Les membres du Bureau Politique disposent
maintenant de la traduction de l'article d’Ilytchev.
Le Bureau Politique n'avait désavoué que la forme
de mes déclarations de Lyon et le communiqué de l'Huma se bornait à rétablir le texte exact du rapport Ilytchev.
Mais l'article de Kanapa, dans l'Humanité du 11 mars, (La vie des chrétiens en U.R.S.S.), non
seulement ne dit pas un mot sur les conceptions théoriques développées dans le
rapport d’ Ilytchev, mais apporte caution, sur le plan des faits, à l'actuelle
politique religieuse de nos camarades soviétiques.
Je tiens donc à formuler par écrit la triple
série d’observations que j'ai présentées devant le BP
1. Sur le caractère non-marxiste de la
conception de la religion exposée par Ilytchev,
2. Sur les conséquences pratiques de ces
erreurs théoriques en ce qui concerne la politique religieuse de l’U.R.S.S.
depuis 1959, politique à laquelle Kanapa (et nous en le publiant) donne sa
caution,
3. Sur les conséquences théoriques et pratiques que
cette prise de position comporte pour notre Parti.
I
- LE PROBLEME
THEORIQUE
La thèse maîtresse (et d'où découle
tout le reste) est formulée à la page 17 de la traduction : la victoire du socialisme a permis de
supprimer la principale base sociale de la religion dans notre pays,
celle de l'exploitation del'homme par
l'hommeL L’idéalisme, en tant qu'appui
de la conception religieuse du monde, a été détrôné au profit de la philosophie
matérialiste.
De cette manière les racines les plus
profondes de la religion ont été sapées en URSS.
Après quoi l'on ne parle plus que de survivances et
recherchant les causes, on ne traite nulle part de ce que Marx considérait comme
la racine sociale la plus profonde, la marchandise (voir tout le
chapitre du Capital sur le fétichisme de la marchandise).
Marx, à partir du moment où il a créé le
marxisme (à partir de 1844-45) n'a jamais considéré comme l'origine ou comme la
racine sociale la plus profonde de la religion l'exploitation de l'homme par
l'homme mais le fait que, dés l’apparition de la marchandise, et tant que joue
la loi de la valeur, les rapports sociaux perdent leur transparence. Il
explique avec la plus grande clarté, dans le Capital (l,p91)que le monde
religieux n'est que le reflet du monde réel et qu'une société où le produit du
travail prend généralement la forme de marchandise trouve dans la
religion chrétienne le complément religieux le plus convenable.
Et Marx tire cette conséquence: En général le reflet religieux du monde réel
ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie
pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses
semblables et avec la nature. La vie sociale…ne sera dégagée du nuage mystique
qui en voile l'aspect que le jour où s'y manifestera l'oeuvre d’hommes librement
associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social»"
(Le Capital I,p9l).Voir également Engels, Anti-Dühring
p.355 et 356.
Les racines sociales les
plus profondes de la religion, ne seront donc extirpées que dans la deuxième
phase du communisme(et non pas encore par la seule réalisation du socialisme).
L’erreur fondamentale (et dont les
conséquences sont meurtrières dans tous les domaines) c'est de prétendre
qu'avec l'avènement du socialisme l'aliénation a déjà disparu (c’était
l'argument de Kurella dans sa polémique contre moi et dont il a annoncé à
Aragon et à moi-même qu'il allait la reprendre publiquement).
Or en
ce régime socialiste (et jusqu'à la réalisation complète du communisme) subsistent
les racines sociales objectives de l'aliénation :
a)
aliénation économique: la loi de la valeur continue à jouer,
b)
aliénation politique: l'Etat subsiste, c'est-à-dire que la force sociale
demeure étrangère et supérieure à l'individu (et, hélas, des indices certains que
chaque citoyen soviétique est loin de s'identifier à la société et d'agir en conséquence,
se sont multipliés: déclaration de Krouchtchev révélant que la moitié du blé de
l'Ukraine a été rentré illégalement, nécessité de l'intéressement personnel
pour les paysans, peine de mort pour délits économiques (et cen'est pas une menace platonique), et, pour
les ouvriers, renforcement du contrôle étatique par le livret de travail, etc.
