Introduction(pages
11 à 24)
La Liberté en sursis
par Roger
Garaudy
Ce
livre, conçu au temps de l'espoir, est écrit aux jours de deuil.
Lors de
la session du Comité Central de janvier 1968, le Parti
Communiste
Tchécoslovaque avait élaboré le projet d'un "renouveau
du
socialisme" : mettre fin au centralisme bureaucratique jusque là
en
vigueur, démocratiser la vie du parti et de l'Etat, créer les conditions
d'une
participation active des masses à l'orientation et à la direction
du
pays.
Ce
renouveau touchait tous les aspects de l'activité nationale :
création
de formes nouvelles de la gestion socialiste de l'économie
nationale,
naissance d'une véritable démocratie socialiste, définition
nouvelle
du rôle dirigeant de la classe ouvrière et de ses rapports
avec la
culture et les intellectuels, réalisation d'un véritable socialisme
humaniste.
L'intervention
politique puis militaire des actuels dirigeants de
l'Union
Soviétique et de quelques-uns de leurs partenaires du Pacte
de
Varsovie a tué cette espérance.
Quels
qu'aient pu être les risques internes, les difficultés et les
erreurs
possibles de l'expérience, problème dont les dirigeants eux mêmes
avaient
clairement conscience, quels qu'aient pu être les obstacles
externes
auxquels elle s'est heurtée et contre laquelle elle s'est
momentanément
brisée, l'entreprise était si pleine de promesses,
qu'elle
a éveillé, chez tous les amis du socialisme en France, des échos
fraternels.
Il nous a donc semblé nécessaire de ne pas renoncer à rassembler
quelques
fragments significatifs d'un "dossier tchécoslovaque",
d'abord
parce que, du fait de l'analogie des structures sociales
antérieures
de ce pays avec la France (il s'agit, dans les deux cas,
de pays
dans lesquels les problèmes de la construction du socialisme
se posent à partir d'économies déjà hautement
développées) et aussi
du fait de certaines analogies politiques ( une
tradition ancienne de
démocratie bourgeoise ), le modèle tchécoslovaque
est plus proche de
nos conditions que les "modèles" de
socialisme construits à partir
de pays techniquement et économiquement
retardataires, de nations
à dominance paysanne, de régimes où avaient régné,
jusqu'à l'avènement
du socialisme, des principes autocratiques et
semi-féodaux.
Les communistes tchécoslovaques ne prétendaient
d'ailleurs nullement
créer un modèle universel mais un modèle
correspondant à un
certain niveau de développement atteint par leur
pays.
Le rappel de la grande espérance de janvier à août
1968 permettra
aussi de mesurer les étapes de la résurrection du
socialisme tchécoslovaque,
qui est une nécessité inéluctable dans le mouvement
irréversible
de ce dernier tiers du XX8 siècle.
Le problème central, posé en janvier 1968, était
celui de la légitimité
de la construction, en Tchécoslovaquie, d'un modèle
nouveau du
socialisme, répondant aux exigences des structures
économiques et
sociales nouvelles du pays, à ses traditions
nationales, aux tendances
profondes du développement historique à notre
époque.
A la différence de la plupart des pays socialistes,
qui ont eu à mener,
dans des conditions héroïques, la double tâche de
construire le socialisme
et de vaincre le sous-développement, la
Tchécoslovaquie est le
seul pays socialiste qui ait eu à construire le
socialisme à partir d'un
pays hautement développé du point de vue technique,
économique
et culturel.
Du point de vue politique la Tchécoslovaquie a
construit le socialisme
sous la direction d'un parti communiste qui, avant
la Libération
par l'armée soviétique, en 1945, et avant sa
victoire de février
1948, était non pas un petit parti de cadres ou un
parti entièrement
forgé par l'illégalité, mais un grand parti de masse
qui s'était développé
dans les conditions politiques d'une république bourgeoise
dans
laquelle il exerçait une influence considérable. Il
obtenait, dès avant
1948, 38% des voix.
