(extrait de "Le problème chinois", par Roger Garaudy, 1967, pages 224 à 240)
Au-delà
du problème des voies de passage au
socialisme,
c'est la conception même du socialisme
qui est
mise en cause par les dirigeants
chinois.
Deux
problèmes fondamentaux du socialisme
ainsi
soulevés :
— Celui
du refus d'une « société de consommation
» de
type capitaliste ;
— celui
de la signification de l'humanisme
marxiste.
1. Le
refus du « modèle » de la société de consommation
de type capitaliste.
Le
terme de « société de consommation » prête
à
confusion parce qu'il laisse entendre qu'en
régime
capitaliste peut se réaliser uniformément
et pour
tous une extension sans limite de la
consommation.
Il va de soi que ce que nous
mettons
précisément en cause c'est d'abord cette
illusion
intéressée, ensuite l'idée que le socialisme
se
contenterait d'un accroissement purement
quantitatif
des besoins et de leur satisfaction.
L'exemple
typique de ce qu'il est convenu
d'appeler
une « société de consommation » est
fourni
par le système américain : par tous les
moyens
de la radio, de la presse, du cinéma, delà
télévision,
est stimulée une incessante course à
la
richesse et au prestige.
Cette
orientation découle de la nature même du
régime
capitaliste, où la production n'a pas pour
fin de
satisfaire des besoins sociaux mais d'assurer
des
profits aux possesseurs des entreprises.
L'objectif
premier est donc de conditionner les
individus
pour les rendre consommateurs de
marchandises
rentables.
Dans
une telle perspective une consommation
qualitativement
plus importante ne conduit pas
nécessairement
à une promotion qualitative des
besoins
de l'homme.
Nous en
avons l'expérience dans un pays
comme
la France où se produisent deux phénomènes
concomitants
d'accroissement de la
consommation,
aucun des deux ne créant les
conditions
d'un épanouissement de l'homme.
a)
Les apologètes du régime capitaliste présentent
souvent
comme critère d'une élévation
du
niveau de vie, ce qui est en réalité une manière
non pas
de satisfaire des besoins nouveaux enrichissant
et
ennoblissant la vie, mais de satisfaire
un
besoin élémentaire biologique et non culturel,
d'une
manière médiate et coûteuse. Par exemple,
lorsque
le milieu naturel de l'homme a été saccagé
par la
prolifération anarchique, cancéreuse, des
taudis
ou des habitations-casernes,- l'élémentaire
et
humble besoin d'air, de lumière, de verdure,
ne peut
plus se satisfaire que par l'achat
d'une
voiture, besoin devenu irrépressible car
elle
seule permettra l'évasion motorisée du
dimanche
ou des congés payés. Il en est de même
pour
l'écran de télévision, ersatz le moins coû-
teux
des voyages que l'on ne peut accomplir et
des
spectacles que l'on ne peut se payer.
b)
Tant que la loi du profit demeure le seul
régulateur
de la production, et, par voie de conséquence,
de la
consommation, la commercialisation
des
instruments de culture, spectacles,
livres,
disques, cinéma, etc., conduira le plus
souvent,
non pas au développement et à la culture
de
besoins spécifiquement humains, mais à
l'exploitation
prioritaire des instincts de violence
et
d'érotisme, à la perversion du jugement et du
goût, à
la fabrication de fausses valeurs et de
mythes
trompeurs, avec leur cortège de clichés
affectifs
aliénants et d'arrière-mondes compensateurs.
L'exaspération
artificielle de besoins élémentaires
implique
une non moins artificielle insatisfaction
subie
comme une fatalité. Engels citait
avec
éloge le jugement de Morgan sur cette
«
société de consommation » : « L'accroissement
de la
richesse est devenu si énorme... et son
administration
si hostile dans l'intérêt des propriétaires
que
cette richesse, en face du peuple,
est
devenue une force impossible à maîtriser.
L'esprit
humain s'arrête, perplexe et interdit,
devant
sa propre création. Mais cependant le
temps
viendra où la raison humaine sera assez
forte
pour dominer la richesse... La simple chasse
à la
richesse n'est pas le destin final de l'humanité
bien
que la loi du progrès reste la loi de
l'avenir
comme il a été celle du passé... La dissolution
de la
société se dresse devant nous, menaçante,
comme
le terme d'une période historique
dont
l'unique but final est la richesse \
1. F. Engels, L'Origine de la famille , de la
propriété et de
l'État, Éd.