(Je me demande, en passant, car c'est un
autre problème, si le concept "Etat de tout le peuple", n'a pas été
lancé prématurément et même s'il est possible de lui donner un contenu marxiste.)
c)
Il convient d'ajouter que Marx et Lénine ne parlaient pas seulement des racines
"sociales" de la religion, mais aussi du résidu de croyances
animistes, nées de l'impuissance devant la nature, quelle que soit la
merveilleuse emprise de l'homme sur la nature, il subsiste encore de larges
secteurs non dominés (la mort, par exemple) qui peuvent donner occasion à des
interprétations irrationnelles.
Mais, même en faisant abstraction de ce
dernier aspect, il n'est pas possible de parler de la religion en régime
socialiste, en seuls termes de "survivance entièrement" étrangère à notre société puisque des
racines sociales objectives demeurent.
Parler ainsi, comme le fait Ilytchev (et
malheureusement il n'est pas le seul: de multiples textes soviétiques
développent ce thème, et Kurella n'est pas seul en Allemagne à les reprendre)
c'est confondre le problème des racines sociales de la religion et celui des
conditions sociales de la propagande
religieuse liée aux rapports de classe.
Lénine montrait excellement sur ce deuxième problème, que la véritable
laïcité, la véritable séparation de l'Eglise et de l'Etat et de l'Eglise
et de l'Ecole ne pouvait être réalisée que par la dictature du prolétariat: La dictature «lu prolétariat doit détruire
jusqu'au bout les liens qui existent entre les classes exploiteuses,
propriétaires fonciers et capitalistes d'une part, et l'organisation de la
propagande religieuse d'autre part. (Lénine, Oeuvres. Tome 29, p. 107)
Cette oeuvre a été heureusement accomplie en
U.R.S.S., mais cela ne suffit pas pour extirper les racines sociales les
plus profondes de la religion.
Et si l'on commet l'erreur de confondre les
deux choses, l'on est conduit à la conception typiquement idéaliste exprimée
par Ilytchev (p.34): Si nous pouvions —
et nous devons le faire — donner à toute la génération montante une bonne
éducation
dans l'esprit
de la conception scientifique, on pourrait en
finir dans un
proche avenir avec l'idéologie religieuse dans notre pays. Conception idéaliste qui
repose sur le postulat qu'il n'y a plus de racines objectives de la religion en
U.R.S.S. Or, tant que ces racines objectives existent pour un matérialiste marxiste, la lutte idéologique demeure une
condition nécessaire, mais non suffisante, de l'élimination des croyances
religieuses.
Cette erreur théorique fondamentale a des
conséquences pratiques désastreuses: en effet, à partir du moment où l'on
s'imagine qu'il n'y a plus de racines objectives à la religion, il devient
inintelligible que le nombre descroyants, 47 ans après la Révolution, demeure
si grand, et l'on est conduit à nier les faits les plus évidents et a se mettre
en contradiction avec soi-même. Par exemple, Ilytchev rappelle les justes
principes du marxisme-léninisme enmatière de lutte anti-religieuse:
a) La
lutte contre la religion ce n'est pas la lutte contre les croyants, mais la
lutte contre les idées antiscientifiques, contre l'idéologie religieuse.(p.
20)
b) D,ans le travail pour
surmonter l'idéologie religieuse on ne peut admettre une attitude sèchement
administrative, on ne doit pas blesser les sentiments des croyants.(p. 27)
Mais dans la pratique l'on fait le contraire.
Et c'est là le plus grave.
II . LA PRATIQUE
CORRESPONDANT A L'ERREUR THEORIQUE.
L’on peut, en gros, résumer les faits s’inscrivant
en faux contre les principes proclamés, en deux groupes:
1. Une conception caricaturale et
antimarxiste de la religion chez Ilytchev (et d'autres) se traduisant dans la
propagande à la base par des obscénités dignes de "La Calote" ou de
Lorulot.
2. Une répression administrative
systématique depuis 1959.
