16 septembre 2019

L'éducation, la culture, le dialogue...

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Laval théologique et philosophique
Compte rendu de Valdemar Cadó (EXTRAIT)
Volume 40, numéro 1, février 1984
Éditeur(s)  Faculté de philosophie, Université Laval
ISSN 0023-9054 (imprimé)  1703-8804 (numérique)
Cadó, V. (1984). Compte rendu. Laval théologique et philosophique, 40, (1), 128–131. https://doi.org/10.7202/400077ar

Mohamed BEDJAOUI, Helder CAMARA, Roger GARAUDY, Joseph KI-ZERBO, Lucien MORIN, Aurelio PECCEI, Han SUYIN
Éduquer au
dialogue des civilisations, Les Éditions du
Sphinx, St-Jean-Chrysostome, Québec, 1983

Cet ouvrage collectif, dans sa partie principale, reproduit les propos tenus lors d'une table ronde intitulée «Pour un dialogue des civilisations», dans le cadre du Congrès Mondial des Sciences de 
l'Éducation, à Trois-Rivières, Québec, en juillet 1981. Cette partie centrale est précédée d'un texte d'« introduction», et suivie de deux autres textes qui n'ont pas été lus lors du congrès, mais qui s'y rapportent.
Comme le titre l'indique, ce petit livre porte essentiellement sur le dialogue entre les différentes cultures. On y trouve donc à la fois la défense des diversités et l'affirmation de leur complémentarité.
Incidemment, on y rencontre des critiques sévères de «l'action civilisatrice» de l'Occident qui très souvent a oublié ces deux aspects fondamentaux du dialogue, en imposant de force sa façon de voir et de concevoir la vie et le développement humain et du monde.

Après une brève préface indiquant le sujet et présentant les collaborateurs, le livre s'ouvre par une réflexion très pertinente (« éduquer au dialogue») du professeur Lucien Morin — une sorte d'introduction théorique au panel. Insistant sur « le besoin d'unité et de raccordement », pour «dominer le disparate et la contradiction, la violence et la haine» (p. 9), M. Morin montre l'insuffisance de certaines idées qui ont cours dans notre éducation et nos sociétés occidentales. Ainsi, la tolérance, l'unité, l'égalité, le combat pour les droits de l'homme : il faut défendre ces droits, vaincre les inégalités injustes, non dans une perspective réductrice, mais dans le sens d'un dépassement et dans la recherche du partage.
Analysant avec finesse et profondeur ces notions et d'autres encore, comme celle de la science, qui prétend occuper la place et le rôle du
dialogue universel mais qui ne touche qu'un aspect de la réalité (pp. 17-18), M. Morin fait la critique de notre éducation occidentale orientée vers l'individualisme, ou vers « ce spécialisme excessif qui se complaît dans le savoir éclaté, discontinu, désunificateur, infiniment médiatisé par le moi souverain» (p. 18).
Mais ces critiques ne font que préparer la présentation du thème
«de l'autre». M. Morin cite, en exergue, un proverbe africain : « L'homme, ce sont les autres ». En faisant l'éloge de l'autre, de la réconciliation et du dialogue, de l'unité qui n'est pas unicité mais respect et mutuelle complémentarité, l'Auteur lance le défi de dépasser notre individualisme farouche et l'ordre établi à partir de lui, pour nous ouvrir à la créativité, à la croissance, à la générosité, à l'amour, au partage. Le texte finit par l'affirmation que « l'éducation au dialogue n'a d'autre justification que celle de partager» (p. 27). Et on doit partager, essentiellement parce qu'on a besoin de l'autre, qu'on est avec l'autre. M. Morin cite Martin Buber : « Au commencement il était la relation. L'Homme devient un "je" au contact d'un "tu" » (p. 12). C'est par l'autre — et aussi pour l'autre — que je suis ce que je suis. C'est parce que l'autre est différent qu'on peut échanger, se compléter mutuellement, grandir ensemble.
Dans cette perspective M. Morin propose plusieurs idées en vue de cultiver et faire fructifier « l'Arbre du dialogue » — image qu'il développe et explicite, pour expliquer les divers aspects, exigences et conséquences du dialogue. « Le sens de l'Arbre (...) provient de la prospérité des liaisons de complémentarité mutuelle (des racines, tiges et feuillages) » (p. 14) : pareillement, le dialogue produit ses fruits en résultat de l'action commune de ses parties, comme action du tout.

