a servi de dernière escale avant les Amériques. Malgré ce génocide, le plus grand de l’Histoire, la Négrerie a pardonné pour prendre sa place autour de la table de l’Universel et apporter sa voix au dialogue des civilisations. C’est la raison pour laquelle l’UNESCO a inscrit l’île de Gorée, avec onze autres « sites », sur la liste du patrimoine mondial qui mériterait d’être préservé.
La vision sénégalaise du monde
Or donc, je voudrais, après vous avoir parlé de Gorée, esquisser la vision sénégalaise du monde, qui nous a fait accueillir, avec joie, le projet du professeur Garaudy. Il s’agit d’une vision présente, actuelle.
Comme vous le savez, les peuples du Tiers-Monde réclament, depuis plusieurs années, l’élaboration d’un nouvel ordre économique mondial pour remplacer, non seulement l’« économie de traite », mais celle qui l’a suivie et qui règne encore aujourd’hui : l’économie de la détérioration des termes de l’échange. L’expression « détérioration des termes de l’échange » signifie que, pour la même quantité et qualité de travail, le même produit est, d’une année à l’autre, vendu plus cher par un pays développé que par un pays en développement. C’est cet écart, chiffré, qui est exprimé par le mot « détérioration ». La Banque mondiale a calculé qu’entre 1952 et 1972, celle-ci avait été, en moyenne, de 25 %. Selon les experts les plus qualifiés - je pense au professeur Samir Amin -, la détérioration est annuellement de quelque 10 % depuis la crise de 1973.
Répondant aux légitimes revendications du Tiers-Monde, la France a pris, en 1975, l’initiative de la Conférence sur la coopération économique internationale, dite encore « Dialogue Nord-Sud ». Celle-ci, tenue à Paris, s’est achevée en 1977 sans qu’aucun accord ne fût signé, préfigurant un quelconque « nouvel ordre économique mondial ». On ne s’est entendu ni sur l’énergie, ni sur le développement, où les quelque 14 milliards de dollars annuels de l’aide aux pays du Tiers-Monde font piètre figure devant les 400 milliards de dollars des budgets de la Guerre, de la Mort. Plus grave, aucune des deux revendications fondamentales du Groupe des 77 - ils sont maintenant 115 n’a été retenue : ni la création d’un Fonds commun, qui assurerait, au moins, la stabilité des prix des matières premières, ni la suppression de l’endettement des pays les plus pauvres.
Bien sûr, la 32e session de l’Assemblée des Nations-Unies a, l’an dernier, avant de clore ses travaux, décidé de convoquer, en 1980, une session extraordinaire pour évaluer les progrès qui auraient été réalisés, par les diverses instances de l’ONU, sur la voie du « nouvel ordre économique international ». Au Sénégal, nous avons toujours douté qu’un progrès majeur pût être réalisé sur cette voie-là si ne s’instaurait, auparavant, un nouvel ordre culturel mondial.
Si, en effet, un Américain juge insuffisant le revenu annuel de 7.000 dollars par tête d’habitant qui est celui de son pays et suffisant celui de 200 dollars qui est celui des pays les plus pauvres, vous auriez tort de le croire raciste. Le préjugé qui l’aveugle n’est pas d’ordre racial, mais culturel. « Ces gens-là », pense-t-il, « n’ont pas de besoins : ce sont des sauvages ».
C’est pourquoi nous ne cessons de l’affirmer : il n’y aura pas de nouvel ordre mondial tant que n’aura pas été élaboré et admis par les pays développés un nouvel ordre culturel mondial. Celui-ci s’appuiera sur ce fait, historique, que toutes les premières civilisations historiques, et les plus grandes, sont nées, sans exception, tout autour du monde, aux latitudes de la Méditerranée, là où se sont rencontrées les trois grandes races : la blanche, la jaune, la noire je cite par ordre alphabétique. C’est ce qui a fait, de l’espace méditerranéen, une matrice exemplaire de civilisations.
C’est la vérité que révélait à ses élèves, dans les années 1930, le professeur Paul Rivet, qui enseignait l’anthropologie à l’Institut d’Ethnologie de Paris.
Je me souviens, ayant suivi son enseignement, qu’il était doué d’un flair remarquable pour découvrir, sur tous les continents, l’influence du sang noir et de la culture noire, c’est-à-dire d’un certain esprit de civilisation. Je vous renvoie, parmi d’autres, à son étude, intitulée Sumériens et Océaniens.
L’apport nègre
C’est en partant des découvertes de Paul Rivet que je voudrais, pour finir, dire quelques mots sur les apports de la civilisation noire à la Civilisation de l’Universel,qui se réalise présentement sous nos yeux pour être, véritablement, la civilisation du XXIe siècle.Si l’Homo Sapiens a pu surgir de la demi-animalité des temps primitifs, qui avaient duré quelque 5.500.000 années, c’est- qu’il était le produit d’un croisement. L’Homo Sapiens se réalise au moment que les différentes races d’hommes, en se rencontrant, ne se massacrent plus systématiquement comme auparavant, mais s’unissent, mêlant, avec leurs sangs, les traits les plus fécondants de leurs civilisations respectives.