1. La conception de la religion exposée par
Ilythchev
Paraphrasant, on les transposant, les textes
de Marx de 1843, Ilytchev écrit (p15) : Et la religion? Maintenant comme jadis, elle tue dans l'homme ce qui est volontaire, actif, créateur, le tire non en
avant mais en arrière,fait de lui un fainéant, un esclave de Dieu, uniquement
capable de rester à genoux et d'implorer la grâce divine.
Cette conception
a) est antidialectique . DDans le texte fameux de 1843,
tiré de L'Introduction à la critique de
la philosophie du droit de Hegel, l'on détache trop souvent du contexte la seule formule: la religion est l'opium du peuple. Marx, à cette époque
n'est pas encore marxiste, mais un disciple de gauche de Feuerbach.
(Feuerbach venait, en 1841,de publier L'essence du christianisme,et,
Engels écrit dans son Ludwiq
Feuerbach (p. 23): Nous fûmes tous
momentanément des feuerbachiens). Marx a néanmoins déjà une conception dialectique de la
religion. Après avoir repris, presque textuellement, les formules de Feuerbach,
Marx ajoute: La détresse religieuse est,
pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la
protestation contre la détresse réelle.(Textes de Marx sur la religion
p.42).
Il est remarquable que même à cette étape
encore spéculative de sa pensée, avant de poser comme il le fera plus tard, le
problème religieux d'une manière historique, c'est-à-dire scientifique,
Marx dégage déjà deux moments dialectiques
du phénomène religieux: il est expression
et protestation.
Lorsque Marx et Engels, en pleine possession
de leur doctrine, abordant les problèmes religieux, cette dialectique "sur
place" des textes de 1843,
se déploie historiquement: Marx et
Engels ne parlent plus de " la religion en général, dans la
perspective métaphysique de l'anthropologie
de Feuerbach, et leurs analyses historiques montrent que la foi religieuse,
précisément parce qu'elle est un reflet des conditions existantes, peut
jouer un rôle différent aux différentesépoques, et qu'il serait antiscientifique de
projeter à toutes les époques de l'histoire ("Maintenant comme jadis"
r écrit Ilytchev) le rôle joué
par la religion au temps de la Sainte—Alliance.
Engels, par exemple, dans ses études sur le
Christianisme primitif, même avec les matériaux très limités dont il disposait
alors, montrait remarquablement comme le christianisme primitif était à la fois
expression et protestation
et comment cette protestation, ne pouvant s'appuyer sur aucune force historique
capable de résoudre les contradictions réelles, se projetait en espérance illusoire.
Il montre aussi comment, avec Constantin,
cette religion joue un rôle radicalement différent, devient un instrument de
domination d'une classe possédante
après avoir exprimé la protestation impuissante et les espoirs des massesOpprimées.
Lorsqu'il traite de la Guerre des paysans, il
montre comment une forme de l'Idéologie religieuse sert de justification cotte
fois à une lutte révolutionnaire réelle : la protestation ici prend une forme militante. Il montre commentl'hérésie était liée à l'insurrection.
(Oeuvres d'Engels. E.S. La Guerre des
paysans,p40). Elle voulait que les
conditions d'égalité du christianisme primitif soient ... reconnues comme
normes pour la société civile. De l’égalité des hommes devant Dieu elle faisait
découler l'égalité civile et même, en partie déjà, l'égalité des fortunes.
Engels rappelle les thèmes de l'agitation révolutionnaire de Thomas Munzer: le ciel n'est pas quelque chose de
l'au-delà, c'est dans notrevie même qu'il
faut le chercher; et la tâche des croyants est précisément d'établir ce ciel,
le royaume de Dieu, sur la terre (p. 48). Pour
Münzer, le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y
aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun
pouvoir d'Etat étranger, autonome, s'opposant aux membres de l a société
(p49). Lorsqu'éclate l'insurrection de l'automne de 1513 la bannière des
insurgés du Bundschuh porte l'inscription: Seigneur,
soutiens ta justice divine (p. 6 l).
