03 juillet 2014

Réfractaire, hétérodoxe, imprévisible ?

Tareq Oubrou : « Roger Garaudy était un contestataire »

Le Recteur de la mosquée de Bordeaux revient sur la mort du philosophe Roger Garaudy. Sans faux fuyants, il répond à nos questions. Un sujet brûlant qui enferme les intellectuels et personnalités musulmanes médiatiques de France dans le silence. Tareq Oubrou brise le tabou.

Roger Garaudy vient de disparaître à l’âge de 98 ans. Le connaissiez-vous ? Que retenez-vous de l’homme ?
Objectivement, je ne connais pas la personne, ni ses travaux. Ce que je vais dire est très approximatif, subjectif. Je sais qu’il était un communiste et un philosophe engagé, connu pour le courage de ses idées, ce qui lui a valu des problèmes. D’abord, avec l’appareil dirigeant du parti communiste dont il était membre et qui a fini par l’exclure. Ensuite, il fut définitivement écarté de la scène intellectuelle et médiatique après sa conversion à l’islam. Mais surtout après la publication de son livre  Les mythes fondateurs de la politique israelienne et ses thèses, considérées comme révisionnistes. Il a touché à ce que je considère comme le « deuxième péché originel » en Occident. Néanmoins, Garaudy reste un des grands intellectuels et un des philosophes français sans conteste, abstraction faite de ses convictions et choix politiques avec lesquels on pourrait débattre. Son livre  Appel aux vivants a marqué des générations, pour ne citer que celui-ci. Il a écrit plus de 70 livres et rédigé des milliers d’articles. 

Et le négationnisme ?
Tout en le réfutant, on peut dire que son cas ressemble à celui de Martin Heidegger dont la philosophie continue d’être enseignée en France et dans le monde, sans susciter la moindre interrogation éthique, alors qu’il a adhéré au parti nazi, porté l’uniforme. Ce qui n’était pas le cas de Garaudy. Par conséquent et tout en refusant son excès et sa radicalité caractéristique – notamment ses thèses révisionnistes, pour ne pas dire négationnistes –  la pensée et la philosophie de l’homme méritent d’être lues et relues. Ce que je retiens de lui, c’est qu’il était de tempérament réfractaire, hétérodoxe, imprévisible.

Quels ont été les apports de Roger Garaudy à l’islam ?
Comme dans son rapport avec le communisme et le catholicisme avant sa conversion à l’islam. Il était resté fidèle à lui-même : hypercritique, contestataire. Il se revendiquait, d’ailleurs, comme polémiste et hérétique. Je m’en suis rendu compte quand je l’ai entendu la première fois dans les années quatre-vingt à Bordeaux. J’avais l’impression que c’était l’islam qui s’était converti à Garaudy et non l’inverse.


Etes-vous d’accord avec lui lorsqu’il situe historiquement la décadence de l’islam, son culte du formalisme et le déclin de la pensée critique à l’avènement de la dynastie des Abassides ?
Je ne connais pas ses analyses. En tout cas, une chose est sûre. Il faudrait éviter les anachronismes et juger la période Abasside à l’aune du monde d’alors et non selon notre épistémè occidentale d’aujourd’hui. Il faudrait aussi introduire un peu de relativité pour appréhender l’apogée ou le déclin d’une civilisation car cette démarche diffère selon le repère auquel on se réfère. L’effondrement d’une civilisation comme beaucoup de phénomènes physiques ne peuvent s’expliquer par une seule cause. Pour comprendre le déclin d’une culture par exemple, on doit procéder à une analyse multifactorielle et prendre en compte d’autres paramètres.

Lesquels ?
Des données intellectuelles, économiques, climatiques, géopolitiques, spirituelles. La complexité, comme l’a montré Edgar Morin, est une méthode qui rend les phénomènes historiques plus intelligibles. Elle permet d’échapper au réductionnisme, à la mutilation de la réalité (le monocausalisme). Roger Garaudy était philosophe. Il est logique qu’il s’intéresse à l’aspect qui retient son attention et qui correspond davantage à ses préoccupations immédiates. C’est à dire la Raison telle que beaucoup de philosophes occidentaux l’entendent.

Le considériez-vous comme un Musulman à part entière ou un Musulman entièrement à part ?
Je ne sais pas s’il a changé de religion à la fin de sa vie. S’il est resté musulman, j’aurais plutôt tendance à le considérer comme faisant partie de le deuxième catégorie. De toute façon, il a toujours été intellectuellement et spirituellement solitaire. Tout le monde le savait.

Il ne faisait pas partie de la Uma ?
S’il est mort musulman, il n’ y a pas lieu d’en douter. Garaudy fait partie de la Uma, dans le sens de la communauté spirituelle musulmane : une communauté de foi. Du moins, tant qu’il n’a pas changé de voie officiellement.

Partagiez-vous sa conception de la religion ?
Non.

