09 mai 2016

L'alternative (1). Qu'est-ce qu'une grève nationale ?



 Nous commençons la publication d'une série de 5 articles présentant  des extraits significatifs et utiles aujourd'hui du livre de Roger Garaudy "L'alternative" publié en 1972 aux éditions Robert Laffont

Le schéma par lequel Lénine définit une « situation
révolutionnaire » correspond aux conditions historiques
spécifiques de la révolution d'Octobre.
Il est caractérisé par une inversion du modèle conçu
par Marx : pour Marx, la révolution socialiste était le
dépassement des contradictions d'un système capitaliste
ayant atteint sa pleine maturité. Or, la première
révolution socialiste, en 1917, a été réalisée dans un
pays ayant un grand retard technique et économique
et où, par conséquent, le capitalisme n'était pas parvenu
à cette maturité. La contradiction principale entre
capital et travail ne pouvait donc, à elle seule, créer les
conditions objectives d'une révolution. Une révolution
n'était possible que par la conjonction de multiples
contradictions. D'abord, en Russie, les contradictions
du régime agraire dans un pays où la paysannerie
constituait une écrasante majorité. La conjoncture
de la guerre et de la défaite révéla l'impuissance du
régime dans son ensemble. Elle a permis la grande
flambée de 1917. L'analyse concrète et l'audacieuse
stratégie de Lénine ont bousculé les schémas du marxisme
« classique », « orthodoxe », et en réalité dogmatique.
Lénine a réalisé, avec des paysans qui ne voulaient
rien d'autre que « la terre et la liberté » (c'est-à-dire
une révolution bourgeoise), une révolution prolétarienne
orientée vers le socialisme.
Dans un pays comme la France, en 1972, la révolution
peut n'être pas conjoncturelle (c'est-à-dire rendue possible
par une conjonction contingente de contradictions
se réalisant en un moment unique), ni, par conséquent,
ponctuelle (c'est-à-dire réalisée en un seul acte fulgurant)
: elle est un processus continu ponctué de ruptures.

Dans les conditions de la France, où le capitalisme a
atteint une réelle maturité (c'est-à-dire où les rapports
typiquement capitalistes régissent non seulement toute
l'économie nationale — y compris l'agriculture — mais
toutes les formes de l'activité nationale, (notamment
l'État et son appareil, l'université et l'école, la science
et la recherche), le problème essentiel n'est pas d'observer
le moment où une conjonction exceptionnelle de contradictions
hétérogènes créerait une situation révolutionnaire,
mais de le préparer. La spontanéité n'est pas
le contraire de la conscience mais une conscience encore
confuse. Cette attitude à l'égard de la « spontanéité »
permet d'écarter les despotismes plus ou moins éclairés
nés d'une interprétation dogmatique de la « conscience
apportée aux masses du dehors ». Cette formule de
Kautsky a été reprise par Lénine, en 1902, dans les
conditions historiques précises d'un pays où la classe
ouvrière était très minoritaire, et la majorité du peuple
illettrée. La généralisation et l'application de cette
formule d'une manière dogmatique, comme valable en
tout temps et en tous lieux, est l'une des caractéristiques
essentielles du stalinisme et de la conception aujourd'hui
encore « orthodoxe » dans la plupart des partis communistes.
En finir avec une telle conception des rapports
entre la « spontanéité » et la « conscience », avec les
formes d'organisation qui en découlent et qui caractérisent
la social-bureaucratie, est l'une des conditions
subjectives primordiales d'une situation révolutionnaire.
L'incompréhension de la signification profonde de la
crise du printemps 1968 est un exemple typique de la
malfaisance de cette conception.
Une réflexion critique et autocritique sur cette crise
de 1968 est indispensable pour définir une « situation
révolutionnaire » et les moyens de la résoudre.

