01 mars 2014

Où est le diable ? Contre la destruction de l'homme. Sur le réalisme dans l'art




Le mois dernier à Marienbad
Par Roger Garaudy
Les lettres françaises, n°1099, 30 septembre 1965

   L’artiste construit une réalité nouvelle à partir des matériaux empruntés à la réalité humanisée de son temps, et selon des méthodes, des techniques, des lois correspondant au degré de développement de la société. Cela est vrai de l’Iliade, comme d’une mosaïque de Ravenne, des fresques de Piero de la Francesca comme de Macbeth, du Château de Kafka comme du Guernica de Picasso. L’expression de la destruction et la protestation contre elle peuvent donc prendre des formes multiples, et rien n’est plus appauvrissant en esthétique que d’identifier le réalisme avec une seule de ses formes : opposer Balzac à Kafka ou Kafka à Balzac.
   Il est vrai que dans la Comédie humaine ou dans Le rouge et le noir, nous pouvons lire la loi entière d’une époque et nous sentir à tel point, avec les héros, broyés dans l’engrenage d’une société, que la pesée même de ce destin inexorable suscite en nous la révolte contre la destruction de l’homme.
   Avec une technique littéraire semblable, Robert Merle, dans La mort est mon métier, en nous racontant à la première personne la vie du bourreau d’Auschwitz, construit un « modèle » de la tragédie hitlérienne, avec son comportement et sa logique, et appelle en nous la révolte contre le système de la destruction de l’homme.
   Mais n’en est-il pas de même avec le réalisme fantastique de Kafka ? Est-ce que Le Procès, le Château ou La colonie pénitentiaire, ne créent pas de grands mythes révélateurs des forces de la destruction à l’œuvre dans notre société et rendant l’aliénation plus insupportable par la conscience de l’aliénation ? Pour nous rendre plus vivement sensible, ce que nous risquons, dans notre vie quotidienne, de trouver normal simplement parce que c’est coutumier, il nous arrache aux cadres habituels du temps et de l’espace, et l’horreur de la destruction, ainsi isolée, devient plus évidente. Comment pourrions-nous, sans nous mutiler nous-mêmes, exclure du réalisme des œuvres qui nous aident à prendre conscience des réalités les plus profondes et les plus menaçantes de notre époque ? Comment exclure du réalisme une œuvre comme le Guernica de Picasso, le « modèle » le plus saisissant des cruautés et des grandeurs de notre siècle, et par là même le plus formidable cri de colère et d’espoir contre les forces de destruction de l’homme ? Comment parler de « déformation » lorsque Picasso crée une « seconde nature » (pour reprendre l’expression de Goethe, de Marx et de Baudelaire) qui est une « contre-nature » difforme et accusatrice, en même temps que, pour la maîtrise et la majesté de la construction de l’œuvre, il affirme la grandeur de l’homme et sa victoire, comme si Picasso nous disait par la seule forme plastique du tableau : « Regardez, il y a le chaos, mais il existe des forces capables de le surmonter ».
   L’on ne sort pas du réalisme si le temps romanesque n’est plus le temps linéaire, homogène et irréversible de Balzac ou si l’espace pictural se définit par d’autres conventions que celles de la perspective de la Renaissance.
   La lutte contre la destruction peut donc être menée à partir de conceptions profondément différentes de la forme que peut prendre le réalisme à notre époque.
   Mais les réalismes ne se différencient pas seulement par leur forme, mais aussi par leurs perspectives.