Du point de vue de la culture, de par sa position
géographique et
ses traditions nationales, la Tchécoslovaquie,
malgré la longue influence
délétère du modèle stalinien, n'a jamais été
entièrement repliée
sur elle-même, ignorante des grands courants de
pensée des autres
pays du monde et coupée d'eux. La pensée marxiste
s'y est donc
développée dans une nécessaire et fécondante
polémique avec d'autres
mouvements
de pensée et a pu, par ce dialogue, éviter la sclérose.
C'est
pourquoi de grands succès ont pu être remportés, sur tous
les
plans, économique, politique et culturel, aux première étapes de
la
construction du socialisme en Tchécoslovaquie, succès qui ont atteint
leur
point culminant en février 1948 lorsque les tentatives d'intervention
américaine
pour stopper le développement socialiste ont
été
brisées.
Par
contre, après la victoire de février 1948 contre les pressions
américaines
et contre la réaction intérieure, et après un très bon départ
des
premières années du régime, au cours des années cinquante
il
s'est produit une déformation de l'organisation économique et politique,
dans le
parti et dans l'Etat, caractérisée par des méthodes bureaucratiques
et
seigneuriales, une centralisation à outrance, due, en particulier
à
l'imitation mécanique de méthodes de direction et de gestion
qui
avaient pris naissance dans des pays aux prises avec le sous-développement
et
l'isolement, notamment en Union Soviétique. Elles
avaient
été aggravées du fait de la situation générale : "guerre
froide",
qui exigeait une tension extrême des ressources et des énergies,
une
concentration et une personnalisation du pouvoir, et qui
favorisait,
au temps de Staline, dans l'ensemble des pays socialistes,
une
subordination à la politique soviétique et de multiples violations
de la
démocratie socialiste dans le parti et dans l'Etat.
Les
conséquences furent graves :
Des
difficultés économiques croissantes découlant, entre autres
causes,
d'un mode de gestion ne correspondant pas au niveau de développement
de la
Tchécoslovaquie.
Une
baisse de prestige du parti se transformant en appareil bureaucratique
autoritaire
et paralysant les initiatives de la base.
Une
politique culturelle aberrante, méconnaissant le rôle nouveau
et
l'importance croissante du travail intellectuel dans une classe ouvrière
en
pleine métamorphose et procédant par directives tracassières
et
stérilisantes à l'égard des intellectuels en voulant leur imposer,
dans
une perspective à court terme, une conception étroitement utilitaire
de la
culture.
Ce
recul était d'autant plus grave et d'autant plus imputable à des
erreurs
subjectives que le parti communiste possédait pratiquement
la totalité
du pouvoir et disposait de tous les moyens d'expression
pour
convaincre les masses de la signification historique du socialisme
et de
sa nécessité. Or on avait abouti à une redoutable dépolitisation
des
masses.
Le
"nouveau cours", inauguré par le Comité Central de janvier
1968,
et qui constituait, sous l'impulsion d'Alexandre Dubcek et d'une
équipe
dirigeante novatrice, une véritable "renaissance du socialisme",
tendait
à faire la démonstration dans les faits :
- de la
supériorité des rapports de production socialiste et des modes
de
gestion économique qui en découlent, sans avoir pour cela à limiter
les
possibilités de la démocratie socialiste, mais au contraire en
les
développant avec hardiesse,
- de la
supériorité de la démocratie socialiste sur la démocratie
formelle
des républiques bourgeoises,
L'objectif
essentiel proposé par Dubcek était d'éveiller et de stimuler
l'initiative
personnelle de chaque citoyen et d'approfondir
la
démocratie socialiste en favorisant la discussion afin que chacun
participe
activement non pas seulement à l'application mais à l'élaboration
de la
politique du parti et de l'Etat.
LE
NOUVEAU MODÈLE DE GESTION ÉCONOMIQUE
A
l'origine de l'entreprise de démocratisation commencée en janvier
1968 et
interrompue par l'invasion du 21 août, se trouvent les
difficultés
économiques rencontrées dans le pays.