Qu'est-ce qu'une grève nationale?
Dans la ligne de l'analyse que nous avons jusqu'ici
esquissée, "le terrain principal sur lequel peut se dérouler
la lutte décisive n'est ni la rue ni le parlement, mais le
lieu de travail.
L'on peut distinguer trois étapes et trois formes successives
de cette lutte.
a) Le mythe sorélien de la « grève générale » selon
lequel il suffirait que la classe ouvrière se croise les bras
pour que s'effondrent l'État et le régime bourgeois.
L'expérience historique montre qu'il a été possible
d'obtenir de cette manière, dans divers pays capitalistes,
des résultats importants : économiques, comme la
réduction de la journée de travail, politiques, comme
l'extension du suffrage universel (en Autriche en 1905,
puis en Belgique), ou même militaire, pour appuyer
une action révolutionnaire, en France, à la Libération,
en 1944, ou, à Cuba, lors de la libération de La Havane.
Aujourd'hui les limites d'une telle action sont évidentes:
non seulement parce que la classe ouvrière
serait isolée, mais parce que le progrès technique permet
de faire fonctionner beaucoup d'entreprises ou de services
avec un petit nombre de techniciens.
b) Les grèves du Front populaire, en 1936, ont marqué
une étape nouvelle : les ouvriers ne se sont pas
contentés d'arrêter le travail ; ils ont occupé les entreprises.
La situation était d'autant plus favorable que le
gouvernement venait de naître des élections du Front
populaire et était, pour les syndicats, un interlocuteur
plus accessible que le gouvernement en place en maijuin
1968. Il faut dire très clairement — et c'est pourquoi
tout en en marquant les limites nous nous réjouissons
de tous les progrès, même minimes, de l'unité
entre les partis « de gauche » — qu'un gouvernement
issu d'une telle majorité serait un interlocuteur plus
accessible, lui aussi, pour le mouvement ouvrier. L'essentiel
serait alors, pour les travailleurs, de n'avoir
pas d'illusion sur la cohérence et l'efficacité d'un tel
gouvernement, de ne pas se laisser démobiliser par sa
victoire, et de considérer que le terrain essentiel du
combat demeure le lieu de travail. De toute manière
la préparation des étapes de la marche au socialisme :
conseils ouvriers, contrôle ouvrier, puis dualité provisoire
du pouvoir, ne saurait être subordonnée à une
quelconque majorité parlementaire.
c) Les grèves de 1968, déclenchées par le mouvement
des étudiants, marquent une étape nouvelle : elles ont
constitué une ébauche ratée de ce que sera une véritable
« grève nationale ».
La grève nationale, qui constitue non la seule forme
de lutte, mais la forme principale pour instaurer un
socialisme d'autogestion, se distingue d'abord de l'ancienne
« grève générale » par son extension : elle entraîne,
très au-delà de la classe ouvrière, de nombreuses couches
sociales. Des ingénieurs et techniciens y ont pris part
en beaucoup plus grand nombre que par le passé. Les
fonctionnaires s'y sont associés. Les étudiants ont
occupé leurs universités. L'ampleur du mouvement
était telle qu'il y eut des signes d'hésitation et des
lézardes même dans l'appareil répressif de l'État :
dans l'armée, dans la police, dans la magistrature. Le
personnel de la télévision refusa, pendant plusieurs
semaines, de jouer son rôle habituel d'instrument de
manipulation de l'opinion, et cette résistance se manifesta
dans les arts comme dans la presse.
Mais cette grève se distingue aussi de l'ancienne
« grève générale » par son contenu. L'apport spécifique
des étudiants fut de lui donner sa dimension politique
en mettant en cause non seulement un gouvernement
mais un régime et même un système de civilisation.
En outre, les étudiants, de façon sporadique et confuse
c'est vrai, essayèrent de faire fonctionner les facultés
en dehors des normes classiques en abordant, au-delà
des programmes et du statut hiérarchique de l'université,
les problèmes fondamentaux des fins de l'éducation
et des fins de la société.
Dans certains centres de recherches, notamment au
Centre national de la recherche scientifique et au Commissariat
à l'énergie atomique, fut posé le problème
de l'organisation de la recherche en fonction d'une
orientation nouvelle : non plus servir les besoins à
court terme d'une croissance économique aveugle, mais
penser à long terme la signification de la recherche pour
la promotion de l'homme et non pour sa manipulation.
Il y eut même, dans quelques entreprises, une tentative,
grosse de signification pour l'avenir : non seulement
montrer, par l'arrêt du travail et l'occupation
des locaux, que l'on était capable de paralyser la production
et les autres activités nationales, mais que l'on
était capable aussi de les faire fonctionner selon d'autres
normes que celles du patronat et de l'État patronal.