   L’ouvrage qui dessine avec le plus de force nos perspectives, Le Capital, de Marx, est un « modèle » scientifique remarquable rendant compte du comportement et de la logique interne du capitalisme au milieu du XIXe siècle, et comme tout « modèle » scientifique valable, il a un caractère prospectif, c’est-à-dire qu’il permet, non seulement de comprendre le comportement et la dialectique interne du système étudié, et d’agir sur lui, mais d’en prévoir des conséquences inaccessibles à l’observation empirique, de discerner, par exemple, les causes de son autodestruction, d’en précipiter le terme et d’élaborer les, grandes lignes d’un autre système d’organisation des rapports sociaux échappant à ces contradictions.
   Jamais le mécanisme de la destruction de l’homme, ou plutôt sa dialectique interne, n’avait été découvert avec autant de puissance et, par là même, même, n’avait été donnée à l’homme une arme plus efficace pour combattre cette destruction.
   Est-ce à dire que désormais seule sera considérée comme réaliste et comme progressiste toute œuvre en laquelle nous pourrons reconnaître, en filigrane, cette perspective, et considérée comme décadente toute œuvre d’où cette perspective est absente ?
   La lutte contre la destruction peut être menée à partir de perspectives qui ne sont pas les nôtres.
   Un écrivain catholique, comme Bernanos, qui dans son Journal d’un curé de campagne avait exprimé le tragique chrétien sous sa forme la plus âpre, est le même homme qui a dénoncé, avec tant de force, la destruction franquiste dans son livre Les Grands cimetières sous la lune. Contre Franco il ne défendait pas la démocratie, car Bernanos était monarchiste. Il ne défendait pas un humanisme, car sa conception mystique du christianisme en était l’antithèse. Il défendait l’honneur de Dieu contre une utilisation politique de la religion. Par là même, il défendait l’honneur de l’homme, son imprescriptible droit de changer la vie et de vivre d’une vie nouvelle.
   Car cette dimension de l’homme a été apportée par le christianisme. Grâce au grand humanisme grec l’homme a pris conscience qu’il était une partie du « cosmos », d’un monde harmonieux et soumis à des lois. Le christianisme a intégré cet humanisme et l’a pourtant brisé en faisant prendre conscience à l’homme – même si c’était sous une forme mystifiée, en en faisant le citoyen d’un autre monde, céleste et non terrestre – que le présent était le moment de la décision, celui qui peut inaugurer un nouvel avenir. « Le christianisme, écrit le grand théologien Karl Rahner, est essentiellement la religion de l’avenir absolu. Le marxisme ne peut pas abandonner cet héritage sans cesser d’être lui-même, sans figer en une conception scientiste du destin ce qui est son essence même : une méthodologie de l’initiative historique, et son humanisme original, qui consiste à créer un « modèle » d’organisation des rapports sociaux, permettant à chaque homme d’être un homme, c’est-à-dire un créateur.
   Cette nécessaire intégration permet d’étendre et d’approfondir la notion du réalisme, car la réalité de l’homme, c’est-à-dire du créateur, c’est non seulement ce qu’il est  mais ce qu’il n’est pas, tous les possibles qu’il pourra réaliser par son acte créateur. Le réalisme peut suggérer et appeler tout cela à la vie . Il y a un réalisme de l’absence. Notre grand poète Reverdy avait fondé son esthétique sur cette réalité de l’absence, et le peintre Paul Klee donnait pour mission à l’art de « rendre visible l’invisible ».  Les plus grands écrivains