L'ancien
système de planification centralisée et bureaucratique,
qui a
régné sans partage jusqu'en 1965, où toute la vie économique
était
régie par des directives d'en haut qui ne pouvaient connaître
ni, par
conséquent, tenir compte dans le détail des besoins de la nation
comme
des individus, avait conduit, à l'intérieur, à l'accumulation
de
produits invendables, alors que les demandes de consommateurs
étaient
loin d'être satisfaites; plus de 27% de la production ne
correspondait
pas à la demande intérieure. A l'extérieur ce fut la perte,
pour la
Tchécoslovaquie, de la plupart de ses marchés, qui tenait
certes,
pour une large part aux conditions générales de la politique
internationale
des pays hostiles au socialisme, mais aussi au fait que
les
prix et la qualité d'un grand nombre d'articles exportables n'étaient
plus
compétitifs : plus de 25% de la production exportable ne correspondait
pas aux
exigences de la clientèle étrangère.
Les
méthodes bureaucratiques entraînaient une politique d'investissements
essentiellement
quantitative : l'on créait sans cesse de nouvelles
entreprises
sans renouveler et moderniser l'équipement technique des
anciennes.
Les indices sur le taux de développement étaient ainsi
trompeurs.
L'utilisation massive de techniques périmées dans
un
grand nombre d'entreprises ne permettait pas un accroissement
rapide
de la productivité. En outre, les moyens financiers destinés
aux
investissements n'étaient pas utilisés en priorité pour équiper
les
secteurs de pointe, déterminants pour l'avenir, mais, routinièrement,
dans
l'exploitation minière et l'industrie lourde. Le résultat
c'est
que l'on produisait plus lentement, plus cher, et avec une qualité
inférieure
par rapport aux autres pays économiquement développés.
De
telles faiblesses dans le domaine de la productivité, de l'efficacité
commerciale
et de l'évolution technique, freinées par cette conception
primitive
de la planification, ne permettait pas d'élever rapidement
le
niveau de vie et de faire, sur ce plan, la preuve de la supériorité du
socialisme
sur le capitalisme, la preuve que le socialisme ne se contente
pas
d'abolir l'exploitation de l'homme par l'homme, mais comme le
concevaient
Marx et Lénine, par une productivité supérieure, crée
les
conditions d'un plus haut développement matériel, culturel, et
spirituel
de tous les hommes.
Le
problème central qui était posé pour surmonter les difficultés
était
celui des rapports entre le plan et le marché.
C'est
d'ailleurs un problème qui se pose, en des termes différents,
dans
tous les pays, socialistes ou capitalistes.
Deux
positions extrêmes s'affrontaient en Tchécoslovaquie.
Les uns
surestimaient le rôle du plan au point d'imaginer qu'il
pouvait
remplacer le marché : tout le système des prix, du crédit,
de la
production, était ainsi subordonné aux directives strictes du
plan.
Il suffisait alors de perfectionner les méthodes mathématiques
de
prévision, et, par le calcul opérationnel, de définir les possibilités,
pour
déterminer entièrement d'en haut l'économie optimale, sans
avoir
recours au rôle régulateur du marché. Ceci ramènerait l'ancien
système
autoritaire, amélioré ou aggravé par une variante technocratique.
L'autre
attitude, exaltant sans mesure les vertus du marché dans
ses
mécanismes spontanés, tendait à réduire le plan à une simple prévision,
à une
orientation générale indicative, et à limiter le plus possible
l'intervention
de l'Etat dans l'économie, même du point de vue de la
politique
financière, du crédit et des prix. Ce qui aboutirait à l'abandon
des
avantages de la société socialiste.
L'orientation
qui a finalement prévalu consiste en ceci ; l'élaboration
du plan
doit s'appuyer sur l'étude du marché sans que ce réalisme
conduise
à s'abandonner à la seule spontanéité. Le problème est
d'établir
un juste équilibre entre les indications du marché et les
interventions
de l'Etat dont l'une des tâches est de modeler le marché
futur
dans une perspective qui n'est pas celle de la "société de consommation"
telle
qu'elle se développe dans les pays capitalistes.
L'idée
centrale du nouveau système de gestion c'est la recherche
d'une
relation nouvelle et d'une harmonie entre le plan et le marché.
L'objectif
final étant de régler à long terme le développement de
l'économie
et de l'orienter vers des objectifs conformes aux exigences
d'une
société créant les conditions matérielles d'un épanouissement
harmonieux
de chacun.
