22 juillet 2017

Grèce. La cité, l'individualisme et la raison

Suite des extraits de « Comment l’homme devint humain »

Le grand commerce maritime réduisant de plus en
plus l'importance de l'ancienne aristocratie foncière et
de la tradition, le régime politique de ces cités
marchandes était en général dominé pat les armateurs
et les négociants, les travaux agricoles étant accomplis
par des esclaves. A Athènes, au sommet de sa grandeur,
l ' on comptait 40 000 citoyens libres, et 110 000 esclaves
privés de tout droit.
Ces oligarchies esclavagistes s'appelaient étrangement
"démocraties".

Cette « démocratie » joue donc pour une minorité,
jalouse de son privilège héréditaire de «citoyen»
(Périclès fit voter une loi restreignant le droit de cité
aux Athéniens nés de père et de mère athéniens). A
l'intérieur de cette « élite » joue le jeu « démocratique »
dans lequel la manipulation de l'opinion par la parole
est la clé du pouvoir. De là l'importance du rôle des
professionnels de cette manipulation: les « sophistes »
inventeurs de la rhétorique, qui se font payer leurs
leçons pour préparer les orateurs politiques.

Ces cités grecques furent le creuset où s'élabora la
«culture occidentale».
Dans cette économie marchande où ne règne plus
l'aristocratie du sang et de la tradition, le nouveau riche
ou le nouveau dirigeant a le sentiment de s'être fait luimême.
De là naquit l'exaltation de l'individualisme prométhéen.
Le mythe de Prométhée est l'un des thèmes favoris
des sophistes : « Si tu es en mesure de nous démontrer
que le mérite est une chose qui s'enseigne, donne-nous
cette démonstration », dit Socrate au sophiste Protagoras.
Le sophiste répond en racontant le mythe de
Prométhée : son frère Epiméthée a donné à tous les
animaux les moyens de survivre ; aux uns la force, aux
autres l a vitesse pour leur échapper. Pour l'homme,
c'est Prométhée q u i intervient : « Seul l'homme était
nu [...] alors Prométhée déroba le feu et l'habileté
industrielle des dieux [...] et même l'art de vivre dans les
cités [...]. Par ce larcin l'homme acquit le moyen de
vivre. » (Platon, Protagoras.)
Désormais, à la différence de toutes les cultures des
autres continents, l'homme ne concevra plus d'autres
rapports avec la nature que des rapports de domination,
et ne cessera plus d'aspirer à s'approprier la toute puissance
des dieux.

Alors commence la première sécession de l'Occident:
l'homme occidental est séparé de la nature et
mutilé de sa dimension divine. De cet homme, la
destinée a été définie par les sophistes : « Avoir les désirs
les plus forts possibles et trouver les moyens de les
satisfaire. » Ce qui, aujourd'hui encore, est la l o i de
notre conception occidentale de la croissance.
Désormais la raison critique l'emporte en Occident,
depuis Socrate, sur toutes les autres dimensions
de l'homme.
La philosophie ne médite plus sur les choses
comme le faisaient encore les « physiciens » de l'Ionie,
mais sur l'opinion des hommes sur les choses. La
philosophie occidentale (à la différence de toutes les
sagesses du monde) est exclusivement affaire de
l'intelligence et non mouvement de l'homme tout
entier : tout ce qui ne peut pas se ramener au concept
n'a pas d'existence.
Chez les sophistes, pour qui l'homme, comme
individu, «est la mesure de toutes choses», l'essentiel
est la négation de tout absolu, de tout « être en soi », le
scepticisme radical.
Chez Platon subsiste encore le frémissement des
« religions à mystères » inspirées de l'Asie, celui du
« démon » de Socrate, celui de l'amour (clans les
dialogues du Banquet et du Phèdre) nous conduisant
au-delà des « idées ».
Mais, à partir d'Aristote, la plus sèche raison
prétend enclore le monde entier dans le réseau abstrait
de ses classifications hiérarchisées et de sa logique
abstraite.

L'art grec à son apogée, au Ve siècle avant Jésus-
Christ, exprime cette vision du monde, rationaliste et
anthropomorphique, en architecture comme en
sculpture.
Tout ce qui est au-delà de la raison, dans la poésie
ou l'amour, s'exprime dans la plus belle création du
génie grec : la tragédie, notamment chez Eschyle et
Sophocle.
Mais déjà, avec Euripide, apparaît l'ironie à
l'égard de l'ivresse dionysiaque et de la ferveur
religieuse.
Les dieux grecs ne sont que des hommes plus
beaux et plus forts, et c'est seulement dans les religions
à mystères, dans les religions de salut venues de
l'Orient, que subsiste une ouverture sur le divin
véritable avec: les mystères d'Eleusis et le culte de
Dionysos, proche du Shiva indien.

Roger Garaudy

Suite des extraits de « Comment l’homme devint humain »
Pages 106 à 116