Cela ne signifie pas que la religion est le moteur
de l'histoire, pas plus qu'elle n'en est toujours le frein. Pour un
matérialiste marxiste, elle est un reflet de forces plus profondes, elle
devient elle-même une force matérielle en pénétrant les masses et elle joue par
conséquent un rôle différent selon les situations historiques. Marx n'hésitait
pas à reconnaître (Manifeste contre Kriege
- 1846) dans l'amour du prochain, que
prêchait le christianisme antiqueune des
sources d'où découla l'idée des réformes sociales tout comme, en d'autre temps
il endort l'homme avec une tiède bouillie
sentimentale qui le nourrit… C'est
pourquoi la seconde source des exigences de réformes sociales, la sourcela plus
importante de la conception socialiste du monde, c'est la lutte de classes.(Il
est remarquable que ce texte, qui figurait dans les Morceaux choisis de
Marx et Engels sur
la religion, dans l'édition d'avant-guerre
des E.S.I. 1936,
p75, ait disparu dans le recueil nouveau des
Editions Sociales).
Ce qui se dégage de l'enseignement des
oeuvres scientifiques de Marx et d'Engels c'est que la religion n'est jamais le
moteur de l'histoire et qu'elle n'est pas toujours un frein, elle joue, comme
toute superstructure, un rôle différentselon les conditions historiques.
La thèse antihistorique d’Ilytchev selon
laquelle la religion en tous temps et en tous lieux (maintenant comme jadis) détourne l'homme de l'action, de la lutte
et du travail, est en contradiction flagrante avec la réalité historique.
Indépendamment des exemples déjà cités,
donnés par Engels (Christianisme primitif,
Guerre des paysans), il suffit de rappeler la conquête arabe (du 7e au 11e siècle), où la conception
religieuse la plus fataliste qui soit, loin de détourner de la lutte, a servi
de justification au fanatisme des conquérants les plus infatigables, ou encore
l'expérience des puritains hollandais qui, faisant du travail un « sacrement",
se sont révélés, en conquérant leur sel contre la mer avec leurs digues, parmi
les plus extraordinaires bâtisseurs de l'histoire.
Dans la lutte comme dans le travail peut-on
dire que la religion a fait des conquérants arabes ou des bâtisseurs hollandais
des "fainéants" capables seulement de "se traîner sur les genoux
pour implorer la grâce divine"?
Quel est,actuellement, le rôle historique joué
par la foi chrétienne?
Elle demeure une force matérielle qui
continue à jouer, pour l'essentiel, un rôle réactionnaire comme le prouve
l'attitude de la Papauté et des Episcopats nationaux à l'égard du
fascisme italien et allemand, le rôle joué par l'épiscopat portugais dans
l'avènement de Salazar, par l'épiscopat espagnol lors de la rébellion de Franco,
par l'épiscopat français lors de l'avènement de Pétain puis de de Gaulle» (Sur
ces questions voir mon livre sur L'Eglise,
le communisme et les chrétiens.)
Mais si l’on examine le développement du
mouvement chrétien dlalectiquement, c'est-à-dire dans sa totalité et avec ses
contradictions internes, l'on constate que le mouvement de l'histoire se
reflète profondément dans l'évolution des masses religieuses: les victoires du
socialisme, la croissance du mouvement ouvrier et de ses Partis communistes,
l'ampleur des mouvements de libération nationale, les progrès prodigieux des
sciences et des techniques, ont exercé une influence profonde dans l'esprit des
croyants (qu'il s'agisse des musulmans, des catholiques, des protestants ou des
bouddhistes).
Pour nous on tenir aux chrétiens, il est
remarquable que le Concile, au cours de ses deux premières sessions ait
systématiquement (c'est le fait le plus saisissant) rejeté au second plan la
tradition au profit de la révélation, ce qui, traduit du langage
"romain", signifie un recul de l'héritage médiéval (appelé
pudiquement "tradition") au profit de la "révélation"
(c'est-à-dire, en fait d'une tentative de retour aux origines, au christianisme
primitif). Cela s'exprime, chez les éléments les plus avancés, par une volonté
d'intégrer à leur foi l'humanisme scientifique et l'humanisme moral. (Au cours de la dernière
Semaine de la Pensée marxiste c'était le sens profond des interventions des R.P.