Le
modèle de production et de consommation à élaborer dans une
perspective
socialiste est fondamentalement différent de celui d'une
société
capitaliste où l'aiguillon unique du profit privé fait de "la
production
pour la production" et de son corollaire : "la consommation
pour la
consommation" la "loi immanente et coercitive"
du
capitalisme, comme le disait Marx.
Le
refus socialiste de ce modèle de la "société de consommation"
ne
signifie nullement le refus d'une société dans laquelle chacun désire
très
légitimement acquérir les moyens qui le libèrent des travaux
répétitifs
et pénibles afin de conquérir l'espace nécessaire et le temps
d'une
vie proprement humaine. Refuser par principe les fruits du
progrès
technique, les richesses créées par le travail et le génie des
hommes,
comme ont parfois tendance à le faire les actuels dirigeants
communistes
chinois, c'est une forme d'austérité archaïque et, finalement,
de
malthusianisme, tout à fait contraire à l'esprit du marxisme.
Autre
chose est de combattre la production et la consommation de
ces
biens, autre chose de combattre l'usage aliéné qui en est fait dans
une
société fondée sur le seul profit et l'intérêt, où la voiture, au lieu
d'être
économie de temps, devient fin en soi, obsession et servitude,
la
télévision au lieu d'être moyen d'information devient instrument
de
conditionnement psychologique et idéologique rompant les relations
sociales.
Ce que
le socialisme condamne dans la "société de consommation"
c'est
d'abord un système social dont le moteur est le profit et où les
articles
produits en masse étant les plus rentables, il faut créer artificiellement
des
besoins pour les écouler : une pression constante est
alors
exercée, non seulement par la publicité mais par l'ensemble
des
rapports sociaux (lutte de prestige, etc.) pour façonner les comportements
stéréotypés
dont le lancement des "idoles" pour les jeunes
est
l'expression la plus apparente, l'élément déterminant de la diffusion
d'images
publicitaires non de besoins humains, personnels, mais
de
réflexes conditionnés montés dans les officines de publicité.
En outre,
ces prétendues "sociétés de consommation" interdisent
l'accès
à l'opulence à des couches entières de déshérités, la saturation
des
besoins "solvables" faisant croire à une "surproduction"
alors
que
subsiste une insatisfaction profonde de larges masses de consommateurs.
Enfin
le propre de ces "sociétés de consommation", en régime
capitaliste
dominé par les seuls mécanismes du profit, c'est de privilégier
les
besoins individuels au détriment des besoins sociaux qui
ne
s'expriment pas sur le marché : culture, habitat, santé, etc.
Un tel
modèle de consommation n'est pas seulement un phénomène
économique
: i l a une signification humaine. Il est appauvrissement
et
mutilation de l'homme. Les relations sociales tendent à se réduire
aux
seules relations mercantiles, et "l'être" de l'individu tend à se
définir
par son seul "avoir".
Le
propre du socialisme est précisément, comme le montrait Marx,
d'arracher
l'homme à la force d'inertie des mécanismes du capital, aux
aliénations
d'une société fondée sur le profit, où sont inversés les
rapports
du sujet et de l'objet, et où, mettant fin à la subordination
de
l'homme aux choses, chacun est en mesure de s'interroger sur les
fins,
la valeur et le sens des mécanismes pour les transformer et les
maitriser.
Lorsque
les communistes tchécoslovaques, dans leur réforme économique,
ont
reconnu le rôle du marché et réorganisé leur production,
ils
n'ont, à aucun moment, opéré un retour au capitalisme.
Le
marché dont il était question était non un marché capitaliste
mais un
marché socialiste, c'est-à-dire un marché où n'intervenaient
pas des
entreprises fondées sur la propriété privée des moyens de
production,
mais des entreprises de production socialiste et des organismes
commerciaux
ou bancaires socialistes, et c'est là, précisément
ce qui
permettrait d'articuler un tel marché avec une planification à
long
terme, et de créer un nouveau modèle humain de civilisation
technicienne.
Toutes
les mesures techniques de la réforme économique découlent
de
cette préoccupation humaine fondamentale.
