06 juillet 2017

Le marxisme et l'art. 9/ De la peinture. Par R. Garaudy




Lorsque le critère de la beauté n'exige plus une
référence à une réalité extérieure à l'oeuvre, réalité
définie une fois pour toutes et selon les normes du
rationalisme grec et du technicisme de la Renaissance,
c'est la notion même du réel qui est mise en
cause : sa définition apparaît de plus en plus
comme fonction du développement historique de
l'homme, de la science, de la technique, des rapports
sociaux, en un mot, fonction de l'activité de
l'homme.


Corrélativement, le tableau ne peut dès lors être
considéré :
— ni comme un miroir où se refléterait un
monde extérieur immuable ;
— ni comme un écran où se projetterait un
monde intérieur éternel ;
— mais comme un « modèle » (au sens que la
cybernétique donne à ce terme) ;
un « modèle » plastique des rapports entre ces
deux mondes, c'est-à-dire entre l'homme et le
monde, « modèle » différent à chaque époque de
l'histoire selon les pouvoirs conquis par l'homme
sur la nature, sur la société et sur lui-même.
De cette orientation découle tout le langage de
la peinture moderne.
Le dessin est de moins en moins le contour d'une
image ou un signe abstrait d'un sentiment et de plus
en plus la trace ou le sillage d'un mouvement,
d'un acte.
La couleur n'est plus nécessairement le ton local
des choses, ni le jeu impressionniste du soleil et de
la vie, ni un symbole de valeur purement émotionnelle;
elle acquiert une valeur constructive, elle
crée u n espace qui n'est plus donné, mais construit.
La composition n'est plus nécessairement une
variante de la mise en scène, obéissant aux lois
physiques et géométriques des choses, ni une
ordonnance simplement décorative ou musicale ;
elle est construction d'un « modèle » exprimant la
structure d'un acte. Elle n'est plus soumise aux
choses extérieures ou à la seule participation
créatrice au devenir du monde.
Le tableau est ainsi un objet dont la valeur ne se
mesure pas par rapport à un monde qu'il est censé
représenter. Il vaut par lui-même, comme un
objet technique, avec cette différence qu'il n'est
pas destiné à servir une action particulière, mais à
offrir, à chaque époque, un  modèle  exprimant
notre pouvoir de création ou de transformation
du monde et notre confiance dans ce pouvoir.
A partir de là se déploie ce que l'on pourrait
appeler l'élaboration du « modèle plastique » de
l'humanisme universel, propre à notre temps. Les
rapports entre l'homme et le monde, entre la
nature et l a culture, ne sont plus désormais exprimés
par les peintres selon le  modèle  seulement
rationaliste et technicien élaboré pour l'essentiel
à la Renaissance, mais en s'inspirant des rapports
conçus et exprimés dans un autre langage par les
artistes non-occidentaux. Ce qu’il y a de commun
et de fondamental dans ces recherches, si diverses
soient-elles depuis un siècle, c'est que les postulats
essentiels de la conception occidentale du monde
depuis l a Renaissance sont remis en cause.
L'esthétique devenue traditionnelle depuis la
Renaissance était fondée sur une conception du
monde et de l'homme selon laquelle l'homme, en
tant qu'individu, était le centre et la mesure de
toutes choses ; il habitait un monde dont l'espace
était défini use fois pour tontes par la géométrie
d'Euclide et la physique de Newton. Les lois de la
perspective, codifiées à la Renaissance, exprimaient
cette conception du monde et de l'homme. Dans
ce cadre immuable le peintre reconstruisait les
apparences sensibles et les ordonnait selon des lois
qui étaient considérées comme étant à la fois celles
de la nature et celles de la raison.
Telle était du moins la théorie, car ceux qui
créèrent, an cours des quatre derniers siècles, les
chefs-d'oeuvre de la peinture classique, sont
grands précisément par ce qui, dans leur peinture,
échappe à leurs principes. Pour n'en retenir qu'un
exemple, il suffit de songer an Traité de la peinture
de Léonard de Vinci, admirable témoignage sur
l'humanisme du XVIe siècle, mais rendant compte
de la technique de Léonard de VINCI et non de
son art.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe les
peintres redécouvrent, dans les arts non-occidentaux,
et au-delà de la Renaissance, ce qui était perdu
depuis quatre siècles dans l'art occidental. A u lieu
de partir des apparences sensibles et de les mettre
en ordre, ils sont fascinés par l'opération inverse,
si fréquente chez les artistes des autres civilisations,
qui consiste à partir de l'expérience vécue
de forces invisibles puis à créer les équivalents
plastiques capables de les exprimer.
« Rendre visible l'invisible », comme disait Paul
Klee, c'était renouer avec l'esprit de l'art byzantin
et de l'art roman, dont l a tradition avait été sinon
interrompue, du moins estompée depuis la Renaissance.
Dans une telle perspective apparaît clairement
la source des erreurs commises chaque fois que
l 'on a voulu définir le réalisme, en régime socialiste
par exemple, à partir des seuls critères du réalisme
issu de la Renaissance, et qui conduisait déjà la
critique bourgeoise la plus conservatrice, à la fin
du XIXe siècle, à ne voir dans ce qui précédait la
Renaissance, avec sa conception de l'espace, de la
couleur et de la composition, que balbutiements de
primitifs et dans ce qui, après elle, remettait en
cause ses postulats, qu'impuissance ou perversité
de décadents.

Roger Garaudy. Suite de "Le marxisme et l'art", chapitre 5 de "Marxisme du 20e siècle", Editions La Palatine   
Illustration extraite de "Comment l'homme devint humain", Editions J.A
                      
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