Suivent alors les interventions des participants à la «table ronde». De Roger Garaudy, qui présidait la rencontre, on a même droit à deux versions: le texte «sérieux» de sa conférence, reproduit comme « complément », et l'exposé plein d'humour qu'il en fait, comme en racontant un rêve. La communication de R. Garaudy devait servir de base pour l'échange entre panelistes. Il analyse quelques aspects majeurs de la société et de l'éducation actuelles (début des années '80) en Occident, et dégage quelques perspectives d'avenir.
M. Garaudy est encore plus sévère que M. Morin envers l'éducation et la société occidentales. D'abord, pour l'aspect réductionniste de notre culture qui, à partir de Socrate, mais surtout après Descartes, a réduit la connaissance, puis la réalité tout entière, au concept; cette démarche aboutit, en Foucault, à la déclaration de la mort de l'homme (p. 130). Cette trajectoire a été tracée par certains principes, tels ceux du «dieu» de la croissance et ses dogmes du progrès, de l'efficacité et du scientisme positiviste, avec son clergé, les technocrates, qui rendent l'homme « unidimensionnel », le réduisent au producteur-consommateur, le mutilent « de ses dimensions proprement humaines d'intériorité, de transcendance et de communauté » (p. 125). Ce même mouvement a dépouillé la nature et a réduit l'homme à l'esclavage, en les séparant et en les dressant l'un contre l'autre. Tout cela, systématisé en des «techniques de cupidité» (p. 36), nous mène — l'Occident et le monde entier avec lui — au bord de la catastrophe : tandis que de nos jours 50 millions de personnes meurent annuellement de faim, on dépense dans la même période 450 milliards de dollars en production d'armements et 55% de la recherche scientifique est consacrée aux recherches sur la guerre (pp. 35, 122 et 126) ; et la nature est menacée et même en train d'agoniser dans plusieurs secteurs. Le dialogue entre les civilisations est devenu impossible parce qu'on n'a retenu « qu'une seule trajectoire de développement humain, celle de l'Occident » (p. 38).
Mais cela peut et doit changer; et des changements majeurs s'annoncent pour les dix prochaines années, où vraisemblablement 
l'hégémonie occidentale cédera la place à un pluralisme plus soucieux des valeurs asiatiques et africaines traditionnelles. Pour y collaborer il faut commencer par renoncer au dogmatisme qui caractérise notre éducation et notre vision occidentale du monde. 
À cet effet, M. Garaudy propose une éducation centrée sur les valeurs, ce qui exige «4 démarches fondamentales:
1) instituer un véritable dialogue entre les nations ;
2) mettre fin à la séparation de la science et de la sagesse;
3) donner à la pratique des arts et à l'esthétique un rôle moteur dans l'enseignement;
4) redonner à la culture et à l'éducation la dimension de transcendance» (pp. 131-135).
Bref, sortir de soi, aller vers l'autre et vers la recherche de valeurs plus hautes que les valeurs utilitaires et immédiates de notre civilisation trop tournée vers soi-même et son passé. Même «la futurologie n'est qu'une extrapolation du passé» ! (p. 133).

