11 juillet 2017

Le marxisme et l'art. 11/ "L'oeuvre s'art, c'est la réalité humaine en train de se faire". R. GARAUDY

DERNIERE PARTIE DE LA PUBLICATION "LE MARXISME ET L'ART"

Si l'on a défini dogmatiquement la réalité
d'une manière définitive, on exclura du réalisme
tout ce qui est création d'une réalité nouvelle, et
l’on prétendra définir ou prescrire des critères
de réalité ou de moralité valables une fois pour
toutes.
5 janvier1976, Paris, Hôtel du Grand Pavillon
Conférence sur l'esthétique comme fondement de l'éducation,
par
Roger Garaudy
Alors que la reconnaissance du rôle créateur de l'art nous conduit non seulement à accepter maisà souhaiter, en art comme dans les sciences, un pluralisme fécond des styles, des écoles.
C'est à partir de ce grand mouvement esthétique
que peut commencer à s'élaborer une esthétique
marxiste, non pour exiger de l'artiste l'illustration
de mots d'ordre à court terme, d'une réalité déjà
figée ou d'une morale déjà sacralisée, mais pour
l'appeler, à partir d'une conscience lucide des lois
de développement de l'histoire à notre époque et
d'une conscience aiguë de sa responsabilité personnelle
à l'égard de ce développement, à partir aussi
d'une claire conscience de ce qui est fondamentalement
le socialisme, à participer à la construction de
l'avenir de l'homme. Au-delà du moment négatif de
la lutte de classe, où il se définit par opposition au
passé, le socialisme est le régime capable de faire
de chaque homme un homme, c'est-à-dire un créateur,
à tous les niveaux : de l'économie, de la politique,
de la culture. Donner à l'artiste cette conscience
c'est l'aider à jouer son rôle qui est d'éveiller
les hommes à la conscience de leur qualité d'homme,
c'est-à-dire de créateur.