Dans
une première étape, achevée au cours de 1965, des expériences
portant
sur environ 40 % des entreprises industrielles ont mis en
évidence
le rôle de l'intéressement matériel des travailleurs pour
stimuler
la production et surtout la productivité.
La
deuxième étape, ouverte le 1e r janvier
1966, a introduit des
modes
nouveaux de fixation des prix et des bénéfices des entreprises
en
fonction des coûts de revient et des besoins en capital fixe et circulant.
La
troisième étape, qui a commencé en 1967, était celle de la transformation
du mode
de gestion accordant une plus grande autonomie
aux
entreprises.
Les
nouvelles formes d'imposition des entreprises, comme la nouvelle
politique
des prix avaient pour objet de faire jouer au budget de
l'État
un rôle régulateur en favorisant les investissements tendant à
développer
une production non pas extensive mais intensive (c'est-à-dire
augmenter
la productivité par l'élévation du niveau technique
des
installations et préparant le développement à long terme des entreprises),
rapprocher
toujours davantage les intérêts de l'entreprise
et ceux
de la société dans son ensemble, en créant des moyens financiers
pour
des investissements de plus en plus importants dans l'homme.
La
régulation et l'orientation du marché futur et de la consommation
ne se
réalise donc pas de façon mécanique et autoritaire, par un
plan
conçu et dirigé exclusivement d'en haut. La commission du plan
d'État
élabore à long terme, et par la médiation du marché, des changements
de
structure sociale et un développement des besoins proprement
humains
qui modifient le modèle de consommation.
LA
NOUVELLE DÉMOCRATIE SOCIALISTE
Une
telle transformation du modèle de gestion économique impliquait nécessairement
une métamorphose des structures politiques et un développement considérable de
la démocratie socialiste, qui était
à la
fois la conséquence et la condition du succès de la réforme économique.
Cette
transformation de la structure politique est dominée par la
dialectique
de la spontanéité et de la conscience scientifique des fins,
comme
la mutation économique était commandée par la dialectique
du plan
et du marché.
La
démocratisation ne tendait pas plus à la restauration d'une
démocratie
bourgeoise, formelle, que la prise en considération du
rôle
des relations marchandes ne conduisait à une restauration du
capitalisme.
La
démocratie socialiste, à la différence de la démocratie bourgeoise,
met fin
à l'exploitation et à la domination de classe en instituant
l'égalité
de tous les travailleurs à l'égard des moyens de production.
A la
différence de la démocratie bourgeoise, qui s'arrête à la porte
de
l'usine, où commence la monarchie patronale, et où le travailleur
n'a
aucune part à l'orientation et à la gestion, la démocratie socialiste
ne
permet pas que les pressions du capital faussent le jeu des mécanismes
démocratiques.
Une
telle démocratie, abolissant les privilèges économiques et
sociaux,
en donnant à chacun des possibilités égales au départ, peut
seule
créer les conditions d'un épanouissement sans entraves de la
personnalité
et des dons de chacun et de tous.
Le
mouvement de démocratisation, qui a pris son essor en janvier
1968
pour être brutalement stoppé en août, s'est développé sur trois
plans :
fonctionnement démocratique du parti, conception nouvelle
du rôle
dirigeant du parti, démocratie socialiste dans l'État.
Le
" Programme d'action ", publié en avril 1968, soulignait
le rôle
décisif du parti communiste dans l'évolution future de la démocratie
socialiste
en Tchécoslovaquie : "Le parti communiste est parfaitement
conscient
qu'il n'y aura pas de développement profond
dans la
démocratie de notre société si les principes démocratiques ne
sont
pas systématiquement mis en oeuvre dans la vie intérieure du
parti,
au sein du parti même."
Il
importait avant tout, dans le fonctionnement du parti comme en
tout
domaine, que le stalinisme laisse la place au marxisme.
"Nous
rejetons sans équivoque, disait Alexandre Dubcek devant le
Comité
central du 12 avril 1968, les méthodes seigneuriales et
administratives
dans le travail du parti. Elles stérilisent l'activité de ses membres."
La
première mesure concrète fut d'en finir avec le cumul des
fonctions,
notamment celui des deux fonctions les plus responsables
entre les
mains d'un seul homme qui était à la fois le chef du parti
et le
chef de l'Etat, ce qui conduisait nécessairement à la personnalisation
du
pouvoir.