Sociales, Paris, 1966, p. 163.
L'on ne
saurait assigner pour tâche au socialisme
une
victoire dans une compétition avec le
capitalisme,
qui se situerait sur ce seul plan.
Le
" modèle " de comportement qui se dégage
du
style de la construction du socialisme en
Chine
est la négation même du " modèle " de la
société
de consommation, bien qu'il ne soit nullement
question
ni de renoncer au développement
des
moyens de production, ni d'accroître
la
consommation, ni d'écarter par principe tout
stimulant
matériel au travail.
Devons-nous
en conclure que nous avons là
l'antithèse
« pure » à la conception bourgeoise
de la
vie, que le bien-être est une idée contrerévolutionnaire,
et que
le socialisme peut et doit
être
une collectivisation de la misère ?
Si le
refus d'identifier le socialisme avec le
modèle
de la société de consommation est incontestablement
positif,
il convient de ne pas
confondre
le communisme avec un rêve égalitariste
de
paysans pauvres. Que l'écrasant retard économique
hérité
du passé asiatique, féodal et
colonial,
ait exigé des communistes chinois, pendant
les
années de lutte armée, et longtemps
encore
pendant la construction du socialisme,
un
ascétisme héroïque, cela explique qu'aient
été
mises au premier plan des valeurs radicalement
différentes
de celles qui animent les
sociétés
économiquement plus favorisées par l'histoire.
Cette
tension exigée de tout un peuple a
une
farouche grandeur et inspire le respect. Et
l'on
comprend que n'aient guère été appréciées
certaines
ironies sur un socialisme de « gens aux
idées
élevées mais à l'estomac creux, assis autour
d'une
table vide dans une complète égalité »,
bien
qu'il soit nécessaire de rappeler que, quel
que
soit le " modèle " de construction du socialisme,
dont
l'élaboration dépend des conditions
objectives
propres à chaque pays, i l existe une
conception
du socialisme commune à tous les
marxistes
: elle n'est nullement fondée sur une
conception
ascétique, mais au contraire sur
l'épanouissement
harmonieux et la satisfaction
des
besoins de nature et de culture de tous les
hommes.
Il nous
est donc impossible de voir dans l'idéal
d'un
phalanstère aux vertus Spartiates l'aspect
le plus
original du modèle chinois du socialisme.
Il faut
se garder de faire ce qui reflète les insuffisances
du
passé un trait essentiel du visage de
l'avenir.
Lorsqu'un
philosophe chinois, professeur à
l'université
de Pékin jusqu'en 1958, s'interrogeant
sur le
problème du bonheur et du sens de
la vie
considère comme partie non pas exclusive
mais
partie intégrante du bonheur la paix et non
la
guerre, le bien-être auquel aspirent tous les
hommes,
l'amour et l'harmonie du couple, l'un
de ses
critiques lui répond : « Les prolétaires
savent
que le but le plus élevé de la vie, c'est de
servir
la majorité de la population de la Chine et
du
monde, et de lutter pour la complète victoire
du
communisme en Chine et dans le monde
entier.
» ( Quotidien de la lumière, du 25 décembre
1964.)
Nul communiste ne peut contester la valeur
du
sacrifice et de l'abnégation, et l'absolue
nécessité
de les mettre au premier plan dans les
périodes
difficiles de la révolution, de la guerre
nationale,
de la construction du socialisme. Mais
l'erreur
commence lorsqu'on veut faire une vertu
permanente
et ultime de ce qui est nécessité
temporaire.
Le
sacrifice de l'individu est une exigence douloureuse
et
grande de la construction de l'avenir.
Ce ne
peut en être la fin. La fin suprême des travaux
et des
combats des communistes ce n'esti
pas le
sacrifice de l'individu à la communauté
mais au
contraire son épanouissement dans la
communauté.
« Le
royaume de la liberté, écrit magnifiquement
Marx,
commence seulement là où l'on cesse
de
travailler par nécessité imposée de l'extérieur...
