18 mars 2016

Intervention de Roger Garaudy à l'Académie Royale du Maroc (mars 1984)



Monsieur le PRESIDENT, mes chers CONFRERES,

Je voudrais d’abord remercier SA MAJESTE le ROI du MAROC d'avoir proposé à notre réflexion, avec la "déontologie de 1'espace", un problème de la solution duquel, au delà de la discussion académique, dépend la vie ou la mort de notre avenir.
Je remercie également les quatre rapporteurs qui nous ont fourni les données permettant de prendre conscience des dimensions véritables du problème.
Permettez-moi seulement de présenter quelques remarques sur la signification spirituelle de 1’aventure spatiale et surtout une suggestion par laquelle, à mon sens, notre jeune Académie pourrait contribuer à empêcher que cette épopée inédite n'ait une fin tragique.

Pour la première fois dans 1’histoire, il est devenu techniquement possible de détruire 1'espèce humaine, de faire capoter 1'évolution et 1'humanisation de 1’homme.
Cette ère nouvelle a commencé à HIROSHIMA, en 1945. Elle a
abouti, en 1982, avec 650 milliards de dépenses d’armement, à placer sur la tête de chaque habitant de la planète, 1'équivalent de plusieurs tonnes d'explosif de type classique.
Avec le lancement du premier satellite artificiel, en 1957 , 1' accouplement du nucléaire et du spatial a donné naissance à
"1'arme absolue", c’est à dire à la possibilité, pour les deux empires [les USA et l’URSS, NDLR], d'atteindre, à partir de
leur territoire national, n‘importe quelle cible de la planète. Ainsi se réalisa, par une logique implacable, cet
"équilibre de la terreur", où quatre milliards d'hommes étaient pris comme otages, et auquel fut donné le nom de
"Mutual assured destruction", aux initiales de "MAD", symbole éloquent de cette folie.
Les conséquences ne furent pas seulement militaires. Loin d'assurer la paix par saturation de 1'horreur, ce système exclut seulement un affrontement direct entre les deux propriétaires de la mort: chacun d’eux dispose en effet des moyens de détruire plusieurs fois son vis à vis, mais il ne peut le faire sans se détruire lui-même. Le monopole de
1'apocalypse créa donc entre eux une paradoxale complicité par laquelle, un conflit frontal étant exclu,la polarisation politique à 1' échelle de la planète conduisit à alimenter en armements (avec leurs complices européens) les guerres locales, les guerres par procuration, de 1'Amérique Centrale à 1'Externe Asie, de 1’Afrique au Moyen-Orient, chaque peuple et chaque communauté vivant désormais sous la menace d'être écrasés entre les banquises de ces monstres froids, qui ne s' affronteront jamais directement, mais qui, par la mythologie manichéenne de leur propagande, sont prêts, par exemple, à faire battre les arabes jusqu’au dernier pétrodollar, et les européens jusqu’au dernier euromissile.
Les excès même de 1'accumulation des armes et de leurs vecteurs, chez les deux maîtres du jeu, rendaient de moins en moins crédible la nécessité de leur course aux armements.
Le mur de cette folie, du "MAD", devait donc être franchi: dans le silence à 1'Est, avec 1'éclat de voix, à 1'Ouest, du discours sur "la guerre des étoiles", une étape nouvelle commençait de la course à la mort de 1'héritage humain .
Masqué par toutes les séductions du "show business" pour détourner 1'attention des badauds de la signification véritable de 1'entreprise.