Il est significatif que la première civilisation de l’Homo Sapiens, très précisément du Paléolithique supérieur, la civilisation aurignacienne, ait été fondée par des Négroïdes et que celle-ci se caractérise, pour la première fois, par l’expression de l’homme intérieur et de ses idées-sentiments : par l’œuvre d’art.
La présence des Noirs au début de l’Histoire est également significative. Les Grecs, fondateurs de la civilisation albo-européenne d’où est né, à travers la Renaissance, le monde moderne, les écrivains grecs n’ont cessé, d’Homère à Strabon, de présenter les « Ethiopiens », c’est-à-dire les Noirs, comme les premiers fils de la terre et comme ses civilisateurs. Si l’on en croit Diodore de Sicile, les Egyptiens reportaient les mérites de leur civilisation sur les « Ethiopiens », les Noirs de Nubie : ce sont eux qui leur avaient apporté la religion et la loi, l’écriture et l’art.
S’agissant de la religion et de la loi, plus précisément de la pensée négro-africaine, je vous renvoie à la thèse de doctorat d’Etat du doyen Alassane Ndaw, intitulée La Pensée africaine. Vous y découvrirez que cette pensée, pour être symbolique dans ses formes, n’en est que plus riche.
S’agissant de l’écriture, j’ai noté que le sumérien, qui fut la deuxième langue écrite, était une langue agglutinante, comme les langues négro-africaines et dravidiennes, et que les Noirs dravidiens de l’Inde comparaient leurs langues à celle des Sumériens. Précisément, ce sont ces Noirs dravidiens qui, vers l’an 2.500 avant Jésus-Christ, inventèrent la troisième écriture du monde, mille ans avant l’arrivée des fameux Aryens.
Après l’écriture, l’Art nègre. Il faudrait entendre par « art » ce que je désigne commepoésie au sens étymologique du mot. C est, dans toute œuvre d’art, l’élan créateur lui-même, cette vertu qui, à partir de l’Aurignacien, a permis à l’Homo Sapiens, devenu homme intégral, non seulement de comprendre l’univers, dont lui-même est partie, mais surtout de le transformer dans sa tête et par son art avant de réaliser, dans les faits, cette transformation elle-même. Pourquoi tout créateur d’une civilisation nouvelle a besoin de cette vision, de ce grain de folie qui s’appelle poésie.
A propos de la révolution picturale du XXe siècle, de l’Ecole de Paris, on a parlé de « Révolution nègre ». Ce qu’on a oublié de dire, c’est que celle-ci avait transformé tous les domaines de la création, et pas seulement les arts plastiques. Je songe à la musique, à la danse, à la poésie au sens étroit du mot. Cette Révolution ne date pas du XXe siècle, des Demoiselles d’Avignon. Il faut remonter au XIXe siècle au « je suis une bête, un nègre », de Rimbaud pour en percevoir les racines et le sens. Car Rimbaud a précisé : « avec des rythmes, instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens ». Le rythme, c’est une forme, une couleur, un son, un mouvement, un mot, une expression, qui, en se répétant, tout en se renouvelant, informe un objet. C est, pour paraphraser Makhily Gassama,l’élément accoucheur qui, dans un style tectonique, crée un monde nouveau.
En effet, comme l’a vu André Malraux, ce qui distingue l’art nègre de tous les autres arts, mais surtout de l’art qui, depuis les Grecs, avait régné en Europe, c’est qu’il tourne le dos à l’imitation de la nature : à la physéôs mimèsis. Mais il faut aller plus loin.. Ce qui distingue la civilisation nègre et sa culture, c’est-à-dire l’esprit de cette civilisation, c’est le goût, mais surtout le sens de la vie, qui anime toute la société noire. C est ce sens de la vie et, partant, de la création, même dans l’au-delà, qui définit le mieux l’apport de la civilisation nègre à la Civilisation de l’Universel.
A la fin sera le verbe
Je conclurai en revenant au professeur Roger Garaudy. Cette Université des Mutants, bâtie à Gorée, n’est encore qu’un signe : un symbole. Mais un symbole africain, je veux dire une image analogique qui, non seulement signifie, mais encore agit, et efficacement.Son action sur le monde mettra des années, des décades avant d’être perçue. Il n’empêche. Il n’y a pas d’autre voie. L’essentiel est qu’elle fonctionne, cette Université, qu’elle rayonne pour agir. Je suis convaincu qu’avec son aide, les problèmes - politiques, économiques, sociaux - avec lesquels les nations sont confrontées aujourd’hui finiront par être résolus au XXIe siècle.
Au commencement était le Verbe, au commencement était la Culture, qui est dialogue des hommes et de leurs communautés : de leurs civilisations. C’est pourquoi, à la fin sera le Verbe, sera la Culture, comme but ultime de la Civilisation de l’Universel.