De même
que l'homme primitif doit lutter contre
la
nature pour pourvoir à ses besoins... l'homme
civilisé
est forcé, lui aussi, de le faire quels que
soient
la structure de la société et le mode de
production.
Avec son développement s'étend
également
le domaine de la nécessité naturelle,
parce
que les besoins augmentent ; mais en
même
temps s'élargissent les forces productives
pour
les satisfaire. A ce niveau la seule
liberté
possible est que l'homme social, les producteurs
associés
règlent rationnellement leurs
échanges
avec la nature... et qu'ils accomplissent
ces
échanges en dépensant le minimum de forces
et dans
les conditions les plus dignes, les plus
conformes
à la nature humaine. Mais cette activité
constituera
toujours le royaume de la nécessité.
C'est
au-delà que commence le développement
des
forces humaines comme fin en soi »
2. La
signification de l'humanisme marxiste .
Ainsi
se trouve posé, au terme de cet examen,
le
problème de la conception marxiste de
l'homme
et de l'humanisme.
Une
fois de plus ce problème ne peut être posé
correctement
qu'à partir du contexte propre à
la
Chine, c'est-à-dire à la fois à partir des traditions
de la
culture confucéenne qui pèsent d'un
poids
si lourd, aujourd'hui encore, sur la pensée
chinoise,
et à partir aussi des polémiques actuelles
des
dirigeants chinois.
1. Karl Marx, L e C a p i t a l , livre III,
chap. 48. Éd. Sociales,
t. VIII, pp. 198-199.
La
morale confucéenne, nous l'avons vu, était
humaniste
en ce sens qu'elle n'appelait pas
l'homme
à se détourner du monde pour se tourner
vers un
Dieu transcendant au nom d'un
spiritualisme
dualiste, mais qu'au contraire elle
orientait
la pensée et l'action de l'homme vers
les
tâches terrestres, humaines.
En
outre l'homme n'était pas considéré dans
cette
perspective comme individu, mais essentiellement
dans
ses rapports avec la société. La
conception
traditionnelle de l'homme, en Chine,
est
donc tout à fait étrangère à l'humanisme
individualiste
qui a marqué profondément la
pensée
occidentale depuis la Renaissance.
L'humanisme,
en Europe, du 16e siècle
jusqu'au
milieu
du 19ee siècle, s'est fondé sur un
individualisme
métaphysique, sur une conception
de
l'essence de l'homme, ou de la « nature
humaine
», que l'on pourrait définir une fois
pour
toutes, en dehors du temps et de l'histoire,
en
dehors aussi de la société. A la manière d'un
atomisme
mécaniste en physique, l'on imagine
l'individu
comme une unité achevée en soi,
définie
par des caractères psychologiques éternels.
Entre
ces atomes se noueraient des relations
sociales,
extérieures par principe à l'individu.
Cette
conception abstraite et métaphysique
de
l'homme, comme individu, a joué en
Europe
un rôle positif pour briser l'ordre politique
et
social traditionnel, les hiérarchies féodales
consacrées
par un ordre divin où la place
de
chacun était assignée de toute éternité par
la
Providence. L'affirmation bourgeoise de l'individu,
en
rupture avec l'ordre immobile et les
hiérarchies
du passé, a joué un rôle libérateur,
de la
Renaissance à la Révolution française.
En
Chine il n'en fut pas ainsi. Le mouvement
intellectuel
correspond à ce qui s'est produit sur
le plan
politique et social où l'on est passé directement
d'une
société asiatique de type féodal
au
collectivisme marxiste. L'étape du capitalisme,
qui est
aussi celle de l'individualisme
bourgeois,
a été sautée.
Si bien
que la notion même d'« humanisme »,
identifiée
avec la forme individualiste et métaphysique
qu'elle
avait prise en Occident, fut rejetée
en bloc
comme notion bourgeoise.
Le
marxisme, en Chine, ne puisait pas aux
mêmes
sources que Marx. Il n'était pas le dépassement
des
philosophies dont Marx était nourri :
celle
des matérialistes français du x v m e siècle
et de
Rousseau, celle d'Adam Smith, celle de
Kânt et
de Fichte, qui toutes mettaient si fort
l'accent
sur le rôle de l'individu et sur le rôle du
sujet.