Telle est la condition majeure de la création d'une
situation révolutionnaire. D'autres formes d'action ne
sont pas exclues, de la manifestation de rue à l'élection
parlementaire, à condition que tout soit subordonné
à cette grève nationale qui portera le coup décisif.
Il est évident que les réactions de l'appareil d'État
peuvent être violentes. Mais ce n'est pas une difficulté
propre à la grève nationale. Toute tentative de transformation
révolutionnaire, quelle qu'en soit la voie
et la forme : insurrectionnelle, parlementaire ou gréviste,
court ce risque. Mais la répression est plus facile contre
une insurrection armée (où le rapport des forces est
écrasant en faveur du pouvoir qui dispose de tanks,
d'hélicoptères et de bien d'autres moyens contre quelques
fusils et mitraillettes) ou contre une majorité
parlementaire sans pouvoir sur un appareil d'État qui
refuserait d'obéir.
La grève nationale, lorsqu'elle revêt l'ampleur de celle
de 1968, serait plus difficile à abattre, car il est facile
de cerner et d'« enlever » le Palais-Bourbon, mais il
l'est moins d'investir en même temps toutes les entreprises,
toutes les administrations, tous les laboratoires
et centres de recherches, et moins facile encore de les
faire fonctionner par la police ou l'armée. C'est la forme
d'action qui donne le moins de prise à la répression.
Mais la préparation de la victoire d'une telle grève
implique comme condition majeure une élévation du
niveau de conscience technique et politique de l'ensemble
de la classe ouvrière et du bloc historique, et la réalisation
de l'unité du « travailleur collectif », c'est-à-dire
non seulement l'unité syndicale, mais l'unité des ouvriers
avec la majorité des ingénieurs et techniciens.
En outre, le mouvement, lors de la grève nationale,
devrait se structurer très vite sur le plan national pour
qu'une Fédération des conseils ouvriers et des unités
de travail puisse prendre les décisions générales émanant
du mouvement lui-même et non d'un organisme
politique (parlementaire ou autre) qui lui serait extérieur.
Ses premières mesures seraient évidemment la socialisation
des grands moyens de production, de transport,
de crédit et d'information, et la légalisation et la généralisation
de l'autogestion dans les entreprises et dans
toutes les activités nationales.
En son principe même, l'autogestion ne peut pas
être « programmée » à l'avance ni octroyée. Elle sera
l'oeuvre des participants eux-mêmes. Elle ne s'instituera
pas non plus en une seule fois : le socialisme, par
définition, n'est pas un système clos, achevé une fois
pour toutes et se reproduisant automatiquement lui-
même. Il est une création continue. Sans quoi renaissent
les différenciations de classe comme il est apparu en
Union soviétique, dans tous les « pays de l'Est », et,
à un degré moindre, en Yougoslavie. Mao Tsé-toung a
souligné avec raison qu'il ne suffisait pas d'une seule
« révolution culturelle » pour enrayer ces tendances à
la différenciation, mais deux, trois révolutions culturelles,
pour tenir le cap vers ce grand projet socialiste.
L'on ne peut donc définir d'avance les institutions de
l'autogestion.
Roger Garaudy
L’alternative, pages 213 à 220