Ensuite, le président donne la parole à Mohamed Bedjaoui, en lui demandant quelle serait la contribution de la culture arabo-islamique 
à l'avenir du dialogue entre les nations. Sans nier la possibilité du dialogue universel, l'ambassadeur algérien à l'ONU en indique la difficulté et les obstacles. Il analyse en particulier les « 3 hypothèques» qui bloquent ce dialogue : l'hypothèque historique et morale, l'hypothèque économique et l'hypothèque politique. 
Sous ces trois chefs il rappelle quelques traits majeurs des spoliations et dépossessions faites par les « civilisés», depuis les croisés et les conquistadores européens jusqu'aux multinationales d'aujourd'hui, dans les pays qu'on appelle le Tiers Monde. Toutes ces hypothèques empêchent le dialogue, parce qu'elles n'affirment qu'une seule identité, niant celle des éventuels partenaires. Il montre ainsi l'impasse où on est arrivé actuellement: le monde polarisé entre les deux supergrands. En niant l'identité nationale et culturelle des autres civilisations, on nie aussi le dialogue universel, parce que ces deux aspects sont inséparables et complémentaires: il faut être soi-même, avoir un chez soi, pour pouvoir s'ouvrir à l'autre, l'accueillir, recevoir et donner. Il fait ainsi un plaidoyer pour un oecuménisme politique, dans un monde multipolaire, qui puisse dépasser les diverses aliénations et « faire reculer le spectre de la guerre d'extermination totale» (p. 61) que les deux superpuissances font planer au-dessus de nos têtes.
Le dialogue est devenu une illusion pour l'impérialisme, mais cette situation doit changer et nous sommes conviés à nous engager, en étant pleinement nous-mêmes mais aussi en nous dévouant aux autres et à leurs valeurs.

À l'intervenant suivant, l'historien de Haute-Volta, Joseph Ki-Zerbo, le coordinateur du panel demande d'exposer comment le type de communauté africaine traditionnelle peut nous aider à concevoir des démocraties associatives, de vraies communautés. En endossant brièvement la critique faite par H. Bedjaoui de l'action «civilisatrice» des Européens, il s'emploie surtout à mettre l'accent sur les aspects positifs des cultures africaines, car les aspects négatifs sont déjà connus, dit-il.
Alors il cite l'aspect social qui est la vie tout entière et l'éducation en particulier dans ces « civilisations de la parole». Il mentionne ensuite
d'autres aspects comme les relations de l'homme avec la nature et avec le divin, l'éducation essentiellement liée au travail productif et à la culture, l'intégration de l'art au travail et à la vie de tous les jours Finalement il signale l'importance du corps (de la danse et de la fête), la vie qui est sacrée et la mort qui est vécue communautairement.
Pour lui aussi, le dialogue universel est très difficile, par les raisons indiquées par son collègue algérien; mais il est nécessaire, « car tous les hommes sont solidaires», conclut-il (p. 83).

C'est alors le tour de D. Helder Camara qui, essayant de « ne pas juger le passé avec la vision d'aujourd'hui » et de « ne pas juger les promesses de l'avenir à partir des erreurs du passé » (p. 86), à la fois endosse et relativise les critiques adressées à l'action civilisatrice des blancs. Dans cette perspective il reprend des thèmes qui lui sont chers, comme ceux de la force de l'union des gens, de la capacité des pauvres de résoudre leurs problèmes si on les y encourage : « bien plus important que travailler pour le peuple, c'est de travailler avec le peuple» (p. 90; c'est lui qui souligne). Il s'élève contre la course aux armements, en même temps qu'il fait une large confiance aux jeunes et à leur créativité pour nous sortir du cercle infernal de la violence et de la surconsommation spoliatrice. Il s'adresse ensuite aux éducateurs, en leur demandant de ne pas oublier « les valeurs premières : l'amour, la justice, la liberté, le dialogue» ; et du même souffle il les apostrophe: «vivez les grandes valeurs et les jeunes vous imiteront » (p. 94). En leur enjoignant de garder leurs espérances et de jouer le rôle qui leur est propre, il indique quelques tâches prioritaires de l'éducation si l'on veut qu'elle prépare les jeunes à un avenir plus humain, où le dialogue soit une réalité vécue et vivifiante.