Il
n'est donc pas surprenant que l'attitude des
théoriciens
chinois à l'égard de l'humanisme
soit
fort différente de celle de Marx, tout comme
leur
conception de la dialectique était beaucoup
moins
pénétrée de l'influence de Hegel que la
conception
de Marx.
Le
fondement théorique du rejet de l'humanisme
se
trouve chez Mao Tsé-toung qui en
donne
une formulation très précise dans ses
interventions
à Yenan, en 1942, sur « les problèmes
de la
littérature et de l'art » : c'est
une
critique de la notion de « l'essence de
l'homme
» fondée sur cette conception mécaniste
du
reflet dont nous avons montré qu'elle
caractérisait
la position de Mao Tsé-toung à
l'égard
de la culture et des arts : « Toute culture
est le
reflet, dans l'idéologie, de la politique
et de
l'économie d'une société donnée1 . »
Partant
de cet axiome de base, Mao Tsé-
1.
Mao Tsé-toung, OEuvres, t.
III, p. 161.
toung
disait à Yenan : « Prenons, par exemple,
la «
théorie de l'essence humaine ». Existe-t-il au
monde
une chose telle que l'essence humaine?
Bien
sûr que oui. Mais i l n'existe dans le monde
qu'une
essence humaine concrète, et non une
essence
humaine abstraite. Dans la société de classes,
il
n'existe qu'une essence humaine revêtant
un
caractère de classe déterminé et non une essence
humaine
extérieure aux classes. Nous sommes
pour
l'essence humaine prolétarienne, pour
l'essence
humaine de la grande masse du peuple,
alors
que les propriétaires fonciers et la bourgeoisie,
bien
qu'en paroles ils ne l'avouent
point
et la présentent comme la seule essence
humaine...
L'essence humaine dont ils parlent,
ce
n'est rien d'autre, au fond, que l'individualisme
bourgeois
1
. »
Nous
avons là un résumé, en quelques lignes,
de tous
les contresens sur l'humanisme fondés :
1. Sur
une théorie mécaniste du reflet.
2. Sur
la réduction de l'homme aux rapports
de
production.
3. Sur
la confusion de l'humanisme marxiste
avec
l'individualisme bourgeois.
Si l'on
part en effet du postulat mécaniste
selon
lequel toute culture n'est qu'un reflet de
la
société dans laquelle elle est née, en excluant
(ce qui
était caractéristique du matérialisme
dialectique
de Marx) le moment actif de la
connaissance
et le moment subjectif de l'action,
c'est-à-dire
le moment de l'initiative humaine
dans la
création de l'homme par l'homme,
1.
Mao Tsé-toung, op. cit., t. IV, p. 104.
2.
alors
en effet, le reflet disparaissant naturellement
en même
temps que ce qu'il reflète, il
devient
absurde de parler de l'homme en général
: mais
seulement de l'essence1 humaine,
féodale,
bourgeoise, prolétarienne. Nous avons
montré
déjà à quel nihilisme à l'égard du passé
culturel
conduit une telle conception. Il devient,
dans
cette perspective, inintelligible qu'Homère,
ou
Shakespeare, ou même Beethoven continuent
à nous
émouvoir puisque nous n'avons rien de
commun
avec cette humanité définie par d'autres
rapports
de production que les nôtres
Pour
forger l'homme de notre temps i l faudra
les
proscrire comme porteurs nocifs des valeurs
d'un
passé périmé.
Est-ce
à dire que, pour n'être pas acculés
à ces
conséquences ruineuses, nous devions nous
raccrocher
à la conception métaphysique d'une
«
nature humaine » ou d'une « essence humaine »
abstraite
et immuable, caractéristique de l'humanisme
bourgeois?
— En aucune façon. Il
suffit
seulement de ne pas réduire arbitrairement
l'homme
aux rapports de classe dans
lesquels
i l est nécessairement et toujours engagé,
de ne
pas considérer l'homme comme un simple
support
des rapports de production.