chrétiens ont tenté cette entreprise. François Mauriac, lorsqu’il évoque la terrible figure de Thérèse Desqueyroux , nous dit dans son journal : « Si criminelle qu’elle soit, il n’y a pas en elle la seule chose que je haïsse dans un être humain : la suffisance et la satisfaction de soi ». Il suggère ainsi, en n’en montrant que le négatif, ce que pourrait être la présence de ce que les théologiens appellent « la grâce ». Ce réalisme n’est donc pas seulement critique : le philosophe catholique Gilson aime à dire que toute grande œuvre d’art est « un rappel de transcendance ». Il y a là, je crois, à travers le langage et les mystifications de la théologie, une grande vérité qu’un marxiste ne peut ignorer. Sans doute, pour un matérialiste et un athée, la transcendance n’est pas un attribut de Dieu, mais une dimension de l’homme : le pouvoir de dépasser toujours ce que l’on est et de créer son propre avenir. Sartre n’a pas eu tord de tenter la laïcisation de cet apport chrétien de la subjectivité et de la transcendance, même s’il l’a fait d’une manière que nous ne pouvons accepter.
   Nous pouvons donc dire, nous aussi, que toute grande œuvre d’art nous rappelle ce pouvoir créateur, nous ouvre à un avenir possible, nous enjoint de devenir autre chose et plus que nous ne sommes et n’avons été. Pour nous, marxistes, « rappel de transcendance » signifie « réveil de responsabilité », de responsabilité envers l’infini des possibles.
   Cela même nous interdit d’opposer radicalement réalisme critique et réalisme socialiste. Tout grand réalisme critique n’est critique que parce qu’il élève au-dessus de la réalité, ou qu’il suggère à travers elle, l’exigence positive d’une autre vie. Le Soulier de satin, de Claudel, ou L’Annonce faite à Marie, n’ont de sens que par cette réalité toujours absente et toujours nécessaire, qui est l’âme même de l’œuvre et l’appel lancé à l’homme.
   Quand au réalisme socialiste, il ne serait même pas un réalisme s’il n’était pas, en même temps, réalisme critique : l’accord fondamental de l’artiste avec le monde en train de naître ne peut le conduire à un art purement apologétique de « héros positifs » parfois aussi ennuyeux que les « vies des saints » parce qu’ils prétendent apporter des réponses toutes faites, alors que le héros tragique d’Antigone au Fou d’Elsa, est toujours une question et nous contraint à nous poser des questions. L’art d’idéalisation du réel est le contraire même du réalisme. Les oeuvres les plus bouleversantes de l’art soviétique, des Bains de Maïakovski au Don paisible de Cholokov, du Ciel pur de Tchoukraï aux poèmes de Tvardoski, sont grandes précisément par l’exigence critique à laquelle elles font appel, par leur lutte contre la « suffisance » et la « satisfaction de soi » que haïssait Mauriac et qui sont aussi détestables et irréalistes en régime socialiste que partout ailleurs.
   Cette prise de conscience de la diversité des formes et des motivations de la lutte contre la destruction permet seule le dialogue entre tous les écrivains et artistes qui participent à cette lutte, que ce soit au nom de la transcendance de Dieu ou au nom de l’avenir de l’homme.
   Ce dialogue n’a pas une signification seulement tactique : il s’agit d’unir les efforts de tous contre les forces de destruction qui nous menacent, mais il s’agit plus encore de  réaliser cette unité avec la certitude que chacun de nous a quelque chose à apprendre de l’autre, qu’aucun de nous ne peut s’installer dans sa vérité et adopter à l’égard de ceux qui ne la partagent pas une attitude purement pédagogique ou thérapeutique. La réalisation de l’homme total au nom duquel peut se mener le combat contre la destruction exige que nous n’omettions aucune des dimensions de cet homme : je suis convaincu, par exemple, que les marxistes peuvent amener les chrétiens à réfléchir sur la dimension historique de l’homme et sur les conditions de l’efficacité de son action, mais je ne suis pas moins convaincu que les chrétiens peuvent amener les marxistes à réfléchir sur d’autres dimensions de l’homme, celles, par exemple, de la transcendance, de la subjectivité et de l’amour. Lorsque Aragon, dans Le fou d’Elsa, consacre l’un de ses plus beaux poèmes à Saint Jean de la Croix, il nous rappelle cette vérité majeure que le marxisme s’appauvrirait si le sens chrétien de la transcendance et de l’amour lui devenait étranger.
   A notre époque, où les peuples colonisés conquièrent leur indépendance, ce dialogue prend une dimension nouvelle :  l’Occident a cessé d’être le seul centre d’initiative historique et, de nos jours, un humanisme authentiquement universel se doit d’intégrer les valeurs créées dans d’autres aires de civilisation, en Afrique ou en Asie par exemple.
   Les arts plastiques ont ici devancé l’histoire en intégrant à leurs recherches ce que l’estampe japonaise et la peinture Song, ce que les imagiers de l’Amérique pré-colombienne ou de l’Océanie, ce que les sculpteurs noirs, pouvaient leur apprendre dans l’art de rendre visible l’invisible.
   Nul ne saurait aujourd’hui, sans verser dans une nouvelle forme du racisme ou du colonialisme intellectuels, qui sont parmi les pires forces de la destruction de l’homme, prétendre constituer un humanisme authentiquement universel, sans intégrer les apports de la culture de tous les temps et de tous les peuples.







Sur le livre de Garaudy "D'un réalisme sans rivages", lire la préface d'Aragon


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