Vous disiez qu’il était imprévisible et que finalement on savait très peu de choses de lui.
Je l’ai écouté parler de l’islam. J’avais le sentiment qu’il voulait soumettre une vérité transcendantale à l’entendement humain (le positivisme, le rationalisme). Il a essayé de convertir l’islam à sa raison. C’est une impression… Je peux me tromper. Je ne connais pas ses dernières volontés.

Pourquoi les autorités musulmanes ne lui ont-elles pas rendu hommage ? Aucune personnalité de l’Islam de France ne s’est exprimée sur le sujet. Pas même L’UOIF ou le Conseil Français du Culte Musulman.  A quoi attribuez-vous ce malaise, ce plafond de verre ?
Il était devenu infréquentable à cause de son négationnisme, tout simplement. Et vous le savez très bien. Déjà que les autorités et les institutions religieuses ont du mal à effacer cette image antisémite qui est collée aujourd’hui aux Musulmans, vous imaginez bien comment leur hommage aurait été interprété par la société civile et l’opinion publique. A tout cela s’ajoute le fait que ses obsèques n’ont pas respecté le rite musulman puisqu’il a choisi d’être incinéré. C’est une situation assez délicate.

En évoquant sa mémoire,  est-ce que les intellectuels musulmans, les théologiens craignent pour leur carrière, leur notoriété ? En d’autres termes, de disparaître de l’écran ?
Roger Garaudy était un philosophe. Il n’était pas une figure religieuse musulmane. Au nom de quel droit, ces autorités religieuses doivent-elles lui rendre hommage ? A quel titre ? C’est aux philosophes, aux intellectuels de le faire. Pour les autorités religieuses, il était un Musulman ordinaire. Il n’était ni réformiste, ni théologien, ni imam. On a fait la même chose avec Mohammed Arkoun. Ce sont les intellectuels séculiers qui ont salué sa mémoire. Ce n’est pas parce que Garaudy est un converti qu’il doit bénéficier d’un statut particulier. Il y a beaucoup de savants musulmans qui sont morts dans l’indifférence, sans qu’on leur rende un hommage spécifique, d’ailleurs. Cela ne diminue en rien la qualité de la personne. Son mérite, il l’aura auprès de son Seigneur.

Vous dites que la Shoah est en Occident « le deuxième pêché originel de l’humanité » Qu’entendez-vous par là ?
C’est un tabou. Il y a un tel sentiment de culpabilité - et à raison –  à l’égard des Juifs de France suite aux persécutions qu’ils ont subies, que toute discussion même scientifique et historique sur le sujet devient interdite. La loi Gayssot qui condamne le révisionnisme en est la parfaite illustration. Aux Etats-Unis par exemple, Garaudy ne serait pas condamné, ni damné car dans d’autres pays occidentaux, cette loi n’existe pas. C’est là aussi une exception française. Remettre en cause cette question, c’est toucher un point névralgique et tomber sous le coup de la loi. C’est ce qui s’est passé avec lui. Et comme j’aime à dire : ce péché commis à l’endroit des Juifs d’Europe devrait être absous et à n’importe quel prix, pas par les Occidentaux pécheurs mais par d’autres victimes. Les Arabes du Proche-Orient, les Palestiniens en savent quelque chose.

A entendre certains commentaires, l’islam est un tremplin vers le révisionnisme, l’antisionisme et Garaudy en était « l’incarnation ». Adhérez-vous à ce point de vue ?
Je suis tenté de le penser. Sans généraliser, le discours sur l’islam qui se développe actuellement, et notamment chez certains musulmans d’Europe, propose, hélas, une interprétation et une pratique d’un islam des « antis » : anti-occident, anti-chrétiens, anti-juifs, anti-capitalisme…Bien sûr que les gens ont le droit de s’opposer à l’idéologie sioniste et à la politique coloniale d’Israël. Mais la confusion est telle, qu’une variante de l’antisionisme pourrait au fond cacher un anti-judaïsme religieux et un anti-sémitisme raciste. Garaudy, sans le vouloir, est venu renforcer cette perception. C’est quand il est devenu musulman qu’il a révélé ouvertement son anti-sionisme et avec force. Ce qu’il n’a pas fait avec la même acuité quand il était communiste ou catholique. Ce qui laisse entendre que l’islam est une religion qui catalyse ce type de posture. Une idéologie qui mènerait vers l’antisémitisme lequel passerait par l’anti-sionisme et l’anti-judaïsme. Il va de soi que Garaudy n’était pas un antisémite, entendons-nous bien.

« Héros » dans le monde arabo-musulman. Paria en France après avoir été résistant et servi la République. A quoi est du ce contraste ?
Cela s’explique en partie par le malentendu des civilisations, la contradiction et l’opposition des revendications et la différence des perceptions et des mémoires. Ce philosophe était le lieu de ce contraste.

Garaudy, un modèle pour les convertis ?
Non.

Mort dans l’indifférence ou dans le rejet ?
Les deux. Pour certains dans l’indifférence. Pour d’autres, dans le rejet. Mais son œuvre philosophique et intellectuelle, qu’on le veuille ou non, continuera à faire connaître sa pensée.

PROPOS RECUEILLIS PAR PAUL MOFFEN