Il
fallait en finir aussi avec la pratique de la direction administrative,
qui
entraînait une limitation des responsabilités intellectuelles,
une
indifférence et une passivité.
La
discipline, conçue comme acceptation automatique des décisions
d'en
haut ne pouvait plus être le critère de la promotion des cadres :
un
vaste champ d'action fut ouvert aux initiatives et à la responsabilité
personnelle
de chaque membre. L'aptitude à la création étant
un
critère primordial du choix des dirigeants, et non pas l'obéissance
mécanique.
L'unité
du parti cessait d'être formelle lorsqu'elle n'était plus fondée
sur la
passivité mais sur la conscience et la participation créatrice
de
chaque militant. Cela supposait que l'on cesse de confondre "le
parti"
avec ses organismes supérieurs et son appareil.
Cela
supposait que ne soient pas distillées précautionneusement
aux
militants les vérités officielles qu'ils avaient le droit de connaître,
et que
l'on ne laisse pas aux dirigeants le soin de protéger la base,
comme
un mentor, de la connaissance des faits ou des thèses qui
risqueraient
d'ébranler sa "foi".
Cela
supposait que les grands problèmes, y compris ceux de l'orientation
fondamentale,
soient hardiment soumis au jugement des militants
de
base, en leur laissant prendre connaissance des différentes
thèses
en présence. Les droits de la minorité étaient garantis par le
nouveau
projet de statut du parti d'août 1968
qui, pour permettre
une
libre circulation des idées, reconnaissait à la minorité le droit de
faire
connaître son point de vue, et d'en demander la discussion.
Il ne
s'agissait nullement de rompre avec le centralisme démocratique
puisque
les décisions prises à la majorité devaient être exécutées
par
tous, mais de rétablir le juste rapport dialectique entre le
centralisme
et la démocratie.
Cette
démocratisation de la vie intérieure du parti permettait de
repenser,
dans l'esprit de Marx et de Lénine, et dans celui de Staline,
la
conception du rôle dirigeant du parti.
Car
jusque là il n'existait pas, à proprement parler, de rôle dirigeant
du
parti, mais de direction de toutes les activités du pays, non
par la
classe ouvrière et son parti, mais par le seul appareil du parti
monopolisant
toutes les formes du pouvoir et se substituant ou s'imposant
à tous
les organes de direction de l'économie, de l'Etat ou de la
culture.
"Le
rapport des communistes avec ceux qui sont en dehors du parti,
le
rapport du parti avec le reste de la société, disait Dubcek, devient
la
question-clé d'aujourd'hui."
Le
parti exerce véritablement son rôle dirigeant non lorsqu'il donne
des
ordres et en impose l'exécution, mais lorsqu'il suscite des
initiatives
et, dans la libre émulation de chaque jour, fait la preuve
pratique
de son aptitude à les coordonner et à les faire converger
vers le
grand but commun : la construction du socialisme. Nous
sommes
ici aux antipodes de la conception stalinienne selon laquelle
le
parti était le seul moteur et tout le reste " courroie de
transmission".
Il faut, pour
cela, ajoutait Dubcek, mieux connaître l'opinion des
larges
masses dans le parti et hors du parti, fonder la démocratie
socialiste
sur "la participation humaine", rechercher "continuellement
et
directement le contrôle de la population" sur l'activité du
parti
comme sur celle de l'Etat.
Car
selon l'expression si forte de Lénine, le socialisme ne se construit
vraiment
que lorsqu'il est construit non seulement pour les
les
travailleurs mais par eux.
La
conscience du but et la science du développement des sociétés
n'est
pas un héritage reçu de la direction du parti, considérée comme
possédant,
de droit et une fois pour toutes, la vérité et habilitée, par
conséquent,
à l'apporter aux masses du "dehors", à agir selon les
principes
d'un despotisme plus ou moins éclairé en demandant seulement
aux
chercheurs, surtout dans les sciences humaines, de faire
l'apologie
des décisions prises et de l'état de chose existant.