Dubarle, Jolif, Cardonnel). Il ne s'agit
plus de personnalités isolées mais d'un mouvement profond (même s'il n'est pas
encore majoritaire dans l'Eglise, loin de là) qui exprime l'orientation d'un
grand nombre de chrétiens» (L’on pourrait faire les mêmes remarques à propos de
l'évolution de grandes masses protestantes: le changement radical d-'un
théologien comme Karl Barth est aussi significatif que l'orientation symbolisée,
chez les catholiques, par la pensée de Teilhard deChardin, ou chez les Anglicans, par celle de
l'évêque Robinson, si différentes que soient les démarches de chacun.)
Lorsqu'Ilytchev cite (p. 13 et 14) la Revue
du Patriarchat de Moscou ou des sermons prononcés à Lougansk ou à Vilnius,
reprenant, sur la science, des thèmes du Père Teilhard, ou, sur la-politique,
des thèmes qui furent ceux de Thomas Münzer, il ne voit là, à la manière des
philosophes français du 18e siècle, que paroles hypocrites ou
impostures habiles, alors qu'un «matérialiste marxiste peut aisément y voir le
reflet, dans les masses, des succès remportés par les sciences et par le
socialisme.
Au temps du christianisme primitif ces
espérances chrétiennes ne pouvaient déboucher sur aucune perspective réelle: au
temps de Thomas Münzer, elles ne pouvaient que conduire à l'utopie de combats
héroïques mais sans avenir. Aujourd'hui il existe une force historique, la
classe ouvrière et son Parti communiste, qui ouvre une perspective réelle et
conduit un combat efficace. Au nom de quel principe théorique du marxisme ne
pouvons-nous admettre que des croyants, éprouvant les mêmes contradictions objectives que nous,
protestant contre elles, et s'engageant pratiquement dans le combat, même si
l'interprétation qu'ils donnent de leur attitude est mystifiée, illusoire, puissent
honnêtement et courageusement participer à ce combat ?
Ilytchev lui-même est obligé de constater que
des croyants en U.R.S.S. ont une attitude
consciencieuse envers leurs obligations dans l'industrie, veillant sur la
propriété sociale, se conduisent dignement dans la vie courante (p13)
Mais, pour maintenir à tout prix, même contre
les faits, sa thèse intenable, il ajoute : Ils le font en général pour d'autres motifs que leurs convictions
religieuses (p, 13). Ce qui est évident (voir plus haut la religion n'est
pas lemoteur) mais ce qui détruit sa thèse selon
laquelle la religion fait nécessairement des fainéants indifférents au sort de la patrie et de l'Etat, ce qui
est en contradiction avec de nombreux faits de l'histoire, y compris de l'histoirede 1’U.R.S.S, dans la guerre comme dans la
paix.
Bien entendu la conception caricaturale d’Ilytchev,
mécaniste et antihistorique, lorsqu'elle se répercute à la base, se traduit par
une propagande digne de La Calote et
de Lorulot chez nous.
Dans le numéro 8 de 1963, de la revue Science
et Religion (Naouka i religia), revue mensuelle scientifique et populaire
de la société pour la propagation du savoir , l'on trouve, entre autres, des dessins représentant deux popes
jouant au ping—pong avec des crucifix en guise de raquettes, le pope ivrogne, le
pope se faisant baiser le main par une paysanne mais baisant, lui, celle d'une
putain, etc. (ci—joint reproduction de la page.)
Comme le dit excellemment Ilytchev (qui
recommande cette Revue malgré ses faiblesses !): ne blessons pas les
sentiments des croyants !
L'on conçoit aisément, dans de telles
conditions, la répugnance des enseignants, des savants, des artistes, à
participer à une besogne de ce style.
Ilytchev se plaint de ces réticences (p. 29):
Pourquoi, dans de tels problèmes, nos
poètes, compositeurs et peintres restent-ils éloignés?
Dans Science et religion (n° 1, de 1962, p.
6), l'on peut lire, à propos des enseignants: Nombreux sont ceux qui considèrent comme inutile, et même comme
nuisible, de soulever ces problèmes à l'école, sous prétexte qu'ils n'intéressent
pas les élèves et peuvent provoquer une curiosité déplacée pour les problèmes
religieux. Dans
le numéro suivant, on nous apprend que beaucoup d'enseignants préfèrent s'en
tenir à une explication scientifique du monde mais pensent qu'un enseignement
systématiquement antireligieux peut se transformer en une propagande indirecte
d'idées et de représentations religieuses(n° 2 de 1962, p. 13).