Le lobby de 1'espace choisit un nom, "Higher frontier", qui évoque pour le peuple américain 1'image qui exalta 1'adolescence historique de cette nation: celle de "nouvelles frontières", au delà de celle du Pacifique. Le scénario des chevauchées de ce nouveau western de 1'espace, qui, à n'en pas douter, a son symétrique à 1'Est, sous forme par exemple, des "pionniers du socialisme dans le cosmos", n'est, hélas! pas un chapitre de la science-fiction.
Le slogan selon lequel on passe ainsi des chantages sinistres de la "dissuasion", à 1'idylle d'une "protection", purement défensive, ne peut tromper que les mêmes naïfs à qui 1’on fit croire un temps que "1'équilibre de la terreur" conduirait à la paix. Ceux-là ont cru à une paix démontrée par 1'absurde,
C’est à dire par 1'absurdité d'une guerre où 1'on détruirait les richesses que 1'on convoite, ou les peoples à qui 1'on voudrait dicter une politique. Leurs yeux, aujourd'hui dessillés sur ce point, vont-ils se laisser abuser par le nouveau mirage du remplacement de la "dissuasion" par la défensive inoffensive sous un parapluie spatial parfaitement étanche ?
Notre collègue ABDUS SALAM a montré avec force toutes les failles dans la "faisabilité" de ce programme de ligne Maginot orbitale, et ses objections scientifiques sont partagées, en Amérique même, par une grande partie de la communauté scientifique.
Mais le lobby économique, politique; et militaire n'en risqué pas moins de faire engager le processus, qui entraînerait une triple course aux armements: aux armes offensives, pour tenter de dépasser la saturation de la défense adverse, aux "armes défensives" dans des proportions illimitées pour ne pas risquer le même débordement de 1’attaque, et aux contre-mesures pour le brouillage ou le dérèglement des dispositifs de 1'ennemi présumé.
Non seulement la mise en oeuvre de tels projets absorberait 1' essentiel des ressources, même des deux grands Empires – 1/3 des PNB, et refoulerait au second plan tous les investissements scientifiques et financiers nécessaires pour construire un avenir à visage humain, mais, comme 1'a montré notre collègue ELMANDJRA, la satellisation physique aggraverait encore la satellisation politique et la polarisation du monde.
A partir de cette prise de conscience des nouveaux périls que 1'exploitation militaire de 1'espace fait peser, comme 1'a montré LORD CHALFONT, sur "1'héritage commun de 1'humanité", que pouvons-nous faire?