Nous
trouvons, dans Le Capital , la méthode
d'analyse
fondant l'humanisme théorique et
pratique
de Marx sur une tout autre base que
l'humanisme
métaphysique. Marx définit « l'essence
de
l'homme », c'est-à-dire ce qui distingue
l'homme
de toutes les autres espèces animales,
nonpaspar
un rapport de l'homme avec les autres
hommes
et la société, mais d'abord par son
rapport
avec la nature, par l’acte par lequel il
transforme
la nature et, grâce à cette transfor-
1.
Ramenée à la conception empiriste
du « reflet ».
2.
mation,
se transforme lui-même. Cet acte, c'est
le
travail, sous sa forme spécifiquement humaine,
c'est-à-dire
le travail précédé de la conscience
de son
but1.
Avec ce
travail commence l'histoire proprement
humaine,
se distinguant de l'histoire de
la
nature par le fait que l'homme a fait celle-là,
et non
celle-ci2.
Il y a
déjà là une première distinction radicale,
entre
la conception marxiste et la conception
métaphysique
de l'essence humaine :
«
l'essence humaine », définie chez Marx par le
travail
précédé de la conscience de son but
est historique .
Elle
s'enrichit constamment : au lieu d'avoir
des «
essences humaines » successives et étrangères
les
unes aux autres : féodale, bourgeoise,
prolétarienne,
définie en fonction des seuls
rapports
de production , l'essence humaine s'enrichit
constamment
par le développement,
grâce
au travail, des forces productives (c'est-à-dire
des
techniques et de l'homme qui les met
en
oeuvre).
Ce
développement des forces productives
permet
à l'homme de s'objectiver dans des
oeuvres
qui vont à la fois affiner ses sens et
multiplier
ses besoins, en un mot accroître sa
culture.
Cette
culture — et, plus généralement, cet
homme
—, ce n'est donc pas un simple reflet
des
rapports de classe, des rapports de production,
c'est
tout l'ensemble des créations millénaires
des
hommes et les transformations de
l'homme,
de ses pensées, de ses sentiments, à
partir
de ces créations accumulées.
1. Marx, L e
C a p i t a l , t. I, p. 181.
2. lbid., t. II, p. 59.
Bien
entendu, ce travail par lequel se définit
«
l'essence humaine », et ces « forces productives »
dont le
développement est au principe de la
croissance
historique de l'homme, ne peuvent
être
saisis que dans des rapports de production
déterminés
: il n'existe pas, sauf dans un roman
comme Robinson
Crusoé, de travail qui ne soit
engagé
dans des rapports de production et
informé
par eux. (Même Robinson, en utilisant
les
objets techniques sauvés de l'épave, dépend,
par ces
techniques et par le savoir qu'il a conservé,
de tout
l'acquis antérieur de l'humanité,
et dès
que commencera, avec Vendredi, sa
collaboration
avec un autre homme, les rapports
qui
s'établiront entre eux seront conditionnés
et par
ces « forces productives » et par les réminiscences
des
rapports de production d'autres
sociétés
humaines.)
On ne
peut donc que par une abstraction
scientifique
distinguer ces deux moments. Mais
ce
serait un étrange paralogisme que de conclure
que
l'essence humaine se réduit aux rapports de
production
et n'existé pas, sous prétexte qu'on
ne peut
en effet la saisir qu'à travers tout le
réseau
des rapports de production.
Un
paralogisme de ce genre a conduit certains
philosophes
à conclure que la matière
n'existe
pas sous prétexte qu'on ne peut la
saisir
en dehors des rapports techniques et
conceptuels
qui permettent de l'expérimenter.
Marx
nous a enseigné à ne pas tomber en
pareille
erreur. Lorsqu'il écrit, dans sa V I e thèse
sur
Feuerbach, que « l'essence humaine n'est
pas une
abstraction inhérente à l'individu isolé...
elle
est l'ensemble des rapports sociaux1 »,
1. Karl Marx, Études philosophiques, Éd.
Sociales, Paris,
1961, p. 63.
il
éclaire admirablement cette définition dans
l'Idéologie
allemande en soulignant que « la
véritable
richesse intellectuelle de l'individu
dépend
entièrement de ses rapports réels1 ».
Il
précise que ces rapports ne sont pas seulement
des
rapports de production, mais aussi « une
somme
de forces productives, un rapport avec
la
nature et avec les individus 2 ».