C'était
là une conception fondamentalement erronée des rapports
du
parti avec la science en général et les sciences humaines en particulier
: dire
que l'édification du socialisme est affaire de science implique
que les
dirigeants politiques aient la possibilité et le devoir de
confronter
les connaissances acquises par les spécialistes avec leurs
expériences
et celles des masses en considérant que cette composante
"intellectuelle"
fait partie intégrante du "travailleur collectif", de la
classe
ouvrière, et, par conséquent, participe à part entière à son rôle
dirigeant.
En ce
qui concerne la démocratie socialiste dans l'Etat, dans un
pays de
tradition républicaine bourgeoise, comme la Tchécoslovaquie,
le
problème du rôle du Parlement et des partis dans l'Etat socialiste
est un
problème très important mais qui n'est pas le seul.
La
renaissance du parlement comme foyer autonome d'initiatives,
le
rappel de l'indépendance de la magistrature, le respect des droits
constitutionnels,
tout cela est un moment nécessaire de la démocratisation.
Il en
est de même des partis politiques et de leur pluralité. Le problème
se pose
ici dans d'autres termes que dans un pays capitaliste.
Le
"Programme d'action" souligne que l'un des résultats les plus
positifs,
depuis 1948, c'est l'amenuisement des oppositions de classes.
Ce qui
implique deux séries de conséquences :
-
d'abord la lutte de classes n'exige plus les mesures de contrainte
rigoureuses
qui étaient nécessaires au temps où il s'agissait de vaincre
l'ennemi
de classe,
-
ensuite les rapports entre les partis qui, aujourd'hui en Tchécoslovaquie
se
réclament tous du socialisme, doivent être des rapports de
coopération
entre partenaires et non des rapports entre des partis
exprimant
les intérêts de classes ou de couches sociales antagonistes
comme
dans le système parlementaire bourgeois.
Mais le
problème fondamental n'est pas de transformer le régime
parlementaire
bourgeois, c'est-à-dire la démocratie indirecte, en régime
parlementaire
socialiste, fondé sur le même principe de démocratie
indirecte,
représentative.
Le
problème fondamental est de compléter ce système par les organes
d'une
démocratie directe propre à se développer en autogestion
socialiste.
Les
linéaments de cette démocratie directe commencent à apparaître
en
Tchécoslovaquie après le Comité central de janvier.
D'abord
sous la forme d'échanges entre la direction et la base,
dont
les instruments sont les communications de masse, la liberté de
la
presse et de tous les moyens d'expression. C'est pourquoi l'une des
mesures
les plus significatives du "nouveau cours" fut la suppression
de la
censure : l'on décidait ainsi d'affronter la discussion à armes
égales
et c'était là un changement radical dans le style de travail du
parti.
La
deuxième forme de démocratie directe est liée à la transformation
de la
conception des syndicats dans le sens où Lénine les concevait
: non
pas comme une "courroie de transmission" du parti ou
de
l'Etat mais comme une organisation de masse autonome, dont
l'une
des missions, disait Lénine, est de défendre les ouvriers
contre
les déformations bureaucratiques de l'appareil du parti et
de
l'Etat.
Le
troisième élément, à l'état naissant, de cette démocratie directe,
c'est
la gestion directe et l'administration des entreprises par les conseils
ouvriers.
Ces méthodes ont permis d'échapper au régime des
"manageering"
et de la technocratie. Le modèle d'autogestion envisagé,
après
une étude profonde des difficultés yougoslaves, devait être une
synthèse
de l'autogestion et des principes du "manegeering" afin de
faire
disparaître l'aliénation ouvrière tout en dynamisant l'économie.
Enfin
la création d'un Etat fédéral donnait à la nation slovaque
et à sa
culture de nouvelles possibilités.
Telles
sont les bases de départ d'une véritable démocratie socialiste
de
l'Etat.
La
pierre de touche d'un système socialiste en train de se construire,
c'est
son attitude à l'égard des créateurs.
Car
l'essence du socialisme c'est précisément d'être le régime capable
de
faire de chaque homme un homme, c'est-à-dire un créateur,
un
moment décisif de l'initiative, de l'histoire de la création continuée
de
l'homme par l'homme.