Je voudrais suggérer une initiative à notre Académie.
Les traités sur 1'Espace, depuis 1967, les accords "Salt"
entre les deux Empires, les tentatives d'empêcher la prolifération, n'ont empêché jusqu'ici ni le renforcement du
monopole des deux Empires, ni les formes extra juridiques de
leur course aux armements nucléaires et spatiaux, ni les
proliférations des guerres locales, ni la mise hors jeu de ce qu'il est convenu d’appeler le Tiers Monde. Tout s'est déroulé en fait selon les lois non - écrites de la volonté de puissance et de la volonté de croissance des deux Empires et de leurs vassaux.
Aucune disposition juridique tendant à faire servir les pouvoirs que confèrent les sciences et les techniques à 1' épanouissement de 1'homme et de tous les hommes, et non à leur destruction, n'ont de chance d'aboutir que si elles sont portées et imposées, non par en haut, au niveau des seuls dirigeants et de leurs parades internationales destinées à orchestrer la propagande de chaque camp, mais par les masses profondes des peuples.
Or ce qui paralyse la mobilisation de ces masses, ce sont les mystifications empêchant la prise de conscience des objectifs réels de telles entreprises utilisant les méthodes du show-business spatial ou du marketing politique pour créer les diversions de la politique - spectacle, et exalter 1'exploit technique en en faisant oublier la logique meurtrière.
A mon sens il appartient au Tiers – Monde non pas d'entrer dans la course, en s’intégrant au système par une participation à un rang subalterne, satellisé, mais au contraire d’ apparaître comme force spirituelle consciente des dérives suicidaires d'un monde livré aux volontés de puissance et aux volontés de croissance aveugle des plus forts, et mettant au service de leurs appétits de jungle, des sciences et des techniques séparées de leurs finalités humaines .
Il existe un haut lieu de 1'histoire d'où rayonna un temps, sur le monde occidental, une science qui n'était séparée - ni de la sagesse, comme réflexion sur le sens de chaque chose, de son rapport à Dieu, dans un monde harmonieux et où la vie a une signification et un but, -ni de la foi, comme aveu que la science n’atteint jamais la cause première ni la sagesse la fin dernière. La foi, comme conscience de nos limites et de nos postulats. La foi comme raison sans frontière.
Ce haut lieu, c'était 1' UNIVERSITE Musulmane de CORDOUE.
Je suggère que notre Académie désigne parmi ses membres, une Commission de cinq ou six membres, chargés:
1°) De préparer le projet d'un" APPEL DE CORDOUE ", posant avec force le problème des finalités et des priorités humaines de la recherche scientifique et de l’investissement(ex: fertilisation du Sahara) notamment par une comparaison concrète chiffrée, des sommes englouties pour 1'exploitation militaire de 1'espace e  de 1'atome, et des sommes consacrées à la recherche scientifique et à 1’investissement pour vaincre les fléaux majeurs de 1'humanité : la faim et la malnutrition, qui tuent chaque année autant que la deuxième guerre mondiale; les cinq maladies qui frappent le plus lourdement deux milliards d'hommes; 1’organisation de 1'information dominée à 80 % par cinq agences occidentales et qui est une machine à décerveler la jeunesse; la croissance de 1'analphabétisme dans le monde et la désintégration de la culture par le positivisme et la commercialisation, excluant toute finalité proprement humaine.
2°) La deuxième tâche de cette Commission, après ce projet d'APPEL de CORDOUE, de conscientisation sur les priorités et les finalités (à soumettre, pour examen et mise au point, à une session extraordinaire de notre Académie) serait de créer
le Comité de parrainage le plus prestigieux, avec des
personnalités scientifiques, religieuses, artistiques de tous les peuples, de toutes les cultures et de toutes les fois; de collecter les fonds nécessaires pour créer, à CORDOUE, un centre permanent - très réduit - mais à partir duquel, en liaison avec toutes les organisations concernées (je pense en particulier à 1'UNESCO et à l'ISESCO, mais aussi à des groupements ayant des objectifs analogues, par exemple le Comité de 1'APPEL de GENEVE), nous pourrions diffuser périodiquement, en plusieurs langues,les données et les réflexions permettant la prise de conscience, et 1'éveil à la responsabilité de millions d' hommes et de femmes.
Pour avoir, en d’autres occasions, abordé ces problèmes avec elles, je suis sûr que les autorités locales, à CORDOUE, seraient favorables à une telle initiative, si celle-ci reçoit 1'agrément de notre Compagnie et de Sa MAJESTE.
Renouer, à CORDOUE, avec la grande tradition de dialogue et de symbiose des civilisations de 1’Orient et de 1'Occident.
Recréer un centre de rayonnement, en Occident, de la culture arabo-islamique, pour permettre au Tiers-Monde tout entier d’ apparaître comme la force spirituelle capable de rendre aux sciences et aux techniques de 1'Occident la conscience des finalités humaines et de la responsabilité. Car sans la réflexion sur leurs finalités humaines et divines la science devient scientisme, la technique technocratie, la politique machiavélisme.
Rendre la culture à sa vraie mission: celle de poser le problème de sens de notre vie et de notre commune histoire, dans un monde où la culture se désintègre parce qu’aucune civilisation, depuis la décadence de 1'empire romain, n'avait à ce point méprisé la dimension transcendante de 1'homme et le sens de notre vie et de notre mort.
Tel pourrait être le résultat de ce projet si nous parvenions à le réaliser pleinement, à un moment où toutes les jeunesses du monde s'interrogent avec angoisse sur leur avenir, et, devant la faillite des valeurs de 1'Occident, attendent du Tiers-Monde qu'il prenne le relais de 1'ESPERANCE.

Roger Garaudy
Casablanca du 1 au 4 Mars 1984   (Documentation personnelle de Roger Garaudy, non datée)