Marx
insiste sur cette distinction de principe
entre
l'individu et la classe à laquelle il appartient
: « Les
individus... trouvent leurs conditions
de vie
établies d'avance, reçoivent de
leur
classe leur position dans la vie et, du même
coup,
leur développement personnel, tout tracés
et lui
sont subordonnés. » Le problème de Marx
est
précisément de libérer l'homme, chaque
homme,
comme individu, des rapports de classe
qui
l'oppriment; c'est pourquoi il ajoute, à
propos
de cette « subordination des individus
isolés
à la division du travail » : « Ce phénomène
ne peut
être supprimé que si l'on supprime la
propriété
privée 8 . » Alors, dit-il, « les
individus
se
soumettent à nouveau ces puissances objectives
4 »
et « les individus participent (à la
société)
en tant qu'individus8 ».
Marx
résume tout cela en soulignant sans
équivoque
possible, qu' « il y a une différence
entre
la vie de chaque individu dans la mesure
où elle
est personnelle et la vie dans la mesure
où elle
est subordonnée à une branche quelconque
du
travail et aux conditions qui en font
partie 6»
. Marx précise à la même page : « Il ne
faut
pas entendre par là que le rentier ou le
1. Karl Marx, L'Idéologie allemande, Éd. Sociales, p. 37.
2. I b i d .
, p. 38.
3. I b i d .
, p. 59.
4. I b i d .
, p. 86.
5. I b i d .
, p. 87.
6. I b i d .
, p. 89.
capitaliste,
par exemple, cessent d'être des
personnes
; mais leur personnalité est conditionnée
par des
rapports de classe. »
Marx se
garde donc bien de dissoudre l'individu
dans
les rapports de classe, de faire de
l'individu
une marionnette mise en scène par
les
rapports de production. C'est pourquoi,
après
avoir reproché à Bentham d'avoir défini
la « nature
humaine » par les traits qui caractérisent
le
petit bourgeois de son temps, il
ajoute
: « Il s'agit d'abord d'approfondir la
nature
humaine en général et d'en saisir ensuite
les
modifications propres à chaque époque
historique1
. »
L'opposition
entre l'individu et ce que les
structures
du capital tendent à en faire est si
fondamentale
chez Marx et caractérise si bien
son
humanisme théorique et pratique qu'il
souligne
constamment, dans Le Capital , la
nécessité
historique de « remplacer l'individu
morcelé,
porte-douleur, d'une fonction productive
de
détail par l'individu intégral 2 ».
Ce qui
fonde ainsi l'antihumanisme de Mao
Tsé-toung,
c'est la réduction de tous les rapports
sociaux
aux seuls rapports de production,
aux
rapports de classe, et la réduction de l'individu
à un
reflet de ces rapports.
L'on
donne ainsi au marxisme un visage
inhumain
qui n'est pas le sien.
Car on
ne rejette pas seulement, du point de
vue
esthétique, l'héritage de toutes les grandes
oeuvres
du passé qui continuent à nous émouvoir,
même
lorsque ont disparu tous les rapports
sociaux
de la société où elles sont nées, parce
que
nous retrouvons en elles « l'essence humaine
» la
plus profonde : le moment d'un
1. Karl Marx, L
e C a p i t a l , t. III, p. 50, Éd. Sociales.
2. I b i d .
, t. II, p. 165.
dépassement
des conditions existantes (même
si ces
conditions historiques sont fort éloignées
des
nôtres, qu'il s'agisse d 'Antigone ou de
Faust
.
On nie
aussi la possibilité simplement humaine
de
sentiments ou de problèmes qui portent
toujours
et nécessairement la marque des rapports
de
classe sans pour autant s'y réduire.
« Si
l'on doit parler d'amour, cet amour, dans
la
société de classes, ne peut être, lui aussi, qu'un
amour
de classe1. »
Ainsi à
partir d'une juste dénonciation de
l'utilisation
hypocrite, dans les sociétés de
classes,
de l'amour abstraitement opposé à la
lutte
des classes, l'on mutile l'homme de l'une
de ses
dimensions fondamentales. C'est trop
vite «
jeter l'enfant avec l'eau sale » que d'exiger
d'Héloïse
ou de Bérénice qu'elles aient lu
Le
Capital !