Dans le numéro 8 de la même année nous
apprenons que la jeunesse se désintéresse de la lutte contre la religion (n° 8
de'1962, p. 4). Dans le même numéro l'écrivain Pomerantsev écrit à propos de la
Revue: Aucun croyant ne la prendra en
mains… Pourquoi écrivez-vous donc cette Revue? Sans doute pour vous—mêmes.(p. 4)
Dans le numéro 3 de 1961, la revue constate: Notre travail n'intéresse guère les savants, les écrivains, les dramaturges, les cinéastes.
Dans le numéro 3 de 1962 (p. 10): Les écrivains cherchent tous les prétextes
pour ne pas faire de conférences antireligieuses. Apparemment ils ne sont pas
très forts en ce domaine. Et, en général, nos écrivains les plus en vue se
tiennent à l'écart de la lutte contre la religion. Dans le même numéro la Revue
déplore que Radio—Moscou ait dû renoncer à organiser une causerie sur le thème:
opposition entre morale communiste et morale religieuse faute de trouver un
conférencier valable pour la faire.
J'avoue qu'après avoir pris connaissance du livre de Jaroslavski: La Bible pour les
croyants et les incroyants,
vieillerie datant de 30 ans, dans le genre
Lorulot, et rééditée en 1950, et m'être opposé à sa traduction "en
français (qui était déjà commencée aux Editions en Langues étrangères de Moscou)
je comprends parfaitement et je partage cette réserve. Participer à une entreprise d'une telle
bassesse (la collection de Science et
religion, la grande revue officielle de l'athéisme créée en 1959 se
trouve au 19 rue St Georges à la garde de Wanda) ce serait discréditer notre doctrine et notre
Parti. J'ai appris récemment que Gilbert Mury avait refusé un article qui
lu était demandé
par cette revue. J'estime que ce refus a bien
servi notre Parti.
2 - Y a-t-il
depuis 1959 une répression administrative?
Dans le numéro/11 mars de l'Humanité
Jean Kanapa sous le titre La vie des
chrétiens en U.R.S.S, quelques réponses à des affirmations erronées riposte des arguments développés dans le
livre d'un antisoviétique, Nikita Struve, Les
chrétiens en U.R.S.S (Editions du Seuil 1963).
Il est d'ailleurs regrettable que Kanapa ne
dise pas que c'est à lui qu'il répond car il
serait utile de réfuter, à partir des sources
soviétiques, qui sont sous la main de Kanapa, bien des allégations calomnieuses
de ce personnage. Par contre Kanapa répond
par des affirmations pures et simples ("C'est faux") à des faits sur lesquels Struve apporte des
références précises de la presse soviétique. J'en ai, pour ma part, vérifié un
bon nombre (dans Questions de Philosophie,
dans Science et religion et dans Le droit soviétique et l'Etat, et
malheureusement, je n'ai pas pu prendre en défaut notre auteur sur ses textes
(sur ses interprétations c'est autre chose).
Par exemple, Kanapa déclare: il y a moins
d'églises en service aujourd'hui qu'il y a vingt ans, et cela vient de ce qu'il
y a moins de gens qui éprouvent le besoin d'y aller , alors elles ferment
d'elles-mêmes. Sur quoi il fait un parallèle grotesque avec la moindre
fréquentation des églises en France (Voir
à ce sujet l e livre de Mury Essor ou déclin du catholicisme français, qui donne les justes
proportions de ce mouvement réel.
Or,
1°) Il ne s'agit pas d'un mouvement portant
sur vingt ans mais sur quatre ans : la révision de la politique religieuse
soviétique date de 1959.
2°) Les textes soviétiques nous apprennent
qu'il n'est pas vrai qu'il y ait eu brusquement à partir de 1959, une
désaffection pour la pratique religieuse. Dans les Question de philosophie n° 8 de 1959, p. 180, nous lisons: En liaison avec le
renforcement des positions de l'athéisme et de ses progrès futurs, l'activité
des organisations religieuses, au cours des trois ou quatre dernières années
s'est sensiblement renforcée. Cela a
conduit à ce que certains croyants ont porté davantage d'intérêt aux questions
religieuses, ont participé plus fréquemment aux pratiques religieuses et, en
certains endroits, le nombre des membres des sectes a grandi. (article de
Khoudiakov).