Rien
n'est plus meurtrier, pour lui, que de prétendre assigner à la
science
ou à l'art le rôle immédiatement et strictement utilitaire de
justifier
ou d'illustrer ses mots d'ordre à court terme.
Ce fut,
jusqu'ici, la politique habituelle des pays construisant le
socialisme
sous la contrainte proche de vaincre le sous-développement.
La
dimension prophétique de l'oeuvre d'art était ainsi méconnue ou
niée.
Le critère principal d'appréciation était le rôle joué par elle dans
la
stratégie générale de la construction du socialisme.
Cette
erreur fondamentale était un corollaire de la thèse selon laquelle
le
socialisme se définit à peu près uniquement par sa base économique
:
l'abolition de la propriété privée des moyens de production.
Tout ce
qui servait immédiatement cet objectif : accélérer
le
développement était bon, vrai, beau. Tout le reste, en art
en
particulier était balbutiement de primitif ou perversion de décadent.
L'un
des mérites essentiels du "nouveau cours" de la politique
tchécoslovaque
a été de poser, d'une manière nouvelle, le problème de
la
place des intellectuels dans la nation.
D'abord
en ne les opposant pas à la classe ouvrière, en ne les considérant
pas, en
bloc, comme appartenant aux "classes moyennes"
avec le
rôle diminué que cela implique dans une perspective marxiste.
Ceux
qui ont élaboré un modèle humain de la civilisation technicienne,
ont
situé à l'intérieur même de la classe ouvrière, comme l'une de ses
composantes
les plus riche d'avenir, en raison des conditions nouvelles
du
travail nées de la révolution scientifique et technique, le travail
intellectuel
et le travail créateur.
A
partir de là les problèmes posés par le développement de la culture,
de la
recherche scientifique et de la création artistique, ne pouvaient
plus
être résolus par des décisions administratives. L'oeuvre
d'art,
comme la recherche scientifique, est un moment - et non le
moindre
- du travail humain, son moment prospectif, celui de l'anticipation
des
fins, du projet, en lequel, Marx, dans Le Capital , reconnaissait
le
caractère spécifiquement humain du travail.
C'est
ce que proclamait Dubcek devant le Comité Central le 1er
avril
1968 : "Nous aspirons non seulement à un grand développement
des
branches de la science qui sont liées à l'accroissement des forces
productives
et à la révolution scientifique et technique, mais aussi à
l'essor
des sciences humaines et de tous les domaines de l'art qui aident
les
hommes à trouver un nouveau style de vie."
Parce
que les problèmes, sur tous les plans, ont été posés ainsi,
le
Parti communiste tchécoslovaque, depuis le mois de janvier, avait
réussi
à rallier l'immense majorité de la population à sa politique,
non par
une acceptation passive, mais, comme l'écrivait Dubcek,
"par
une activité inaccoutumée de nos concitoyens", par l'activité
créatrice
et en même temps spontanée de larges masses, communistes
en
tête. Voilà pourquoi le facteur moral a surgi avec une nouvelle
force
après la session du Comité central de janvier.
Voilà
aussi pourquoi des millions de communistes ont salué avec
joie le
printemps de Prague, son renouveau du socialisme, et se doivent
d'étudier
les enseignements du modèle créé et de la répression étrangère
qui l'a
empêché de se réaliser. Voilà pourquoi aussi ils ont réprouvé
l'invasion
du 21 août comme un crime contre l'espérance, un crime
contre le socialisme,
un crime contre l'avenir.
Introduction : La Liberté en
sursis par Roger Garaudy 9
1. - Ce que nous voulons par
Alexandre Dubcek 25
2. - La démocratie socialiste par
Alexandre Dubcek 35
3. - Le programme d’action du
Parti communiste de Tchécoslovaquie 45
4. - L e système de gestion
économique par Ota Sik 65
5. - Pour un modèle humain de
la civilisation technicienne
par Radovan Richta 77
6. - Démocratie socialiste et
centralisme bureaucratique
par Frantisek Chamalik 101
7. - Un nouveau style de
travail par Gustav Husak 121
8. - Notre politique étrangère
par Jiri Hajek 131
9. - La culture , les
écrivains et la démocratie socialiste
par Edouard Goldstucker 137