«
L'amour authentique de l'être humain ne
sera
possible que lorsque les classes auront été
supprimées
dans le monde entier1 »,
proclame
péremptoirement
Mao Tsé-toung. La « révolution
culturelle
» reprend avec ensemble ce
thème :
« Quelques oeuvres ne parlent que
d'amour
et d'histoires romanesques... proclamant
que
l'amour et la mort sont des sujets
éternels.
Il faut s'opposer énergiquement à
toute
cette camelote bourgeoise et révisionniste
1 .
»
Il est
significatif que les premières campagnes
systématiques
contre l'humanisme aient commencé
en 1957
à l'occasion du soixante-quin-
1. Mao Tsé-toung, OEuvres, t. III, p. 82.
2. I b l o l . t. IV, p. 105.
3. Éditorial du 18 avril 1966, du Quotidien dt
l'Armée de
libération, dans
L a G r a n d e Révolution c u l t u r e l l e socialiste en
C h i n e , Éd.
de Pékin, p. 5.
zième
anniversaire de la mort de Dostoïevsky.
Un
critique chinois ayant écrit que l'humanisme
était
l'une des plus importantes contributions
historiques
de Dostoïevsky, il lui fut répondu
que
l'homme devait être considéré exclusivement
de
façon concrète, c'est-à-dire comme totalement
inscrit
dans le groupe social et la nécessité
historique
et que décrire l'homme dans son
angoisse,
dans sa recherche du sens de la vie,
dans sa
solitude devant la mort était contraire
à la
dialectique de la lutte des classes.
En
1960, lors du cinquantième anniversaire
de la
mort de Tolstoï, un pas de plus fut franchi :
non
seulement Tolstoï devait être considéré
comme
un « propriétaire paternaliste », prêchant
« une
des choses les plus indécentes du monde »,
la
religion, mais l'admiration pour Tolstoï,
ruineuse
pour l'esprit combatif du communisme,
était
un appui à l'interprétation soviétique de
la
coexistence pacifique! E n 1962, ShaoCh'en-lin,
qui
était alors vice-président de l'Union des
Ecrivains
et secrétaire de la Commission du
parti
de cette union, considérait que « l'humanisme
socialiste
est un terme utilisé par les
révisionnistes
pour masquer leurs fins inavouables
». En
1964, pour avoir avancé qu'il fallait
se
méfier d'une excessive simplification, il
fut à
son tour accusé de défendre l'humanisme
bourgeois.
Au-delà
de ces confusions idéologiques sur
l'humanisme
théorique, il y a un problème
fondamental
dont les conséquences pratiques
sont
particulièrement graves : s'il est vrai que
l'individu
n'a de réalité et de valeur que dans
la
perspective des classes et de leur lutte, et
qu'en
fonction des fins nationales, l'ennemi de la
nation
ou de la classe (ou celui qui est défini
comme
tel) perd sa qualité d'homme. Dans son
nan
, Mao Tsé-toung, évoquant les « défilés
en
grands bonnets » des Touhao et des Le Chen
disait
: « Celui qui a ainsi défilé, ne fût-ce qu'une
fois,
affublé de son grand bonnet, n'a plus droit
à aucun
respect et on cesse même de le considérer
comme
un être humain *. » Aujourd'hui,
avec la
« révolution culturelle », ce sont même
de
vieux militants vétérans de la Longue Marche
qui
défilent parfois avec « les grands bonnets-»,
perdant,
eux aussi, comme « révisionnistes »,
leur
caractère d ' « être humain », en opposition
radicale
avec l'enseignement de Marx disant
que le
capitaliste même ne cesse pas d'être
une
personne, même si sa personnalité est
conditionnée
par les rapports de classe 2.
Nous
arrivons ici au terme de la controverse
tragique,
en prenant conscience que ce dont il
est
question, au fond de ce débat, c'est de la
signification
même du marxisme, de sa signification
théorique
et pratique pour l'avenir de
l'homme.
Nul n'a
le droit de se dérober à cette interrogation
ni de
la concevoir à un moindre niveau.
Roger Garaudy
1. Mao
Tsé-toung, OEuvres, t. I, p. 42.
2. Karl Marx, L'Idéologie allemande, p. 89.