S'adressant à Han Suyin, le coordinateur du panel lui demande ce que l'avenir devra à la Chine.
Avant d'y répondre, elle fait quelques commentaires sur l'idée que se font les occidentaux de l'Orient. Elle ironise à propos de certains
« orientalistes» qui traitent l'Islam, la Chine et le Japon comme si c'était une même réalité ; ou de ces autres qui, après avoir passé quelques semaines en Chine, en écrivent un gros bouquin... Ces écrivains montrent ce grand pays comme « un pays de rêves et en même temps un pays de cruautés» (p. 101). Ces idées ambiguës et souvent fausses nous empêchent d'apprécier à sa juste valeur la contribution de la Chine — celle de toujours mais surtout celle d'aujourd'hui — et ne lui permettent pas de jouer son vrai rôle dans le monde. 
C'est ici que Mme Suyin situe l'importance du dialogue qui «n'est possible sans un profond respect de la dualité humaine : l'homme est double au sens où il n'est que par l'autre» (p. 105). Elle revient à plusieurs reprises à ce thème de l'autre, au besoin de l'humanisation de l'homme et du monde. Et pour elle, éduquer au dialogue des civilisations, «concrètement, cela signifie mettre en évidence les différences entre les hommes comme possibilités de complémentarité et d'échange plutôt que comme facteurs de division». Elle cite «le vieux proverbe chinois : pour connaître la plénitude nous avons tous besoin de l'autre». Et cela exprime bien la pensée chinoise pour qui « la grande question a toujours été celle des relations avec les autres hommes » (pp. 110 et 111).

Prend finalement la parole Aurelio Peccei, dont la pensée centrale est que « nous vivons dans un monde imbriqué où tout tient tout le reste,
dans un monde où tout dépend du tout intégré » (pp. 113 et 137). Comme il n'avait que quelques minutes pour parler, on a reproduit à la fin du livre le texte de sa conférence prononcée à l'ouverture du Congrès : « Éduquer à la conscience planétaire» (pp. 137-148).
Au panel il n'expose que deux idées : l'une, que les jeunes sont prêts au dialogue, mais pas nos politiciens et donc il nous faut les «acculturer» pour «les mettre à même des réalités de cette nouvelle ère, l'ère planétaire»; et l'autre, le besoin de « sortir de l'emprise de
l'État national souverain» (pp. 113-114), pour travailler en collaboration et en contact international.
Dans sa conférence il rappelle quelques uns des problèmes majeurs de nos jours — démographiques, économiques, sociaux, techniques, etc. — et il propose un effort concerté de tous, en tous les domaines, pour nous sortir de l'impasse. L'éducation y est appelée à jouer un rôle décisif, en étant «participative» et «anticipée»; elle «doit viser à faire comprendre les autres et à les tolérer ; à revaloriser la communion
avec la nature et le transcendant» (p. 147). En tant que chef d'entreprise, A. Peccei veut faire profiter tous les hommes des accomplissements de la science et de la technique. Il croit fermement
au dialogue et en de meilleures perspectives pour
toute l'humanité.

En faisant la revue sommaire des différentes collaborations de ce livre, on voit que, par la diversité des intervenants et leur concordance de
perspectives, il réalise ce qu'il propose : le dialogue est à la fois la valorisation de chaque individu, qui doit être pleinement lui-même, différent des autres, et un effort pour se comprendre mutuellement,
pour mettre en évidence les valeurs communes que tous cherchent à promouvoir et à réaliser — bref l'unité dans la diversité. En somme, on a bien caractérisé le dialogue des civilisations, ainsi que ses conditions de possibilité et de réalisation. Car il faut toujours préserver le tout et les parties, les particularités des personnes et des groupes et le besoin d'unité, de dialogue, de complémentarité.
D'un autre côté, on vit dans un monde travaillé à la fois par d'innombrables conflits et oppressions, mais nécessairement solidaire, formant un tout indissoluble où on ne peut envisager la survie et le
développement des parties sans chercher en même temps ceux du tout. Alors il faut prendre conscience de l'état actuel de crise et de malaise où en est le monde, on doit reconnaître les causes de cette situation — et c'est le sens des différentes critiques des erreurs occidentales — pour œuvrer aux tâches complémentaires de respect et de promotion des diverses valeurs en vue d'une unité supérieure; et c'est là le sens du dialogue, de l'éducation au dialogue prônée par tous les
intervenants.
C'est donc manquer à la contribution majeure de ce livre que d'y voir plutôt des critiques plus ou moins justes ou négatives de la civilisation
occidentale, ou d'y déceler avant tout la thèse du tiers-mondisme, ou encore d'autres visions ou intentions partielles et secondaires, et non pas son véritable effort de promotion du dialogue, par le respect et la valorisation de l'autre.


Valdemar CADO