Le 12 janvier 1961 la Komsomolskaia Pravda,
s'alarme de ce que la proportion des nouveaux nés baptisés s'accroît, le
rapport du camarade Khrouchtchev à la session du Comité Central de juin 1963,
d'après le compte rendu donné par l'Académicien Frantsev (Président de
l'Académie des Sciences sociales) dans le numéro d'août 1963 de Science et religion a lancé le mot d’ordre
d’empêcher 1’extension des conceptions religieuses ce qui ne
correspondrait guère, c'est le moins que l'on puisse dire, à une situation où
le nombre des pratiquants s'effondrerait brusquement, mais au contraire semble
répondre à une recrudescence de la vie religieuse (sans quoi d’ailleurs on se
demanderait à quoi rime ce brusque tintamarre).
Or Ilytchev nous apprend que le nombre des
églises diminue et Kanapa le confirme.
Struve» additionnant le nombre des églises
fermées, à partir de chiffres publiés par divers journaux soviétiques (il eut
été facile à Kanapa de vérifier chaque référence), prétend (p. 260 de son
livre) qu'on a fermé, en quatre ans près
de 50 % des églises existantes. Voilà un chiffre à réfuter, sans quoi il sera
difficile de nier l’existence de mesures administratives.
Sur la surveillance administrative, le numéro
de février 1964 de la Revue Le droit
soviétique et l'Etat nous apprend (p.51 : Le fait
de l'enregistrement d'une société religieuse auprès des organismes d'Etat
compétents institue des rapports administratifs et juridiques, dont les
éléments sont, d'une part, les droits et obligations des membres de
l'association religieuse, d'autre part le droit et 1’obligation, pour les
organes enregistreurs de surveiller l'activité de cette association.
La même revue, dans le même article sur Le Droit soviétique et la liquidation des
préjugés religieux, nous apprend que la Constitution de la République soviétique
de Lettonie interdit la préparation
collective des mineurs à la confirmation
(page 54). Cette interdiction du catéchisme
est d'ailleurs générale. L’enseignement
religieux collectif des enfants (organisation de cercles religieux non
enregistrés, écoles, cathéchisme pour les mineurs, etc. ) est considéré comme action
criminelle, punie par la loi (p 55). Et encore, ajoute cette revue
juridique, il conviendrait de préciser
juridiquement le concept de enseignement religieux collectif, en reconnaissant
comme tel toute sorte d'enseignement religieux (par
exemple: lecture de la bible, du Coran, organisation d'un cercle religieux)
dans lequel seraient invités ne fut-ce que deux mineurs. Il conviendrait même
de considérer comme crime punissable par la loi, tout enseignement religieux même
individuel, s'il est donné systématiquement par un desservant du culte, un
prédicateur ou un autre membre d'une organisation religieuse.(p55)
Tels sont les faits, exclusivement tirés des
publications soviétiques. (Sans parler d'une recrudescence d'antisémitisme qui
mériterait une étude particulière).
III - LES
CONSEQUENCES THEORIQUES ET PRATIQUES
POUR NOTRE
PARTI.
Il ne nous appartient pas de juger des
conséquences d'une telle politique en U.R.S.S., en particulier en ce qui
concerne les musulmans, contre qui la pointe semble dirigée, et les remous que cela soulèvera dans les
pays arabes.
Mais en ce qui nous concerne il me semble
très dangereux de nous porter garants d'une telle politique.
C'est déjà très grave du point de vue
idéologique : la publication du communiqué de l'A.F.P. dans l'Huma n'a
soulevé aucune protestation. (Même pas de notre correspondant à Moscou). Que
tant de camarades aient pu se désintéresser
d'un tel communiqué ou l'accepter me paraît
très inquiétant.
C'est plus grave encore du point de vue
politique.
Le fait que nos camarades soviétiques pensent
et agissent ainsi est déjà en lui-même fort gênant, même si notre attitude
était irréprochable car nous donnons à penser aux chrétiens : Les communistes sont tolérants et tendent la
main tant qu'ils ne sont pas au pouvoir, mais après...