Y a-t-il, dans cette exaltation du rôle de la subjectivité,
un abandon des positions du matérialisme
historique ? — En aucune façon. Il s'agit de dénoncer
une prétention pseudo-scientifique : la prétention
dogmatique de s'installer dans le devenir
historique, de détenir des faits conçus comme des
blocs de matière imputrescibles et immuables, d'être
aussi l’architecte qui connaît d'avance le plan d'ensemble,
comme Dieu le Père et sa Providence dans
le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet, et
enfin de posséder un formulaire des lois d'agencement
de ces matériaux.
Cette critique de l'histoire ne débouche pas sur
des ruines : il ne s'agit pas d'abandonner l'espoir
d'une histoire scientifique, mais de constater seulement
que celle qui se prétend telle ne l'est pas toujours.
L'histoire scientifique n'est pas l'apologétique
et la vie des saints, ni une "philosophie de
l'histoire" hantée par le fantôme de l'Esprit absolu
de Hegel simplement débaptisé. Elle est d'abord
une histoire humaine.
Elle est une réflexion sur l'homme et le temps.
Elle ne commence pas par un doute sceptique,
simplement destructeur et menant au désespoir,
mais par un doute méthodique, celui qui, comme
son nom l'indique, conduit quelque part : à une
certitude plus assurée que celle de la crédulité.
Le temps prend avec l'homme un rythme nouveau
et une signification nouvelle. Si le temps de la
nature se mesure par le mouvement ou les transformations
de la matière, le temps de l'homme (en
tant qu'il n'est plus seulement, comme les autres
espèces animales, un être qui s'adapte à la nature,
mais un être qui la transforme, et, en la transformant,
se transforme lui-même) se mesure par des
décisions et des créations.
Ces décisions et ces créations ne sont pas arbitraires:
elles sont conditionnées par les décisions
et les créations antérieures. Mais l'homme n'est pas
seulement un chaînon, nécessaire et nul, entre le
passé et le futur. Le présent c'est le temps de la
décision, le moment où l'homme prend sa responsabilité
par rapport à l'événement, avec la conscience
que son acte ne résulte pas seulement d'un
passé dont il serait le fruit inéluctable, mais qu'il
inaugure aussi un nouveau commencement, qu'il
crée de nouveaux possibles et de nouvelles chances,
qu'il n'est tissu causal si fort qu'il ne soit possible
de commencer à le ronger en attendant de le déchirer.
L'histoire véritablement scientifique est celle
qui tient compte de la spécificité de son objet, qui
ne prétend pas s'identifier à celui de la physique,
de la biologie ou de l’astronomie, et qui est l'histoire
des hommes en tant qu'ils sont responsables
de l'avenir. Une vie d'homme est réellement  historique
(et non biologique) lorsqu'elle est faite de
libres décisions.
Cette conception de l'histoire est aussi une
conception de la vie. Le marxisme, en inaugurant,
avec le matérialisme historique, un nouvel âge de
l'histoire, a mis à la disposition de l'homme des
moyens nouveaux pour construire son propre
avenir. Parce que sa conception matérialiste de
l'homme et du monde est fondée sur la pratique
créatrice de l'homme, il est une méthodologie de
l'initiative historique. Cette conception du monde
est, en même temps, un moment de l a libération
de l'homme.
Lorsqu'elle se dogmatise et se fige, sous prétexte
d'histoire scientifique, en un schéma de
développement en cinq stades de valeur universelle
et immuable, non seulement l'on revient à une
« philosophie de l'histoire », dont Marx avait montré
la vanité, mais on forge un nouveau destin, une
nouvelle fatalité, avec tous les fanatismes dans la
conduite qu'engendre le dogmatisme de la pensée.
Le temps de l'histoire n'est pas cette carcasse
vide dans laquelle les événements et les hommes
doivent coûte que coûte se loger. Si un grand nombre
de nos actions ne nous appartiennent pas ou ne
nous appartiennent plus, par une dialectique de
« l'aliénation » et du « fétichisme » dont Marx nous
a donné les clés, et dont nous sommes loin d'avoir
épuisé l'analyse, comment une existence personnelle
peut-elle avoir une signification réelle ? L'homme
est-il simplement fonctionnaire de la structure et
de la conjoncture ?
Ce problème se pose au romancier qui est, comme
l'écrit Elsa Triolet dans le Grand jamais, « l a fatalité
de ses héros ». Dans quelle mesure peut-on
prédire l'avenir d'un homme comme d'un héros
de roman?
Le temps romanesque, celui qui est fait des initiatives
de l'homme plus que de ses pesanteurs, n'est-il
pas plus près de l a vérité humaine, de la vérité
historique, que le temps des horloges et des calendriers
dans lequel on essaye d'ensacher les « faits »
en oubliant précisément qu'ils sont des  faits
historiques, c'est-à-dire humains : « faits » au
sens de construits, de créés, et non de données
inertes.
Le problème de l'homme et du temps nous renvoie
ainsi à celui de l'art et du réalisme.
Le roman est-il de l'histoire, ou l'histoire est-elle
du roman?
Ce n'est pas une boutade, mais un choix par
rapport au temps.
Le roman n'est pas un maillon dans la chaîne du
temps. Comme le mythe il est en avant du temps,
ce qui définit, pour un marxiste, la création :
le travail spécifiquement humain c'est le travail
précédé de la conscience de son but, précédé d'un
projet, qui devient sa loi. L'oeuvre d'art est
cette image globale du monde et de lui-même que
l'homme ne peut conquérir que lorsqu'il prend
une décision et s'affirme comme créateur. Un
mythe, c'est un modèle d'action correspondant
à une vision globale du monde et de sa signification.
La science en réduit l'arbitraire. Elle n'en détruit
jamais la racine, car l  racine c'est l'homme lui -
même en tant que créateur. Créateur de projets,
de décisions et d'actes. Créateur de mythes.
Créateur de sa propre histoire. Créateur de son
art et de son avenir. C’est la définition même
de l'homme, ce qui le distingue des autres
animaux et des autres choses, dont il fait
partie.
L a réalité spécifiquement humaine, c'est cette
projection ou ce projet, cette transcendance, comme
dirait un théologien. L'art, par son caractère prospectif,
exprime ce qu'il y a d'essentiel dans l'humanité.
L'oeuvre d'art, c'est la réalité humaine en
train de se faire.
Un réalisme est donc insuffisant s'il ne reconnaît
comme réel que ce que les sens peuvent percevoir
et ce que la raison peut déjà expliquer.
Le véritable réalisme n'est pas celui qui dit le
destin de l'homme mais celui qui est le plus
attentif à ses choix. Car la réalité proprement
humaine c'est aussi tout ce que nous ne sommes
pas encore, tout ce que nous projetons d'être,
par le mythe, le choix, l'espoir, la décision, le
combat.
Il y a le temps des choses, qui se mesure avec de
l'espace et absorbe l'homme comme l'un de ses
éléments, et il y a le temps de l'homme, celui de
l'invention de soi, qui se mesure par des décisions
responsables. La trame de notre vie est faite
de ce double temps, son drame et sa beauté
c'est d'avoir pour enjeu la victoire du temps de
l'homme.
Roger Garaudy. Marxisme du 20e siècle. Chapitre Le marxisme et l’art
La Palatine, 1966 - Pages  179 à 215