LA LONGUE MARCHE DE ROGER GARAUDY
Mercredi 3 mai 1989
Garaudy était à Bruxelles ces temps-ci. Nous lui avons demandé comment il en était venu à écrire ses mémoires...
- Je m'étais toujours dit que je ne les écrirais pas. Et puis on me pressait tellement de divers côtés... Je me suis laissé prendre au jeu. Évidemment, il n'était pas question de multiplier les anecdotes: j'en serais venu à noircir trois mille pages! Je devais faire une sélection sévère dans mes souvenirs, retrouver le fil conducteur de ma vie, recenser les événements qui faisaient sens, qui me révélaient à moi-même, en tant que participant à un projet divin: la découverte d'un secret d'amour maternel, la rencontre avec ma première femme, l'expérience directe de la mort à vingt-huit ans, l'exclusion du parti, etc. J'ai vu pas mal de monde, j'ai eu beaucoup d'amis, Picasso, Dom Helder Camara. Certaines rencontres se sont faites sous le signe de l'ange, comme si l'interlocuteur me disait: «Je suis ton éternité».
- Pouvez-vous dire comme Sartre - que vous avez bien connu - que vous n'avez pas de regrets?
- Non, je ne regrette rien. Je n'ai pas eu une vie exemplaire. Mais chacune de mes erreurs portait une leçon. S'il y a quelqu'un de parfait en ce monde, qu'il me jette la première pierre! Ce qui est important, c'est que je crois être resté fidèle au rêve de mes vingt ans qui était d'unir Abraham et Prométhée, Kierkegaard et Karl Marx. Aujourd'hui, à la tour Calhorra de Cordoue, qui fut jadis un centre de rayonnement de la culture, je m'efforce de jeter un pont entre l'Orient et l'Occident. Je demeure fidèle à la vocation de toute ma vie, celle du Jean-Christophe de Romain Rolland: «Charrier, comme une artère, toutes les forces de vie de l'une à l'autre rive».
La Bible et Le Capital
- Vous pensez que votre adhésion à l'islam s'inscrit dans une logique?
- J'ai dit à un journaliste saoudien que j'étais venu à l'islam avec la Bible sous un bras, et Le Capital, de Marx, sous l'autre, bien décidé à n'abandonner aucun des deux. L'islam correspond pour moi à un approfondissement et à un accomplissement. Ce n'est pas une religion nouvelle. Mohammed le reconnaît: «Je ne suis pas un innovateur parmi les prophètes». Pour un musulman fidèle, Moïse, Abraham, Jésus, apportent le même message de soumission à Dieu. Je ne vois rien là qui ne reflète ma foi de toujours. Le christianisme ne m'a pas donné de méthode efficace pour transformer la société. Chez Marx, je n'ai pas trouvé une métaphysique mais un projet, fondé sur une analyse des contradictions de la société capitaliste, pour réaliser cette transformation. L'islam m'offre son esprit communautaire: il affirme que seul Dieu a le savoir, que Dieu seul commande et possède...
- Quelles sont, d'après vous, les contradictions du néo-capitalisme?
- Depuis Hiroshima, on dispose d'un arsenal de bombes capables d'anéantir 75 milliards d'être humains: contradiction dans le progrès technique! La Commission européenne vote un crédit de cent milliards d'écus pour agrandir les entrepôts frigorifiques de viande et de beurre de l'Europe. Pendant ce temps-là, des millions de gens meurent de malnutrition. Cinq fois plus que durant la Seconde Guerre mondiale: contradiction dans la gestion économique! A la télévision qui pourrait être un formidable instrument d'éducation, on diffuse des films exaltant la violence, la loi du plus fort. On pollue l'esprit des enfants en ne leur montrant que la laideur: contradiction dans la communication!
- Les Versets sataniques?
- Médiocre et ennuyeux!
- Une question bateau: quels sentiments vous inspire l'affaire Rushdie?
- Je pense d'abord qu'on a grand tort de se servir des déclarations de Khomeiny pour condamner tout l'islam et créer une atmosphère de croisade, au moment même où, hypocritement, pour des raisons financières, on prend fait et cause pour les princes de Saoudie et du Golfe, princes de l'or noir. L'imam a invoqué une tradition contraire au Coran, non conforme à la Révélation, une tradition fondée sur la loi du Lévitique, pour appeler à l'assassinat de Rushdie. C'est dans la Torah qu'on peut lire que «le blasphémateur sera puni de mort». Dans l'Évangile, il est écrit que Dieu maudira le blasphémateur dans ce monde et dans l'autre, ce qui implique que le jugement appartient à Dieu seul. Le Coran a repris la formule. Concernant les Versets sataniques, je ne vous dirai qu'une chose: c'est un livre médiocre et ennuyeux, fabriqué au moyen d'une méthode désuète, empruntée à Joyce et à Faulkner, et qui occulte totalement le message de l'islam, la dimension de l'homme qu'il révèle. Le fanatisme consiste aujourd'hui à insulter les éditeurs qui se refusent à publier. Que veut-on? Des progroms antimusulmans? Bagatelle pour un massacre, de Céline, qui diffame les Juifs, est interdit. On ne s'en plaint pas.
Propos recueillis par M.G. (extraits)
(1)Roger Garaudy, Mon tour du siècle en solitaire, Robert Laffont