Mais nous ne nous contentons pas de nous
taire, nous corrigeons aussitôt la moindre incorrection à l'égard d'Ilytchev, sans
revenir sur le fond théorique de son intervention et sur sa
signification pratique.
Pire encore: nous nous engageons, avec
Kanapa, dans une défense de l'indéfendable. (Je ne parle pas de l'interview de
Nicedème: si l'on se contentait de lui laisser la responsabilité de ses propos,
passerait encore, bien qu'en
un tel domaine la vérité vaille mieux que
l'astuce). Mais
l'article de Kanapa du 11 mars et son chapeau à l'interview du 14 nous
solidarisent avec une théorie et une pratique contraire à nos principes.
Sur des positions justes nous parviendrions à
faire comprendre à un grand nombre de chrétiens honnêtes les conséquences
antisoviétiquos et anticommunistes de la campagne entreprise par nos ennemis
sur le problème religieux en U.R.S.S. Mais cette façon de coller aux thèses et
à la pratique d'Ilytchev
et de son Parti ne permet pas de faire cette
nécessaire séparation.
Déjà même des catholiques qui participent à
notre lutte pour l a paix comme Madaule, Chatagner, Liégé, n'ont pu s'abstenir
d'entrer dans le Comité aux côtés de
gens dont certains sont très malintentionnés.
Ce qui est en jeu, sur le fond, c'est tout le
problème de nos rapports avec les chrétiens.
Je propose donc que
1) d'urgence, il soit dit clairement et
officiellement, dans une forme peut-être moins brutale que je ne l'ai fait à
Lyon, que sur le fond nous ne pouvons pas, comme marxistes, adopter la position
actuelle de nos camarades soviétiques sur le problème religieux telle qu'elle
est définie dans le rapport
D’Ilytchev.
2) Sur le plan des faits, que l'on arrête la
campagne de Kanapa dont j'ai, dès le premier jour, signalé à Waldeck Rochet les
répercussions néfastes.
3°) Que l'on dise fraternellement mais
fermement et officiellement à nos camarades soviétiques notre point de vue sur
ces questions.
Il y a quelques années nous avons adopté
parfois, sur divers problèmes, des positions de nos camarades soviétiques qui
se sont révélées par la suite fausses et meurtrières. Nous l'avons fait de
bonne foi, ignorant la réalité. Maintenant
il y a des théories que nous pouvons vérifier
et des faits que nous connaissons. Nous savons. Ne pas leur dire notre avis
serait les encourager et nous rendre complices.
En ce qui concerne notre pays et notre Parti
l'attitude de nos camarades soviétiques sur plusieurs problèmes de philosophie
des sciences et d'esthétique eut été désastreuse pour nous si nous les avions
encore une fois suivis.
Sur le problème religieux c'est beaucoup plus
grave. D'autant plus que les possibilités qui nous sont offertes par l'état
actuel de l'opinion dans les milieux chrétiens sont immenses. Nous ferions des
progrès beaucoup plus rapides dans la voie de l'unité si nous adoptions une
ligne de principe claire et
résolue: la preuve c'est que les trois plus
importantes manifestations du Parti, on province, dans la dernière période,
furent les soirées consacrées au cours
des Semaines
de la Pensée marxiste, au problème chrétien. A Rennes, à Lyon, et plus
encore à Montpellier, à trois reprises nous avons largement dépassé les 1.000
personnes (avec chaque fois une majorité de chrétiens). Sur les répercussions
il suffit de demander l'opinion de Balmigère
qui présidait à Montpellier, de Capiévic à Lyon, de Auber à Rennes. Or l'Humanité n'a rien publié sur ces manifestations marquant nos
progrès chez les chrétiens français (il est encore heureux que l'on ait publié l'interview de
Maurice aux Canadiens), alors qu'on a multiplié les communiqués, articles et
interview cautionnant les plus fâcheuses erreurs théoriques et pratiques
commises en U.R.S.S. Cette option est désastreuse.
Il importe de redresser d'urgence. L'honneur
de notre Parti et notre travail de masse en dépendent.
Le 16 mars 1964
R. GARAUDY